Décembre 2021 en Europe et en Asie centrale. Une tour d’horizon de la liberté d'expression réalisé, sur la base des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région, par la Cathal Sheerin, rédacteur régional de l'IFEX.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
La fin de l’année 2021 a connu des agressions inquiétantes contre la société civile en Russie, en Azerbaïdjan et en Biélorussie, ainsi qu’une atteinte aux droits fondamentaux au Royaume-Uni. Mais elle a également vu une condamnation saluée dans le cas d’un journaliste belge qui avait subi neuf ans de harcèlement misogyne en ligne, et un veto présidentiel contre le projet de loi dit « Lex-TVN » en Pologne.
Russie : démanteler la société civile
En Russie, les derniers jours de 2021 ont vu des tribunaux ordonner la dissolution de deux des groupes de défense des droits les plus importants et les plus prestigieux du pays. Il s’agit de International Memorial, qui travaille à la commémoration des victimes de la répression soviétique et de sa consœur Human Rights Center Memorial, qui documente les violations des droits. Les deux organisations auraient violé la loi russe sur les « agents étrangers ». Ces décisions ont été accueillies avec indignation à l’international et la Cour européenne des droits de l’homme a ordonné à la Russie de suspendre la fermeture définitive des deux groupes.
[ Traduction : La dissolution des ONG Memorial est un coup dur pour la protection des #droitshumains en #Russia. Lire ma déclaration ici]
Les ordonnances de dissolution sont une nouvelle attaque contre la société civile en Russie, qui a connu, l’année dernière, une forte augmentation des désignations d’ « agents étrangers » (111 personnes morales et individus sont actuellement sur la liste), ainsi qu’un doublement de la censure sur Internet. L’une des victimes notables de ces deux tendances est l’ONG d’aide juridique OVD-Info, qui est partiellement financée par Human Rights Center Memorial, et qui a été désignée comme « agent étranger » en septembre 2021. Le 25 décembre, le régulateur russe de l’Internet et des médias a bloqué le site Internet de l’organisation, prétendument parce qu’elle diffusait de la « propagande extrémiste et terroriste ».
La détermination croissante des autorités à restreindre la liberté d’Internet a connu une autre évolution inquiétante en décembre, lorsqu’un allié de Poutine a acquis VK, le réseau social le plus populaire du pays. Les autorités avaient fait pression sur les anciens propriétaires de la plateforme pour accéder aux données des utilisateurs (en particulier, pour obtenir des informations sur les Ukrainiens qui avaient soutenu le renversement du président ukrainien Ianoukovitch en 2014), et ce dernier développement, écrit Polina Sadovskaya de PEN America, risque de « mettre les données de centaines de millions de Russes directement entre les mains du gouvernement ».
Azerbaïdjan : les autorités décident qui est journaliste
Le 30 décembre, le parlement azerbaïdjanais a adopté une nouvelle loi sur les médias qui restreint considérablement la liberté des médias et donne effectivement au gouvernement le pouvoir de décider qui est journaliste.
En vertu de cette loi, l’État créera un registre des journalistes, qui devront répondre à des critères encore non spécifiés pour être reconnus en tant que journalistes. Les autorités auront ainsi accès à leurs adresses et aux détails de leurs comptes bancaires et contrats de travail.
Les entreprises de médias devront également être enregistrées en Azerbaïdjan pour y travailler, ce qui signifie que les correspondants travaillant pour des médias en exil (comme la télévision indépendante Meydan TV) enfreindront la loi s’ils font des reportages depuis l’intérieur du pays.
Bien plus, la nouvelle loi interdit aux journalistes de diffuser des informations qui ne proviennent pas d’une source officielle et exige que leurs reportages soient « objectifs ».
Pologne : veto au projet de loi « Lex-TVN »
Fin décembre, une bonne nouvelle a été enregistrée lorsque le président de la Pologne, Andrzej Duda, a annoncé qu’il opposerait son veto à l’amendement dit « Lex-TVN », adopté par la chambre basse du parlement plus tôt dans le mois. Bien que la législation ait été présentée comme une tentative de protéger les médias polonais contre les prises de contrôle étrangères, IFEX et d’autres – en appelant Duda à user de son droit de veto – ont fait valoir qu’il s’agissait en fait d’une attaque directe contre l’indépendance de la chaîne américaine TVN, et une « menace fondamentale pour la liberté des médias ». Plusieurs milliers de personnes avaient rejoint des rassemblements à travers la Pologne pour protester contre cet amendement.
Le mois de décembre a également vécu des révélations selon lesquelles trois personnalités de l’opposition polonaise, dont le sénateur Krzysztof Brejza, avaient été victimes de piratage téléphoniques à l’aide du logiciel espion Pegasus au cours des dernières semaines des élections législatives de 2019. Pendant la campagne électorale, la télévision d’État a diffusé des SMS falsifiés volés sur le téléphone de Brejza dans le cadre d’une campagne de diffamation.
