Avril 2021 en Europe et Asie centrale. Un tour d’horizon de la situation de la liberté d’expression produit par Cathal Sheerin, rédacteur régional, à partir des rapports des membres d’IFEX et des nouvelles de cette région.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
Le mois d’avril nous a rappelé que les « hommes forts » sont incompatibles avec une presse libre et une société civile dynamique. Ce mois-ci, des pouvoirs encore plus larges ont été confiés au président du Kirghizistan, de nouvelles lois menacent les journalistes indépendants en Biélorussie et au Kazakhstan et des attaques ciblées contre la société civile et les médias se poursuivent en Russie. Mais avril a aussi été le mois de la libération de l’écrivain Ahmet Altan en Turquie.
Le pire pays d’Europe en matière de liberté de la presse
Si vous pensiez que la situation des journalistes en Biélorussie ne pouvait pas empirer, le mois d’avril a prouvé le contraire. Les députés ont voté une loi qui restreindra encore plus les activités des journalistes dans un pays où les médias indépendants subissent déjà une forte répression.
L’Association biélorusse des journalistes ainsi que Human Rights Watch ont détaillé quelques-unes des dispositions les plus inquiétantes de cette loi, dont l’illégalité pour les journalistes de « discréditer » l’Etat, ce qui interdira tout propos critique envers le gouvernement. Les autorités pourront ainsi retirer l’accréditation des journalistes qui auront supposément commis un délit durant l’exercice de leur profession et il sera interdit aux journalistes de filmer et diffuser en direct les manifestations de masses non autorisées (c’est-à dire toutes).
Les autorités biélorusses continuent à réprimer les voix indépendantes et critiques. Les blogueurs Sergei Petrukhin et Alexander Kabanov ont été condamnés à trois ans de prison ce mois-ci pour avoir « organisé » des manifestations en amont de l’élection présidentielle contestée d’août 2020. Le procureur général a tenté – sans y parvenir – de faire prolonger la détention de la journaliste Katsyaryna Barysevich. Elle sera libérée en mai.
Le cas d’Alaksandr Fiaduta, membre de PEN Biélorussie, est très préoccupant. Détenu à Moscou à la mi-avril par le FSB russe en collaboration avec le KGB biélorusse, il a été rapatrié en Biélorussie. On ne connait pas les charges qui pèsent contre lui, même si certains médias font le lien avec des accusations surréalistes du président Lukashenko selon lesquelles Alaksandr Fiaduta et son co-détenu feraient partie d’un complot soutenu par les Etats-Unis et visant à l’assassiner.
[Traduction: Alaxandr Fiaduta en prison depuis le 12 avril. Son avocat a signé un engagement de confidentialité. Ce que nous savons actuellement : Alaxandr souffre de problèmes de tension artérielle, il ne reçoit pas son courrier et il a demandé du papier, pour écrire des lettres et pour son travail. #FreeFiaduta]
Après avoir évoqué un « complot pour l’assassiner », le président Lukashenko a déclaré qu’il modifierait la loi sur la succession présidentielle pour que le pouvoir soit remis au Conseil national de sécurité (son fils aîné en est un membre important), s’il venait à décéder en fonction.
Alaxandr Fiaduta n’est pas l’unique cible d’accusations douteuses. Fin mars, le bureau du procureur général a ouvert une instruction pour « terrorisme » contre la cheffe de l’opposition en exil, Svetlana Tikhanovskaya.
En avril toujours, plusieurs rapports sur les droits humains ont été publiés. Tous soulignent la dégradation des droits humains en Biélorussie depuis août 2020 :
- Le Rapport annuel 2021 des organisations partenaires de la plateforme pour la sécurité des journalistes du Conseil de l’Europe aborde la situation en Biélorussie, même si ce pays ne fait pas partie de son rayon de surveillance, en raison de l’ampleur de la répression contre les médias. Le rapport appelle « les Etats membres du Conseil de l’Europe à mettre de côté les considérations géopolitiques et à prendre position sans ambiguïté contre cette vague sans précédent d’attaques contre le journalisme indépendant dans un pays situé au cœur de l’Europe. »
- L’Index Freedom to Write 2020 de PEN America, qui note le niveau de liberté d’expression pour les écrivains et les intellectuels dans le monde entier, révèle que la Biélorussie figure maintenant à la cinquième place des pires pays dans le monde qui mettent les intellectuels, les écrivains et les artistes derrière les barreaux (seuls la Chine, l’Arabie saoudite, la Turquie et l’Iran font encore pire).
