Le mois de novembre en Europe et en Asie centrale: un tour d'horizon des principales nouvelles sur la liberté d’expression. Réalisé sur base des rapports des membres de l'IFEX.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
On y va, on va y aller… mais toujours rien
A ce jour, la dernière semaine de novembre a peut-être été la plus dramatique dans l’enquête sur le meurtre, en 2017, de la journaliste Daphne Caruana Galizia. Des arrestations, des démissions, de nouvelles allégations de corruption, des révélations apparentes de subornation de témoins et des incidents d’ingérence délibérée dans l’indépendance de la presse ont atteint un rythme effréné. Cette situation a amené le Premier ministre Joseph Muscat à annoncer qu’il démissionnerait – éventuellement – en janvier 2020.
Si @TheTimesofMalta d’aujourd’hui ne vous choque pas, je ne sais pas ce qui le fera.
Un réseau criminel a pris le contrôle de #Malte. C’est la #mafia qui tire les ficelles depuis des années.
À tout le moins, Muscat a permis qu’il en soit ainsi – pourtant, il s’accroche, nous entraînant tous dans le chaos
Première page de @TheTimesofMalta d’aujourd’hui.
Il est difficile d’imaginer une autre démocratie européenne, où un Premier ministre accusé de favoriser une culture de l’impunité, et dont les amis proches et les alliés politiques ont – à tout le moins – des liens étroits avec les personnes accusées dans une enquête pour meurtre, [qui] pourrait retarder la démission de son premier ministre comme ça. Les manifestants dans La Vallete demandent à Muscat de partir; la presse lui dit de partir; les militants lui disent la même chose; Pieter Omtzigt, le rapporteur de PACE qui a produit un rapport accablant sur l’Etat de droit à Malta, lui a demandé de démissionner « dans les meilleurs délais»; la famille Caruana Galizia, qui accuse Muscat d’avoir retardé sa démission afin de se protéger et de protéger son ami et (ancien) directeur de cabinet Keith Schembri, l’a appelé à partir également.
Le PM … est accusé d’avoir favoriser une culture d’impunité qui a conduit à l’assassinat de Caruana Galizia, parce que ses actions et inactions ont favorisé la tolérance du crime financier et de la corruption … Si le sang est de nouveau versé à la suite de la décision d’hier, ce sera sur sa conscience. https://twitter.com/TheTimesofMalta/status/1201397736731533312…
Editorial: History will not forgive Muscat http://bit.ly/34J0TTG
Il est impossible de résumer adéquatement dans un bref tour d’horizon tous les événements survenus fin novembre, mais les plus importants sont les suivantes: l’homme d’affaires Yorgen Fenech a été arrêté et accusé de complicité dans le meurtre de Caruana Galizia; l’ancien directeur de cabinet de Muscat, Keith Schembri, a démissionné et a été arrêté et interrogé par la police dans le cadre de l’enquête sur le meurtre; Fenech a des liens avec Schembri et prétend qu’il dispose d’éléments de preuve prouvant que l’ancien directeur de cabinet était impliqué dans le complot du meurtre (une lettre d’un intermédiaire gracié par Muscat, en échange de sa coopération avec l’enquête sur le meurtre, allègue la même chose); le ministre de l’Economie Chris Cardona a également démissionné, tout comme le ministre du Tourisme Konrad Mizzi (qui a depuis été réintégré). Les trois officiels du gouvernement (et Muscat) avaient fait l’objet des enquêtes et des commentaires cinglants de Caruana Galizia.
Le conflit d’intérêts de Muscat dans l’enquête est évident pour tous. Pieter Omtzigt a déclaré, dans un langage diplomatique, que le Premier ministre pourrait être « impliqué » dans l’affaire. David Kaye, Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté d’expression, et Agnes Callamard, Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les assassinats extrajudiciaires, ont appelé le Premier ministre à se retirer complètement de l’enquête sur le meurtre de Caruana Galizia en raison de ses liens avec ceux impliqués dans ce crime.
La famille Caruana Galizia a demandé que Muscat fasse l’objet d’une enquête.
Les membres de l’IFEX sont très impliqués dans l’affaire Caruana Galizia depuis son meurtre. Ils ont publié de nombreuses déclarations conjointes sur les récents développements de l’affaire, appelant Malte à ne pas restreindre le droit de regard de la presse sur l’enquête, mettant en garde le Premier ministre contre des interférences politiques dans cette affaire et rappelant aux autorités d’accorder la priorité absolue à l’arrestation de ceux qui ont commandité le meurtre.
