Un tour d’horizon des principales informations sur la libre expression en Europe et en Asie centrale, basé sur les rapports des membres de l'IFEX.
« Un fâcheux précédent »
En Turquie, les procès, les arrestations et les condamnations de journalistes et de défenseurs des droits humains se sont poursuivis. Un bon résumé régulier de ceux-ci peut être trouvé à Plate-forme pour le journalisme indépendant. Entretemps, voici un aperçu de certaines des histoires hors du commun de ce mois-ci [février].
Le 15 février 2018, un tribunal a condamné les journalistes Mehmet Altan (65 ans), son frère Ahmet Altan (67 ans) et Nazli Illicak (73 ans) pour « implication dans la tentative [raté] de coup d’Etat de 2016 ». Ils ont été condamnés à la prison à vie. C’est la première fois que des journalistes en Turquie ont été condamnés pour des accusations liées au coup d’État. La décision de la cour a été vigoureusement condamnée par les groupes de défense des droits et les membres de l’IFEX. Reporters sans frontières, ARTICLE 19 et PEN International (qui ont tous observé le procès) ont rapporté « de graves violations des droits des accusés à un procès équitable ». Jennifer Clement, présidente internationale de PEN International, a prévenu que la décision constitue un « fâcheux précédent » pour d’autres journalistes jugés pour des accusations ostensiblement liés au coup d’Etat. L’Institut international de la presse, Human Rights Watch, la Plate-forme pour le journalisme indépendant, la Fédération internationale des journalistes, Index on Censorship et le Comité de protection des journalistes ont tous publié des déclarations condamnant le verdict. Harlem Désir, représentant de l’OSCE pour la liberté des médias, et David Kaye, Rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à la liberté d’opinion et d’expression, ont publié une déclaration conjointe dénonçant le manque de preuves substantielles contre les journalistes, l’absence d’un procès équitable et « l’ampleur des peines » prononcées. Ils ont appelé la Turquie à annuler la décision et à libérer les journalistes. Un bon résumé de toutes les réactions au verdict du procès peut être trouvé sur le site Web de Global Voices.
Sur le chapitre des autres mauvaises nouvelles, un projet de loi qui donnerait de nouveaux pouvoirs de censure au régulateur public est en cours d’examen par les législateurs. Le projet de loi doit encore être soumis au vote au parlement, mais, s’il est adopté, il permettra au régulateur public de demander une ordonnance pour bloquer, supprimer ou censurer du contenu réputé inacceptable de tout site Web dans les 24 heures; le site aurait alors à contester la décision.
La répression déclenchée par la critique en ligne de l’opération militaire de la Turquie à Afrin se poursuit. Jusqu’à présent, 573 personnes ont été arrêtées pour avoir fait des commentaires critiques sur les médias sociaux au sujet de cette offensive.
Toutefois, il y a eu deux bonnes nouvelles. La première était la libération de Deniz Yücel, un journaliste turco-allemand qui avait passé une année en prison en Turquie (sans aucune charge contre lui)…
#MORE Journalist Deniz Yücel reunites with his wife after being released from jailhttps://t.co/Y3X9Tc7YyE pic.twitter.com/Y15pxMWuZZ
— Hürriyet Daily News (@HDNER) February 16, 2018
#MORE Le journaliste Deniz Yücel retrouve sa femme après avoir été libéré de prison
Et la deuxième bonne nouvelle était l’annonce qu’Erol Önderoğlu, membre de l’IFEX, avait reçu le Prix Roosevelt Four Freedoms pour la liberté de parole et d’expression. Erol a reçu le prix en reconnaissance de son « dévouement infatigable et persistant à défendre la liberté de parole et d’expression ».
Warm congratulations to our dear #Turkey representative @ErolOnderoglu, recipient of the 2018 Roosevelt @Four_Freedoms Award for Freedom of Speech and Expression! Well-deserved recognition of his lifetime commitment despite growing repression. https://t.co/08PffPIbns #FFA2018 pic.twitter.com/Emq1oLpeZ9
— RSF_EECA (@RSF_EECA) February 6, 2018
Félicitations chaleureuses à notre chère représentant en #Turquie @ErolOnderoglu, lauréat du Prix 2018 Roosevelt @Four_Freedoms de la liberté de parole et d’expression! Reconnaissance bien méritée de son engagement à vie malgré une répression croissante
Instagram et la demande du censeur russe
Le premier tour de l’élection présidentielle en Russie aura lieu le 18 mars et, – comme d’habitude pendant la période conduisant aux élections dans ce pays – des tentatives sont faites pour faire taire l’opposition. Il a été rapporté ce mois-ci [février] qu’Instagram avait accepté la demande du censeur russe de bloquer tout post en russe relatif à des allégations de corruption faites par l’éminent leader de l’opposition Alexeï Navalny. Ce dernier est un militant anti-corruption de longue date qui s’est vu interdire de poser sa candidature à l’élection. Il a été arrêté le mois dernier et son bureau a été envahi.