Biélorussie : Raids et lourdes peines
Selon la Belarusian Association of Journalists (BAJ), 2021 a vu 113 journalistes arrêtés en Biélorussie, dont 32 étaient toujours détenus à la fin de l’année.
Décembre a été un mois de lourdes peines qui a vu des blogueurs indépendants et des membres de l’opposition politique condamnés à des peines de prison extrêmement longues pour des accusations très douteuses. Parmi les personnes condamnées, il y avait Siarhei Tsikhanouski, un blogueur vidéo populaire et mari de la cheffe de l’opposition en exil Sviatlana Tsikhanouskaya. Il a écopé d’une peine de 18 ans. Les blogueurs Eduard Palchys and Ihar Losik, tous deux déjà détenus depuis plus d’un an, ont été condamnés respectivement à 13 et 15 ans de prison.
[ Traduction : Le blogueur biélorusse Eduard Palchys a été condamné aujourd’hui à 13 ans de prison. C’était un procès à huis clos, donc personne n’a pu voir comment le régime réprime une personne innocente. La fille d’Eduard est née alors qu’il était déjà derrière les barreaux. Nous n’arrêterons pas tant que tous les prisonniers politiques ne seront pas libérés. ]
Le mois a commencé par une nouvelle vague de raids ciblant des militants des droits de l’homme et des journalistes. À la mi-décembre, le service biélorusse de Radio Free Europe/Radio Liberty (RFE/RL) a été ajouté à la liste croissante des organisations « extrémistes » du gouvernement, ce qui signifie que les Biélorusses qui s’abonnent au service risquent jusqu’à six ans de prison. Peu de temps après l’annonce du nouveau statut de RFE/RL, l’un de ses correspondants, Aleh Hruzdzilovich, a été arrêté par des hommes cagoulés qui ont fait irruption chez lui à Minsk.
Les membres de l’IFEX et d’autres groupes de défense des droits ont récolté le fruit de leur travail en décembre dernier lorsque le Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire a reconnu l’ancien blogueur biélorusse Raman Pratasevich de NEXTA comme prisonnier arbitraire et a appelé la communauté internationale à faire pression sur la Biélorussie pour sa libération. Pratasevich est actuellement assigné à résidence dans un lieu inconnu et risque jusqu’à 15 ans de prison pour « organisation d’émeutes de masse ». Il a été révélé en décembre que sa petite amie, Sofia Sapega, avec qui Pratasevich avait été arrêté en mai 2021après que la Biélorussie ait forcé son vol Ryanair à se dérouter vers Minsk, encourt six ans de prison pour « incitation à la haine sociale, atteinte à la sécurité de l’information, mauvaise gestion de données privées », ainsi que pour avoir menacé les forces de l’ordre.
Pour en savoir plus sur l’état de la liberté des médias en Biélorussie à la fin de 2021, veuillez consulter le récent aperçu de BAJ.
[ Translation: Figures of the year]
Une atteinte aux droits fondamentaux au Royaume-Uni
Lors de la Journée des droits de l’homme (le 10 décembre), la Haute Cour du Royaume-Uni a décidé que le fondateur de Wikileaks, Julian Assange, pouvait être extradé vers les États-Unis, où il encourt jusqu’à 175 ans de prison pour avoir publié des informations dans l’intérêt public. La décision, qui a annulé une décision précédente de ne pas autoriser l’extradition d’Assange en raison de sa mauvaise santé mentale, a été durement critiquée par Reporters sans frontières et l’International Press Institute qui continuent d’appeler à la libération de l’éditeur. Les avocats d’Assange feront appel.
[ Traduction : Julian Assange fait face à des poursuites aux États-Unis en vertu de la loi sur l’espionnage, contrairement aux criminels de guerre signalés par WikiLeaks. La décision d’aujourd’hui crée un dangereux précédent pour la liberté de la presse, selon @rebecca_vincent de Reporters sans frontières ]
Le gouvernement conservateur populiste du Royaume-Uni propose actuellement un projet de loi qui menace les droits fondamentaux – y compris les droits à la liberté d’expression et de réunion – et qui a été décrit comme « « une attaque contre la démocratie » :
- Le draconien Policing Bill réduirait radicalement le droit de manifester ; il comprend des ordonnances d’interdiction de manifester avec des définitions fourre-tout qui laisseraient de nombreux manifestants exposés à des poursuites. Il comprend également un élargissement des pouvoirs d’interpellation et de fouille de la police et érige en infraction le « verrouillage » (par lequel les manifestants s’enchaînent ou se collent à leur lieu de manifestation). Les contrevenants pourraient encourir jusqu’à 51 semaines de prison.
- Le projet de loi dit Nationalities and Borders Bill (Loi sur les nationalités et les frontières) permettrait au gouvernement de retirer la citoyenneté britannique d’une personne sans préavis si une telle décision était considérée comme étant dans « l’intérêt national », ou dans l’intérêt de la sécurité nationale, et si le gouvernement estime que la personne en question est éligible à la nationalité étrangère. De tels pouvoirs sont susceptibles d’affecter de manière disproportionnée les groupes ethniques minoritaires, et en particulier les musulmans. La législation criminalise également les demandeurs d’asile sans papiers et pénaliserait les réfugiés ayant droit à l’asile qui arrivent au Royaume-Uni sans autorisation préalable.
