N’ayant ni les moyens financiers ni les capacités techniques de remettre en place un système de filtrage, l’Agence tunisienne d’Internet n’a pas appliqué le jugement prononcé en en août 2011 et a décidé de se pourvoir en cassation.
(RSF/IFEX) – Le 6 février 2012 – La révolution a marqué l’arrêt du filtrage de l’Internet et du contrôle des contenus web. Cependant, d’anciennes habitudes semblent refaire surface. Reporters sans frontières met en garde les autorités tunisiennes contre toute décision de justice qui restaurerait les pratiques de filtrage.
La décision du tribunal de première instance d’interdire l’accès aux sites pornographiques, confirmée par la cour d’appel de Tunis, en août 2011, relance le débat sur la censure. N’ayant pas les moyens financiers et les capacités techniques de remettre en place un système de filtrage, l’Agence tunisienne d’Internet (ATI) n’a pas appliqué le jugement et a décidé de se pourvoir en cassation. La décision de reprise ou non du filtrage devrait être rendue par la haute juridiction dans les prochains jours.
Si le jugement est confirmé, l’ATI se verrait contrainte de censurer tout contenu jugé contraire à la loi suite au dépôt d’une plainte, se faisant le relais des autorités dans la censure de la Toile, alors même qu’elle est censée être indépendante.
“Il est légitime de vouloir protéger ses enfants des contenus web à caractère pornographique. Mais tel n’est pas le rôle et encore moins la vocation de l’ATI. Nous sommes au contraire favorables à la promotion d’outils de contrôle parentaux par les fournisseurs d’accès. Sans quoi, cela sonne le retour de la censure de la Toile, avec l’ATI dans le rôle du censeur, en totale inadéquation avec son caractère indépendant sur le papier”, a déclaré Reporters sans frontières, avant d’ajouter : “Nous craignons que, si la justice avalise le retour du filtrage, aujourd’hui des sites pornographiques, ce dernier puisse ensuite être étendu à d’autres types de contenus.”
Les risques
Reporters sans frontières souhaite rappeler que le jugement prononcé par la cour de cassation risque d’être lourd de conséquences. En effet, le filtrage comporte des risques :
SUR LE PLAN TECHNIQUE
Outre les conséquences évidentes que le filtrage peut avoir sur la fluidité de la connexion Internet, le mode de filtrage des contenus, quel qu’il soit, entraîne des risques réels de “sur-blocage”. Les défaillances des outils de filtrage peuvent rendre inaccessibles des sites d’information initialement non visés. Des articles liés à la santé pourraient être touchés par un système de filtrage automatisé. De plus, la censure n’a jamais dissuadé les Tunisiens qui connaissent parfaitement les techniques de contournement de la censure.
SUR LE PLAN JURIDIQUE
Sur le plan procédural, il est inquiétant de constater que les juges, en première et seconde instance, ont décidé de transférer leur pouvoir judiciaire à l’ATI. Il est demandé à l’Agence de s’ériger en policier du Net et de censurer en amont les contenus. Ce rôle d’équilibre entre les contenus publiés et les droits des tiers appartient au pouvoir judiciaire, et ne peut être délégué de façon générale à une société quand bien même l’Etat en est actionnaire, et encore moins lorsque son rôle est purement technique.
Si la régulation du Web est fondamentale, elle doit être mise en place conformément aux standards internationaux et dans le souci du respect de la liberté d’expression en ligne.
Reporters sans frontières n’est pas opposée à toute forme de régulation concernant Internet. Elle doit cependant être mise en place conformément aux standards internationaux et dans le souci du respect de la liberté d’expression en ligne. Et il est essentiel de prendre des mesures garantissant la neutralité du Net, la protection des données personnelles des internautes et l’accès à Internet comme droit fondamental.
SUR LE PLAN FINANCIER
Le coût financier élevé induit par une remise en marche des outils de filtrage ne doit pas être négligé. Ceci risque de conduire l’ATI à solliciter la subvention de deux millions de dinars (soit l’équivalent d’un million d’euros) qui lui était attribuée par l’ancien régime pour les besoins de la censure et à laquelle elle avait renoncé au lendemain de la révolution. L’agence perdrait alors à nouveau son indépendance vis à vis du gouvernement.
En outre, la hausse du prix des abonnements sera une conséquence directe de la reprise du filtrage. Le prix du matériel de filtrage se répercutera mécaniquement sur la facture des fournisseurs de service internet qui se verront eux-mêmes dans l’obligation d’augmenter leur tarif.
Conscients de tous ces risques, certains membres de l’Assemblée constituante, le président de l’Assemblée nationale constituante et la président de la République Tunisienne se sont publiquement opposés à la reprise du filtrage de l’Internet en Tunisie.
Le rapport de Frank La Rue, rapporteur spécial des Nations unies pour la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, recommande “des restrictions aussi limitées que possible sur la circulation de l’information via Internet, sauf dans des circonstances précises, exceptionnelles et limitées, en accord avec les standards internationaux”. Il a également insisté sur le fait que “le droit à la liberté d’expression devrait être la norme et les limitations des exceptions. Et non l’inverse”. Au lieu de recourir aux mêmes méthodes de censure que l’ancien régime, Reporters sans frontières demande aux autorités tunisiennes d’envoyer un signal fort à ses concitoyens en inscrivant l’accès à Internet comme un droit fondamental dans la nouvelle Constitution, en procédant à la libéralisation du marché du Net et en écartant définitivement la censure.