Le 9 février, Igor Rudnikov, rédacteur en chef du journal indépendant Novye Kolesa – qui est toujours derrière les barreaux – a totalisé 100 jours de détention. Rudnikov a été arrêté en novembre 2017 sur base des accusations fallacieuses extorquées. Reporters sans frontières a exigé sa libération immédiate.
Les membres du Parlement européen ont appelé à la libération d’Oyub Titiev, directeur du Memorial centre des droits humains dans la République tchétchène. Titiev a été arrêté le 9 janvier 2018 et accusé de possession de drogue illégale (une tactique commune utilisée contre les activistes et les journalistes dans la région). L’arrestation de Titiev semble faire partie d’une campagne d’intimidation orchestrée contre Memorial.
Le 15 février, il y a eu une très bonne nouvelle lorsque la Cour suprême russe a libéré le journaliste ouzbek LGBTQI + Ali Feruz, lui permettant ainsi de partir pour l’Allemagne. Feruz avait été détenu pendant six mois au motif d’avoir travaillé illégalement et avait risqué d’être renvoyé vers l’Ouzbékistan, d’où il avait fui pour demander l’asile. Feruz a déclaré qu’il avait été torturé par les services de sécurité ouzbeks et qu’il craignait d’être à nouveau pris pour cible s’il y retournait.
At last!! #AliFeruz has left #Russia‘s territory, is on the plane to #Germany. #Uzbekistan https://t.co/zPQH4U7pyv
— RSF_EECA (@RSF_EECA) February 15, 2018
Enfin!! #AliFeruz a quitté le territoire de la #Russie, il est dans l’avion pour #Allemagne
Cibler Soros, les immigrés et les ONG
En Hongrie, ce mois-ci, le gouvernement a soumis trois projets de loi au Parlement qui imposeraient un fardeau administratif punitif à la société civile (en particulier les ONG travaillant sur des questions liées à l’immigration). Ce projet de législation a été critiqué comme étant une intensification des attaques de la Hongrie contre les groupes de défense des droits opérant à l’intérieur de ses frontières. Collectivement, les projets de loi sont notoirement connues comme les lois « Stop Soros ». L’Union hongroise des libertés civiles et le Comité Helsinki hongrois ont fourni une analyse de la manière dont le gouvernement exploite la loi pour restreindre les activités des organisations de défense des droits. Les membres de l’IFEX ont signé une déclaration publique de solidarité avec la société civile hongroise; le gouvernement allemand et le commissaire aux droits humains du Conseil de l’Europe ont exprimé publiquement leurs préoccupations à propos du fait que la Hongrie pénalise délibérément les groupes de défense des droits.
I’m seriously concerned at the proposed “#StopSoros” legislative package that would introduce further restrictions to the work of NGOs in #Hungary and call on the authorities to refrain from penalising & stigmatising NGOs
Read my statement ⬇️https://t.co/QQi0kQdOne
— Nils Muiznieks (@CommissionerHR) February 15, 2018
Je suis sérieusement préoccupé par le projet « #StopSoros » paquet législatif qui introduirait d’autres restrictions supplémentaires au travail des ONG en #Hongrie et appelle les autorités à s’abstenir de pénaliser & de stigmatiser les ONG
Suivre ma déclaration [en anglais] à https://www.coe.int/en/web/commissioner/-/commissioner-concerned-about-proposed-additional-restrictions-to-the-work-of-ngos-in-hungary …
Gros plan sur le genre
Ce mois, les tribunaux en Turquie ont soutenu la décision du gouverneur d’Ankara d’interdire les événements des LGBTQI+ dans la région. Les groupes turcs LGBTQI+ ont fait appel de la décision sans succès. Le gouverneur a instauré l’interdiction en novembre 2017 pour des raisons de « moralité publique ».