- Le démantèlement de la loi britannique sur les droits humains. En décembre, le secrétaire d’État à la Justice, Dominic Raab, a lancé une consultation sur une nouvelle déclaration des droits. Les propositions du gouvernement – qui, selon M. Raab, vont à l’encontre « des idées ‘woke’ et du politiquement correct » – introduiront, entre autres, une étape d’autorisation pour « contrer les allégations fallacieuses à propos des droits humains ». Elles permettront aux juges de passer outre les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, et d’accélérer l’expulsion des criminels étrangers.
Turquie : le Conseil de l’Europe exige la libération d’Osman Kavala et de Selahattin Demirtaş
Début décembre, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a engagé une procédure d’infraction contre la Turquie pour son non-respect persistant d’une décision de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ordonnant la libération d’Osman Kavala. Ce leader de la société civile est maintenu en détention provisoire pour de fausses accusations depuis 2017. Le Comité a également appelé la Turquie à libérer le politicien kurde emprisonné Selahattin Demirtaş conformément à une autre décision de la Cour européenne des droits de l’homme. Confondant probablement le Conseil de l’Europe avec l’Union européenne, le Président Erdoğan a déclaré qu’il ne reconnaissait pas « les décisions prises par l’Union européenne concernant Kavala [ou] Demirtaş ».
Les procès et la persécution des journalistes en Turquie se poursuivent sans relâche, même s’il y a quelques petites parenthèses de justice. À la mi-décembre, la CEDH a statué que les autorités turques avaient arrêté arbitrairement la journaliste Nazlı Ilıcak et violé son droit à la liberté d’expression lorsqu’elles l’ont emprisonnée pour des accusations sans fondement liées au coup d’État en 2016. La Cour a ordonné à la Turquie de verser à Nazlı Ilıcak 16 000 euros en compensation pour son emprisonnement (qui a duré jusqu’en 2019).
Il a été rapporté en décembre que le Conseil suprême de la radio et de la télévision (RTÜK) avait infligé un total de 71 amendes à des chaines de télévision critiques à l’égard du gouvernement en 2021. Le montant total des amendes infligées s’est élevé à 1,5 million d’euros. Aucune sanction financière n’a été infligée aux chaînes pro-gouvernementales.
Il a également été révélé en décembre que la Turquie avait gelé les avoirs de 770 personnes soupçonnées d’avoir des liens avec des terroristes, dont des universitaires, des militants et plusieurs journalistes vivant en exil.
[ Traduction : Selon une décision arbitraire du régime turc publiée au Journal Officiel, les avoirs de 770 personnes en TR ont été gelés. Mon nom est aussi sur la liste. La Turquie agit comme la mafia. Le seul « crime » (!) commis est ma voix critique et le fait d’être un dissident. ]
En bref
Le 21 décembre, un tribunal belge a condamné un homme à dix mois de prison (avec sursis probatoire après une formation sur la violence à l’égard des femmes), en guise de sanction pour les plus de neuf années qu’il a passées a soumettre la journaliste Myriam Leroy à des abus misogynes et antisémites en ligne. Il devra également lui verser 3.000 euros d’indemnités.
En Macédoine du Nord, en décembre, un tribunal a condamné un homme à une peine de prison avec sursis pour avoir posté un discours de haine et des menaces contre des journalistes sur la page Facebook de l’Association des journalistes de Macédoine. C’est une évolution importante car les autorités ont l’habitude d’ignorer les messages de menace et les discours de haine dirigés contre la presse ou de traiter les auteurs avec indulgence. Les journalistes et les ONG sont fréquemment la cible de harcèlement en ligne et de menaces, en grande partie à l’instigation des partis politiques. Les employés de Metamorphosis sont actuellement soumis à une campagne de harcèlement en ligne et de menaces de mort, qui a commencé après que cette organisation – qui lutte contre la désinformation – a été faussement accusée d’avoir supprimé le contenu d’autres personnes de Facebook en Macédoine du Nord.
En Géorgie, les autorités n’ont pas divulgué les résultats de l’autopsie après la mort du caméraman de télévision Aleksandre « Lekso » Lashkarava, retrouvé mort à son domicile en juillet 2021. Lashkarava est décédé peu de temps après avoir subi de graves blessures infligées par des voyous d’extrême droite lors d’un rassemblement anti LGBTQI+ qu’il couvrait, le 5 juillet 2021. Les autorités, qui avaient initialement affirmé que le caméraman était mort d’une overdose, ont été critiquées par les défenseurs de la liberté de la presse pour ne pas avoir suffisamment protégé les plus de 50 journalistes agressés lors du rassemblement. La Fédération européenne des journalistes classe Lashkarava parmi les six journalistes tués en Europe en 2021.