Les révélations de novembre ont choqué les législateurs européens et, compte tenu de la gravité de ces événements, le Parlement de l’UE a envoyé une mission à Malte début décembre. Après avoir rencontré le Premier ministre Muscat, l’eurodéputée Sophie In’t Veld a déclaré qu’elle n’avait pas été rassurée par ce qu’elle avait entendu et que la décision de Muscat de « rester plus longtemps que nécessaire [à son poste] était une autre erreur de jugement ».
Des yeux noirs, des côtes brisées et la désinformation des élections au Royaume-Uni
Il est de notoriété publique dans tous les camps politiques que le Premier ministre britannique, chef des Conservateurs, Boris Johnson, est exceptionnellement malhonnête dans les sphères privées et publiques; il a également des antécédents bien documentés de propos racistes, islamophobes, sexistes et homophobes.
Tout ceci est certes mauvais. Cependant, pour les défenseurs de la liberté d’expression, deux détails dans les antécédents de Johnson sont particulièrement inquiétants.
Le premier d’entre eux date de1990. Alors qu’il travaillait comme journaliste, Johnson avait comploté avec un criminel condamné, Darius Guppy, pour attaquer physiquement un autre journaliste (un enregistrement de l’appel téléphonique au cours duquel le plan a été élaboré. Dans cet enregistrement, qui est disponible sur YouTube, Guppy déclarait que le journaliste recevra « quelques yeux noirs » et « une côte brisée ».
Le second détail est que Johnson, alors qu’il était journaliste, était connu pour sa propension à la désinformation et avait même été revoqué pour avoir fabriqué des récits. L’ancien commissaire européen aux Affaires extérieures, Chris Patten, a décrit Johnson comme « l’un des plus gros prototype du faux journalisme». Patten est également un ancien ministre du gouvernement conservateur.
Il n’est donc pas surprenant que les tactiques de campagne du Parti conservateur à l’approche des élections générales du 12 décembre au Royaume-Uni aient été à la fois dégoutant et malhonnête, et qu’elles aient provoqué des inquiétudes quant aux approches douteuses (parfois) des autres partis en rapport avec des faits bien à l’ombre.
Les tactiques de désinformation du Parti conservateur comprennent: renommer son compte Twitter « factcheckUK » pour la durée d’un débat de chefs des partis et ainsi l’utiliser pour diffuser des informations partisane présentées comme émanant des vérifications indépendantes; mettre en place un faux site Web pour ceux qui souhaitent lire le manifeste du Parti travailliste (et remplacer le manifeste par des mensonges sur les politiques des Travaillistes), puis payer Google pour s’assurer qu’il apparaisse en tête des recherches sur Internet; monter des vidéos des députés du Parti travailliste avec du contenu tronqué; monter des vidéos des journalistes de BBC afin qu’ils apparaissent faussement comme ayant endossé les politiques des conservateurs afin d’induire en erreur. Cette liste de tactiques de désinformation est loin d’être exhaustive.
Nous sommes avertis des pubs Facebook du Parti conservateur utilisant du contenu BBC tronqué. Il s’agit d’une utilisation totalement inacceptable du contenu de BBC qui fausse notre production et qui pourrait nuire à la perception de notre impartialité. Nous demandons aux conservateurs de retirer ces pubs.
Le Parti conservateur a également tenté d’interférer dans les médias indépendants pendant les élections.
Bien que les autres grands partis ne soient pas allés trop loin, les libéraux-démocrates ont été critiqués pour, entre autres, une utilisation délibérément trompeuse des graphiques et des tableaux.
Le Parti travailliste, qui entretient des relations difficiles avec de nombreux médias nationaux, n’a pas suivi la stratégie de désinformation; cependant, une petite minorité, mais très virulente, de ses partisans a la vilaine réputation de vociférer et d’intimider les journalistes qui posent des questions délicates au leader, Jeremy Corbyn.
Focus sur le genre
Avant la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes (le 25 novembre), Bianet, membre de l’IFEX, nous a rappelé pourquoi il est si important de garder les projecteurs braqués sur la violence misogyne. Il a indiqué que, de janvier à novembre, des hommes en Turquie avaient tué au moins 302 femmes; 64% des victimes l’ont été du fait de leurs partenaires ou ex-partenaires. Veuillez consulter le Rapport de Bianet pour des statistiques plus choquantes.
Le 23 novembre, quelques jours avant que le gouvernement n’annonce de nouvelles mesures pour lutter contre la violence domestique en France, des militants ont organisé de grands rassemblements à travers tout le pays contre le féminicide (la France a l’un des taux de meurtres liés à la violence domestique les plus élevés d’Europe occidentale). Les mesures, lorsqu’elles ont été annoncées, comprenaient la saisie d’armes à feu des conjoints violents, une meilleure formation de la police, la création de 1 000 nouvelles places dans des abris pour les victimes, la levée des règles régissant la confidentialité du médecin-patient afin que les professionnels de la santé puissent signaler les cas suspects d’abus et une nouvelle clause couvrant le harcèlement et le « contrôle psychologique » qui sera inscrite dans le code pénal français. Des militantes des droits des femmes ont critiqué ces mesures, affirmant que le financement alloué pour régler correctement ce problème était insuffisant et que bon nombre des mesures annoncées n’étaient pas réellement « nouvelles ».