En Ukraine, il y avait des rapports extrêmement troublants selon lesquels des femmes journalistes étaient soumises à des fouilles particulièrement indécentes avant d’être autorisées à assister au procès du président déchu Yanukovych; certaines journalistes ont rapporté avoir été déshabillées jusqu’au niveau de la taille par des policières. Plusieurs journalistes se sont plaints que les journalistes hommes n’avaient pas subi le même traitement. La police a déclaré qu’ils recherchaient des membres du groupe de militantes féministes, Femen, qui organise souvent des protestations avec les seins nus.
La loi sur (la négation de) l’Holocauste
Février a connu une autre attaque inquiétante sur la liberté d’expression en Pologne, cette fois sous la forme d’une nouvelle loi bizarre qui menace de prison quiconque suggère que la Pologne a joué un rôle dans l’Holocauste. Il prévoit des peines pouvant aller jusqu’à trois ans de prison. Cette loi (connue notoirement sous le nom de Loi sur l’Holocauste) représente une menace très sérieuse non seulement pour les journalistes, mais aussi pour les éducateurs et les débats historiques. ARTICLE 19 a fait part de ses préoccupations à la Plateforme pour la sécurité des journalistes du Conseil de l’Europe avant que la loi ne soit promulguée par le président polonais. Plus tard dans le mois, un journaliste de la radio publique polonaise a démissionné en guise de protestation après avoir été contraint de ne pas parler des préparations d’un parti de l’opposition en vue de modifier cette loi.
Election présidentielle anticipée, personnalités de l’opposition derrière les barreaux
Le président de l’Azerbaïdjan, Ilham Aliyev, a convoqué une élection présidentielle anticipée pour avril; l’élection était initialement prévue pour le mois d’octobre. L’Institut pour la liberté et la sécurité des journalistes (IRFS) a publié une déclaration protestant contre ce changement, affirmant que « de graves erreurs électorales et violations des droits humains commises par le gouvernement azerbaïdjanais compromettent toute perspective significative d’élections libres et équitables ». IRFS continue de fournir un excellent résumé des attaques contre la liberté d’expression en Azerbaïdjan, dont l’utilisation par le gouvernement de cyberattaques contre des médias indépendants. Freedom House rapporte qu’il y a actuellement 161 personnes derrière les barreaux pour des accusations politiques; Il s’agit notamment du chef de l’opposition Ilgar Mammadov, emprisonné depuis février 2013.
Intimider les fonctionnaires ?
Le Premier ministre britannique Theresa May a profité du centenaire du droit de vote des femmes en Grande Bretagne pour annoncer que son gouvernement envisagerait d’adopter une loi interdisant « l’intimidation » de fonctionnaires (hommes et femmes). Comme beaucoup d’annonces venant du gouvernement assiégé, celle-ci manquait de détails et semblait être une tentative de capturer l’attention des médias, ce qui peut être une force motrice après tant de mauvaises lois. Il existe déjà des lois contre le harcèlement, la traque et le discours de haine au Royaume-Uni. Il est donc difficile de savoir ce que cette loi pourrait offrir de plus. Cependant, il y a un soupçon réel qu’une telle loi pourrait être abusée par des fonctionnaires pour stopper des électeurs zélés. (Il y a un mauvais précédent dans le cas de la députée conservatrice Lucy Allan, qui a simulé une menace de mort et l’a attribuée à un électeur réel en 2015.) Liberty, l’ONG des droits humains, a exprimé ce que beaucoup pensaient de l’annonce du premier ministre:
As the PM herself said, intimidation is already a criminal offence. This is either political grandstanding dressed up as action on women’s rights, or a threat to our rights to free speech and full participation in our democracy – undermining the legacy of the suffragettes. https://t.co/2HfB6vsbLZ
— Liberty (@libertyhq) February 6, 2018
Comme l’a dit la PM elle-même, l’intimidation est déjà une infraction pénale. Il s’agit soit d’une imposture politique déguisée en action pour les droits des femmes, soit une menace pour nos droits à la liberté d’expression et à la pleine participation à notre démocratie – sapant l’héritage des suffragettes
Apologie du terrorisme et insulte à la monarchie
L’année dernière a été une très mauvaise année pour la libre expression en Espagne. Cette année semble poursuivre la même tendance, avec des poursuites contre des rappeurs et des citoyens ordinaires en vertu de lois anachroniques contre « l’apologie le terrorisme » ou « l’insulte à la monarchie », qui ne montrent aucun signe de ralentissement. En février, la Cour suprême a confirmé la peine de prison de trois ans et demi infligée au rappeur Valtonyc après avoir été reconnu coupable d’avoir enfreint ces deux lois sur la base de paroles de ses chansons; un autre rappeur, Pablo Hasel, est actuellement jugé pour les mêmes accusations et risque presque trois ans de prison s’il est reconnu coupable.