- Le Classement mondial de la liberté de la presse 2021 de Reporters sans frontières classe la Biélorussie au 158ème. rang des 180 pays évalués, ce qui la place aussi au dernier rang des pays situés en Europe.
- Le rapport Amnesty International 2020/21 expose en détails les violations massives des droits humains commises par les autorités biélorusses, leur recours systématiques à la torture durant les manifestations anti-Lukashenko et leur refus de permettre aux victimes d’obtenir justice. Selon Amnesty, « les autorités biélorusses ont admis que 990 plaintes pour abus policiers lors des manifestationsmais, jusqu’ à la fin de l’année,aucune enquête criminelles n’avait été ouverte. De même qu’aucun policier n’avait été inculpé pour une quelconque violence commise ».
Les Etats-Unis ont annoncé le 19 avril qu’au regard des violations incessantes des droits humains, ils imposeraient à nouveau des sanctions à neuf entreprises nationalisées biélorusses.
Pour des mises à jour sur la situation de la culture sous la répression en Biélorussie, consultez le dernier numéro de PEN Belarus (en anglais) consacré à la résistance culturelle en Biélorussie. A lire également, cette interview de la journaliste indépendante biélorusse Hanna Liubakova. Pour elle, un aspect positif de la situation actuelle en Biélorussie est la confiance croissante et l’appétit des citoyens au journalisme indépendant.
Prière de consulter également la chronologie de la crise en Biélorussie de l’IFEX, régulièrement mise à jour, où sont publiés les synthèses mensuelles des activités des membres d’IFEX el les informations saillantes en provenance de Biélorussie.
Asie centrale : Les « hommes forts » et les femmes fortes
Au Kirghizistan, les électeurs ont donné à leur « homme fort », le président nationaliste Sadyr Japarov, de vastes pouvoirs lors d’un référendum sur une nouvelle constitution. Des avis critiques interprètent les résultats du scrutin comme un retour à l’autoritarisme. Tout en augmentant les pouvoirs du président, la constitution ne contient plus de processus démocratiques permettant de faire contre-poids. Le président sera maintenant en mesure de nommer les juges et les dirigeants des forces de l’ordre. Il pourra contourner le parlement (dont les 120 sièges seront ramenés à 90) en organisant de sa propre initiative des référendums.
Comme bon nombre d’ « hommes forts » actuellement chefs d’Etat, le président Japarov a récemment commencé à répandre de fausses information sur les traitements contre la COVID-19. Dans son cas, il a publiquement encouragé les citoyens à se soigner avec la racine d’une plante toxique. Résultat : quatre personnes se sont empoisonnées en avril et ont du être soignées à l’hôpital, dans la capitale Bichkek.
Des nationalistes ont agressé des militantes des droits des femmes à Bichkek le 14 avril alors qu’elles manifestaient devant le ministère de l’Intérieur. Ces femmes demandaient au gouvernement de faire davantage pour lutter contre le problème récurent des enlèvements de jeunes filles, mariées de force, et celui des violences de genre en général au Kirghizistan. La manifestation faisait suite au tragique enlèvement et meurtre d’Aizada Kanatbekova le 5 avril. A propos d’Aizada Kanatbekova et du problème plus vaste des enlèvements, Syinat Sultanalieva de Human Rights Watch cite la passivité des forces de l’ordre comme un encouragement à ce crime : « Enlever une femme pour l’épouser de force est un crime au Kirghizistan, mais les hommes kidnappent des femmes régulièrement et en toute impunité . »
[Traduction: @SyinatS Les rues des villes et villages du #Kyrgyzstan sont depuis longtemps dangereuses pour les femmes. Mais dernièrement ? Elles sont devenues mortelles… Il est temps de #CHANGER! ]
[Traduction: @Rachel_Denber Les gens au Kirghizistan sont choqués, en colère, depuis l’enlèvement et le meurtre d’Aizada Kanatbayeva. Kidnapper une femme pour la forcer au mariage arrive régulièrement et en toute impunité au (drapeau du Kirghizistan). Certains députés réclament des sanctions plus fortes, mais cela ne servira à rien si l’inertie de la police continue. Info de @SyinatS]
L’enlèvement et le mariage forcé sont également fréquents dans le pays voisin, le Kazakhstan : Radio Free Europe/Radio Liberty (RFE/RL) a récemment publié le témoignage d’une survivante et relaté son combat pour obtenir justice, alors que la police ne fait rien et qu’elle craint réellement d’être à nouveau ciblée.
