De nouvelles poursuites pénales pour diffamation, engagées contre une professeure d’université et une bloggeuse supposées avoir calomnié des hauts responsables, soulignent la nécessité de mettre fin à la criminalisation de la diffamation en Tunisie.
De nouvelles poursuites pénales pour diffamation, engagées contre une professeure d’université et une bloggeuse supposées avoir calomnié des hauts responsables, soulignent la nécessité de mettre fin à la criminalisation de la diffamation en Tunisie. Les accusées risquent jusqu’à deux ans de prison pour avoir exposé publiquement les actions, présumées répréhensibles, du ministre des Affaires étrangères et du rapporteur général de la constitution à l’Assemblée nationale constituante.
Les autorités tunisiennes devraient amender de toute urgence la loi nationale sur la diffamation pour la conformer aux normes internationales régissant la liberté d’expression. Ces nomes soutiennent notamment que la diffamation doit être envisagée comme une affaire civile, et non pas comme un crime passible de prison. Ils posent aussi que les personnalités publiques, tout en ayant le droit de protéger leur réputation, devraient davantage tolérer la critique que les simples citoyens.
« Les lois pénales régissant la diffamation tendent à brimer la liberté d’expression et vont à l’encontre de l’intérêt public en dissuadant les gens de dénoncer la corruption ou d’autres conduites répréhensibles des dirigeants », a déclaré Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Il est grand temps que la Tunisie relègue aux oubliettes de l’Histoire sa législation pénale répressive en matière de diffamation. »
Le 8 mars 2013, les autorités ont engagé des poursuites au pénal contre une bloggeuse, Olfa Riahi. Elle avait publié des informations montrant que Rafik Abdessalem aurait fait un usage abusif de fonds publics alors qu’il était encore ministre des Affaires étrangères, fonction qu’il a cessé d’exercer en mars. Ces informations comprenaient notamment des factures d’hôtel qui indiquaient apparemment qu’il avait passé plusieurs nuits dans un grand hôtel de Tunis aux frais de l’Etat.
Deux semaines auparavant, Raja Ben Slama, psychanalyste et professeur d’université, recevait une convocation à comparaître devant un juge d’instruction de Tunis pour répondre de l’accusation de diffamation envers un fonctionnaire. Les poursuites contre elle découlent d’une plainte déposée par Habib Khedher, membre de l’Assemblée nationale constituante (ANC). Cet élu du parti majoritaire Ennahda est chargé de coordonner la rédaction de la constitution.
Si elles sont reconnues coupables, Riahi et Ben Slama pourraient écoper de peines allant jusqu’à six mois d’emprisonnement, en vertu d’une disposition du code pénal qui criminalise la diffamation, voire de deux ans si elles étaient jugées coupables d’avoir imputé à tort des faits illégaux à un fonctionnaire.
Sur son blog, le 26 décembre 2012, Olfa Riahi avait accusé Abdessalem d’avoir passé plusieurs nuits dans un hôtel de Tunis avec une femme non identifiée, aux frais de l’État. Niant avoir commis la moindre faute, le ministre avait clamé que la femme en question était sa cousine. Le 29 décembre, Riahi avait publié d’autres informations, notamment des documents montrant apparemment que de l’argent provenant d’un gouvernement étranger avait été viré sur un compte du ministère des Affaires étrangères.
C’est en tant que témoin, et non comme accusée, que Riahi avait été entendue pour la première fois par la justice, le 15 janvier à Tunis. Le 8 mars, néanmoins, elle a reçu une convocation à comparaître devant le juge d’instruction pour répondre d’accusations selon les articles 245 et 128 du code pénal ainsi que l’article 86 du code des télécommunications. Le code pénal punit notamment l’imputation de faits non avérés à un fonctionnaire. En vertu du code des télécommunications, adopté en 2001, elle est accusée de « nui[re] aux tiers ou perturbe[r] leur quiétude à travers les réseaux publics des télécommunications », ce qui est puni d’un à deux ans de prison et d’une amende allant jusqu’à 1 000 dinars (770 US$). Par ailleurs, lors de l’audience du 8 mars, le juge d’instruction a levé l’interdiction de voyager qui lui avait été imposée le 15 janvier.
Quant à Ben Slama, les autorités judiciaires l’ont poursuivie après qu’elle avait critiqué Khedher lors d’une interview diffusée sur la chaîne Hannibal TV. Elle l’accusait d’avoir dénaturé la formulation sur laquelle les députés s’étaient mis d’accord pour l’article sur la liberté d’expression dans l’ébauche de constitution, afin de la rapprocher d’une version plus restrictive qui avait la faveur du parti islamiste Ennahda.