The Spanish Supreme Court has confirmed the jail sentence of 3 years and 6 months to the rapper @valtonyc for lese-majesty because of the lyrics of his songs. This proves Spanish Gag Law is a serious attack on freedom of expression #freevaltonyc #FreedomofExpression pic.twitter.com/9aNjx7ueoi
— PEN Català (@PENCatala) February 20, 2018
La Cour suprême espagnole a confirmé la peine de prison de 3 ans et 6 mois au rappeur @valtonyc pour la lèse-majesté à cause des paroles de ses chansons. Cela prouve que la Spanish Gag Law est une attaque sérieuse contre la liberté d’expression #freevaltonyc #FreedomofExpression
Il y a de plus en plus de ressentiment populaire en Espagne face à l’approche de plus en plus draconienne que les autorités adoptent vis-à-vis de la liberté d’expression. À la mi-février, il y a eu des manifestations coordonnées à travers le pays pour protester contre les poursuites à l’encontre des rappeurs et autres individus qui s’étaient exprimés librement par des chansons ou sur Twitter; 75 personnes ont été détenues en 2017 à cause des messages qu’ils ont postés sur les médias sociaux.
Les dirigeants de la société civile catalane, Jordi Sanchez et Jordi Cuixart, sont toujours détenus dans l’attente de leur procès sédition, à la suite du référendum sur l’indépendance de Catalogne en octobre 2017. Amnesty International a décrit les accusations portées contre eux comme excessives, appelant à leur abandon et à la libération des deux hommes. Ils sont maintenant en prison depuis cinq mois.
En bref
• En février, il a été rapporté qu’Igor Guzhva, rédacteur en chef du site d’information généralement pro-russe Strana, avait fui l’Ukraine après avoir reçu des menaces de mort. Guzhva a déclaré que la police ukrainienne n’avait pas donné suite à plusieurs de ses demandes d’enquête sur les menaces.
• Plus tard dans le mois, des policiers cagoulés ont envahi les bureaux de Media Holding Vesti à Kiev, qui comprend notamment Radio Vesti et le journal Vesti. Les policiers ont utilisé du gaz lacrymogène et, selon le rédacteur en chef de l’entreprise, ils ont confisqué du matériel. Aucune explication n’a apparemment été donnée pour justifier ce raid, bien que la ligne éditoriale de Vesti soit considérée comme pro-russe; les bureaux restent fermés.
• Fin février, un groupe interpartis d’eurodéputés a appellé le Vice-président de la Commission européenne, Frans Timmermans, à présenter une nouvelle directive de l’Union européenne visant à mettre un terme aux SLAPP (concrètement appelées « poursuites stratégiques contre la participation du public »). Les SLAPP sont des procès abusifs visant à intimider les journalistes critiques en les poussant au silence ou à les enfermer dans des procès coûteux et de longue durée qui les empêchent de faire leur travail. La journaliste maltaise assassinée Daphne Caruana Galizia a dû se battre contre plusieurs de ces poursuites.
• En Biélorussie, trois blogueurs ont chacun été condamnés à cinq ans d’emprisonnement avec sursis ce mois-ci après avoir été reconnus coupables d ‘« incitation à la haine raciale » sur leurs blogs. Dzmitry Alimkin, Yury Paulavets et Syarhey Shyptsenka ont été libérés au tribunal après avoir passé plus d’un an en détention préventive en attendant leur procès. Les posts de Paulavets avaient accusé le gouvernement d’utiliser le sentiment anti russe pour détourner l’attention du public des problèmes économiques de la Biélorussie. Les posts d’Alimkin avaient appelé à l’unification de la Biélorussie avec la Russie. Quant aux posts de Shyptsenka, ils avaient suggéré que la relation soi-disant glaciale entre Minsk et Moscou pourrait entraîner une situation similaire au conflit dans l’est de l’Ukraine.