Le 28 novembre, le Parlement européen a adopté à une large majorité une résolution ayant trait à la Convention d’Istanbul sur la violence à l’égard des femmes, appelant à la conclusion urgente de la ratification de la Convention par l’UE et exhortant les sept États membres qui l’ont signée mais pas encore ratifiée – Bulgarie, Tchéquie, Hongrie, Lituanie, Lettonie, Slovaquie et Royaume-Uni – de le faire sans délai.
La soi-disant loi russe sur la « propagande gay » a été utilisée pour ouvrir un dossier administratif contre une chaine YouTube après qu’elle ait diffusé une émission dans laquelle un jeune homme gay russe a répondu aux questions des enfants sur sa vie (l’interview ne comprenait aucune allusion sur le sexe). Plus tard, l’agence d’investigations de Moscou a également ouvert une enquête criminelle alléguant que l’émission équivalait à une agression sexuelle sur des enfants. Le jeune homme qui a participé à l’émission, Maxim Pankratov, recoit des menaces de mort et le producteur de l’émission a fui la Russie par crainte de poursuites. BBC a produit une courte vidéo très émouvante sur cette histoire, y compris des entretiens avec Pankratov, le producteur et l’un des enfants qui ont participé à l’émission.
En bref
Fin novembre, les législateurs russes ont approuvé un projet de loi accordant aux autorités le pouvoir de qualifier chaque journaliste individuellement d’« agent étranger » s’il travaille avec des organisations étiquetées comme « agents étrangers ». Il faudra que ces journalistes s’enregistre au ministère de la Justice et leur travail sera marqué d’un label « agent étranger ». Début décembre, le projet de loi a été promulgué par le président Vladimir Poutine.
Il y a eu de bonnes nouvelle venant de Turquie en novembre, avec l’acquittement de l’universitaire Fikret Başkaya (condamné à 7,5 ans de prison pour « propagande terroriste »). Des membres de l’IFEX demandaient publiquement l’abandon des charges. La bonne nouvelle, c’était aussi la libération des écrivains Ahmet Altan et Nazlı Ilıcak (après trois ans de détention provisoire pour des accusations en rapport avec le terrorisme). L’acquittement de Ahmet Altan a été; cependant, suivi rapidement d’une mauvaise nouvelle lorsque ce dernier a été arrêté de nouveau. Les membres de l’IFEX ont décrit cette nouvelle arrestation comme une forme de « harcèlement judiciaire ».
Consterné par la décision d’une nouvelle arrestation de #AhmetAltan en #Turquie, une semaine après sa libération. Il s’agit d’un terrible revers et ne peut qu’aggraver la crise de la liberté des médias dans le pays. J’appelle à l’annulation de la décision. Voir la déclaration complète ici:
Pour une analyse du rôle joué par un système judiciaire « non à la hauteur de sa tâche » dans la répression de la Turquie contre la liberté d’expression, consultez un nouveau rapport (des membres de l’IFEX et d’autres): « Turkey’s Journalists in the Dock: The Judicial Silencing of the Fourth Estate »( Les journalistes turcs dans le collimateur: le quatrième pouvoir réduit au silence par [le pouvoir] judiciaire»).
Les membres de l’IFEX ont écrit une lettre ouverte aux autorités du Kazakhstan, demandant la libération du journaliste Amangeldy Batyrbekov et un réexamen des lois pénales sur la diffamation en vertu desquelles il a été condamné en septembre. Les accusations portées contre Batyrbekov étaient fondées sur une plainte déposée par un responsable du ministère de l’Éducation local concernant des insultes présumées publiées sur la page Facebook de Batyrbekov. Le journaliste a été reconnu coupable d’injures criminelles et de diffamation, et il a été condamné à deux ans et trois mois de prison. Son appel est en cours.
Dans le sud de l’Italie, le journaliste Mario De Michele a survécu a une tentative apparente d’assassinat lorsque des hommes armés non identifiés ont ouvert le feu sur sa voiture, touchant le véhicule de six balles. De Michele, qui n’a pas été blessé lors de l’attaque, a précédemment fait des reportages sur le crime organisé. Il pense que l’attaque était un message de l’organisation criminelle la Camorra pour qu’il cesse ses reportages.