La commission « droits et libertés », une des six commissions de l’Assemblée constituante chargées de rédiger la nouvelle constitution, avait convenu, après un vote de 11 contre 10, de formuler l’article 26 de la nouvelle constitution de la façon suivante : « Les libertés d’opinion, d’expression, de diffusion et de création sont garanties. La liberté de diffusion et de publication ne peut être restreinte, sauf en vertu d’une loi protégeant les droits, la réputation, la sécurité et la santé d’autrui. De telles libertés ne doivent, en aucune circonstance, être soumises à une censure préalable. »
Pourtant, en septembre 2012, la commission de coordination de l’Assemblée nationale constituante, qui a pour tâche de mettre bout à bout les différents chapitres pour élaborer le texte constitutionnel global, a renvoyé un chapitre modifié qui reflétait une approche plus restrictive de la libre expression et ne la protégeait que dans le cas de discours jugés non susceptibles d’empiéter sur les droits ou la réputation d’autrui, la sécurité nationale, l’ordre public, la santé publique et les bonnes mœurs.
Raja Ben Slama a accusé Khedher de forcer la commission à adopter la formulation plus restrictive d’Ennahda, déclarant qu’il avait « trahi la confiance de la commission ». Ben Slama a reçu une convocation le 21 février et a comparu devant un juge d’instruction une semaine plus tard. Elle doit être entendue à nouveau le 5 avril.
L’article 245 du code pénal définit la diffamation comme « toute allégation ou imputation publique d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne ou d’un corps constitué. » L’article 247 prévoit une peine allant jusqu’à six mois de prison et une amende de 240 dinars (168 US$) pour la diffamation d’un individu ou d’une institution publique (corps constitué) ; l’article 128 permet d’infliger jusqu’à deux ans de prison à toute personne reconnue coupable d’avoir imputé à un fonctionnaire public des faits illégaux en rapport avec ses fonctions, sans en établir la véracité.
Les autorités de transition, qui gouvernent la Tunisie depuis les soulèvements ayant mené à la chute du président Zine El Abidine Ben Ali en 2011, ont amendé le code de la presse qui était en vigueur sous le régime du président déchu. Cette loi prévoyait, pour la diffamation de membres du gouvernement, de députés du parlement, de fonctionnaires ou de personnes agissant au nom des autorités, une peine plus sévère que pour la diffamation de simples citoyens. Selon le nouveau code de la presse adopté en 2011, la diffamation reste une infraction relevant du droit pénal, passible d’une amende allant jusqu’à 2 000 dinars (1 278 US$), mais non de prison.
« Il est choquant que les autorités judiciaires de Tunisie continuent à engager, contre des blogueurs et autres citoyens, des poursuites pénales pour diffamation qui pourraient les envoyer en prison, et ce pour avoir exercé leur droit à s’exprimer librement, » a déclaré Goldstein. « Les Tunisiens ont clairement indiqué que ces pratiques ne devaient plus faire partie de leur avenir. »
Poursuivre quelqu’un au pénal parce qu’il a critiqué les dirigeants de l’État de façon pacifique viole le droit international et les principes s’appliquant aux droits humains. Les responsables ont le droit de protéger leur réputation, et donc de se prémunir contre la diffamation, mais en tant qu’individus ayant cherché à jouer un rôle dans les affaires publiques, ils devraient avoir une plus grande tolérance à la critique que les citoyens ordinaires. Cette distinction sert l’intérêt public, puisqu’elle tend à empêcher ceux qui sont en position de pouvoir d’utiliser la loi pour dissuader ou punir leurs détracteurs ou bien ceux qui voudraient exposer des malversations publiques, et elle favorise le débat public sur les questions de gouvernance et d’intérêt commun, a déclaré Human Rights Watch.
Le comité des droits de l’homme des Nations Unies, le corps d’experts indépendant qui interprète de façon définitive le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), a déclaré que « les lois sur la diffamation doivent être conçues avec soin de façon à garantir qu’elles […] ne servent pas, dans la pratique, à étouffer la liberté d’expression. Toutes ces lois, en particulier les lois pénales sur la diffamation, devraient prévoir des moyens de défense tels que l’exception de vérité et ne devraient pas être appliquées dans le cas de formes d’expression qui ne sont pas, de par leur nature, susceptibles d’être vérifiées. »
« À tout le moins dans le cas des commentaires au sujet de figures publiques, il faudrait veiller à éviter de considérer comme une infraction pénale ou de rendre d’une autre manière contraires à la loi les déclarations fausses qui ont été publiées à tort, mais sans malveillance. […] Les États parties devraient envisager de dépénaliser la diffamation et, dans tous les cas, l’application de la loi pénale devrait être circonscrite aux cas les plus graves et l’emprisonnement ne constitue jamais une peine appropriée. »
La Tunisie est un État partie du PIDCP et donc tenue de respecter ses dispositions.
« L’Assemblée nationale constituante a une responsabilité cruciale pour protéger et entretenir le droit à la libre expression, qui était si cruellement étouffé, pendant les années précédant le soulèvement de 2011, via la criminalisation de la diffamation, » a déclaré Goldstein. « La Tunisie devrait amender toutes les dispositions du code pénal qui pourraient être utilisées par des hommes de pouvoir ou des procureurs afin d’étouffer les critiques ou les divergences d’opinion et de restreindre le débat public. »