Ce mois-ci, Adil Soz, membre d’IFEX, a publié un communiqué demandant le retrait d’un projet de loi qui introduirait le « droit à l’oubli » dans la législation kazakhe. Aux termes de ce projet de loi, « le propriétaire d’un site internet, sur demande d’un individu ou de son représentant légal, est obligé de retirer des informations obsolètes ou sans intérêt des moteurs de recherche. » Pour Adil Soz, « l’introduction de cette règle entrainera de facto la censure, bloquera les investigations journalistiques et entravera les initiatives contre la corruption ».
En Ouzbekistan, Agnieszka Pikulicka, une journaliste qui avait dénoncé le mois dernier une agression violente contre un blogeur LGBTQI+ a été accusée ce mois-ci par le ministère de l’Intérieur de répandre de fausses informations sur ce fait divers. La propagation de fausses informations est un délit en Ouzbekistan, passible d’une amende lourde, et peut conduire à la radiation d’un journaliste. Agnieszka Pikulicka a également été menacée récemment via la messagerie Telegram et accusée de fomenter un « coup d’Etat LGBTQI+ » au profit de la CIA. Des appels ont été lancé pour « prendre des mesures » contre elle.
[Traduction: 1/4 Ces derniers jours, je suis attaquée par un compte Telegram particulièrement vicieux, ‘Qora Mergan’, qui m’accuse (moi et d’autres) d’organiser un « coup d’Etat LGBT » pour le compte de la CIA et certains politiciens libéraux…Le ridicule a-t-il des limites ?]
Russie : « Extrémistes » et « agents de l’étranger »
En Russie, avril s’est ouvert avec la signature par le président Poutine d’une loi lui permettant de se présenter encore deux fois à l’élection présidentielle de son vivant. Il pourrait donc rester au pouvoir jusqu’en 2036.
En avril aussi, le bureau du procureur de Moscou a lancé une procédure visant à qualifier d’ « extrémistes » les organisations de la société civile liées à l’opposant Alexei Navalny, actuellement en prison. Si cette qualification est entérinée, toute activité sera interdite à ces organisations et leurs personnels et sympathisants pourront être assignés en justice. En attendant la décision judiciaire, les procureurs ont d’ores et déjà suspendu les activités de la Fondation contre la corruption d’Alexei Navalny et celles de son réseau régional.
Des milliers de personnes ont manifesté mi-avril pour demander la libération de Navalny et protester contre la corruption sous le président Poutine. La police a arrêté environ 1600 manifestants et ciblé tout particulièrement les journalistes qui couvraient les manifestations.
[Traduction: Ce que j’ai filmé aujourd’hui à la manifestation de #Moscow #Russia #Navalny]
Avril a également été le mois lors duquel les autorités russes ont désigné les médias indépendants Meduza et PASMI comme des agents à la solde de l’étranger. Ils rejoignent sur une liste noire les médias Voice of America et RFE/RL, Medium Orient et cinq journalistes de RFE/RL.
A la mi-avril, le bureau moscovite de RFE/RL demandé à la Cour européenne des droits de l’Homme des mesures temporaires pour contraindre la Russie à ne pas appliquer à son endroit les 520 « protocoles administratifs » qu’elle a appliqué ou menacé d’appliquer contre ce média depuis janvier 2021 aux termes de la nouvelle loi sur les « agents de l’étranger ». RFE/RL risque des amendes cumulées représentant au total des millions de dollars.
En bref
Le 14 avril, une très bonne nouvelle est arrivée de Turquie, où l’écrivain turc et journaliste Ahmet Altan et son co-accusé Nazlı Ilıcak ont été libérés. La Cour suprême a annulé leurs condamnations pour faits de terrorisme. Ils avaient été condamnés à de longues peines de prison en novembre 2019.
En début de mois, des membres d’IFEX et d’autres organisations ont appelé les dirigeants européens (en amont de leur visite en Turquie) à mettre comme condition à l’établissement de meilleures relations économiques et autres une amélioration significative du bilan des droits humains en Turquie.
Le 9 avril, le journaliste d’investigation grec Giorgos Karaivaz a été abattu devant sa résidence à Athènes en Grèce. Ses assaillants ont tiré dix balles contre lui avant de s’échapper sur une moto. Selon des articles de presse, la police pense que Giorgos Karaivaz a été assassiné par le crime organisé car il enquêtait sur une série de meurtres entre bandes rivales. Giorgos Karaivaz était aussi cité comme témoin dans une enquête des services grecs de surveillance intérieure sur la corruption parmi les forces de l’ordre, les jeux d’argent et des escroqueries à la protection. Il recevait régulièrement des menaces de mort.
Toujours en Grèce, le journaliste et éditeur Kostas Vaxevanis a été placé sous protection policière après des informations selon lesquelles il fait l’objet d’un contrat visant à l’assassiner.