Mai 2024 en Europe et en Asie centrale. Tour d'horizon de la liberté d'expression réalisé sur la base des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région, par Cathal Sheerin, rédacteur régional de l'IFEX.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
La législation sur les « agents étrangers » en Géorgie et en Turquie ; les condamnations en masse de politiciens kurdes ; la solidarité avec les prisonniers politiques biélorusses ; les crimes et délits de la Russie contre les médias en Ukraine et le droit reconnu à Julian Assange de faire appel de son extradition.
Le cauchemar géorgien
Le 14 mai, malgré d’énormes protestations dans les rues de la capitale Tbilissi, le parlement géorgien a adopté la loi sur la transparence de l’influence étrangère du Parti du Rêve géorgien, au pouvoir. Ses critiques ont surnommé cette législation la loi sur les « agents étrangers » ou la « loi russe » en raison de sa similitude avec la législation russe.
Peu de temps après l’adoption de la loi, la présidente géorgienne, Salomé Zurabishvili, a opposé son veto, la décrivant comme une tentative « d’écraser la société civile ». Le 28 mai, cependant, son veto a été annulé par le parlement, où le Parti du rêve géorgien dispose d’une large majorité.
En vertu de la nouvelle loi, les organisations de la société civile (OSC) qui reçoivent 20 % ou plus de leur financement de l’étranger devront s’enregistrer en tant qu’« organisation soutenant les intérêts d’une puissance étrangère » sous peine d’une lourde amende. Elles seront soumises à de lourdes obligations de déclaration et seront également plus vulnérables face aux aux enquêtes des autorités.
Le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) a averti que le gouvernement géorgien utiliserait la loi « pour diffamer et réprimer les voix critiques » à l’approche des élections législatives d’octobre.
Kety Abashidze, dans un article pour Index on Censorship, analyse la loi comme « faisant partie d’un schéma plus large d’attaques contre un large éventail de droits humains en Géorgie ». Elle rapporte que 150 OSC géorgiennes ont « juré de ne pas s’enregistrer ».
Arzu Geybullayeva, écrivant pour le site Web de Global Voices, décrit le recours excessif à la force par les autorités contre ceux qui protestaient contre la législation. Les semaines précédant le 14 mai ont été marquées par des arrestations massives et la police a utilisé des balles en caoutchouc, des gaz lacrymogènes et des canons à eau contre les manifestants. Il a également été signalé que des opposants au gouvernement et leurs familles avaient été attaqués.
[ Traduction : « La force physique utilisée équivalait à de la torture, à un traitement inhumain et dégradant, et la pratique de la détention administrative a été utilisée pour restreindre excessivement la liberté de réunion » : neuf groupes d’ONG ont évalué le recours à la force par la police contre les manifestants. ]
Plusieurs membres de la presse ont été menacés pour avoir couvert les manifestations ; d’autres ont été agressés par la police.
Avant l’adoption de la loi, l’IFEX s’est joint à 17 OSC pour appeler le Premier ministre Kobakhidze à la retirer, à garantir la sécurité des journalistes couvrant les manifestations et à enquêter sur les incidents où la presse avait été prise pour cible.
Cette loi et la répression des manifestants par les autorités ont suscité une condamnation internationale. Le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’Homme a appelé à « des enquêtes transparentes sur toutes les allégations de mauvais traitements pendant ou après les manifestations ou en détention » et au retrait de la loi.
La Commission de Venise du Conseil de l’Europe a exhorté la Géorgie à abroger cette législation.
Fait d’autant plus inquiétant : début mai, le parti au pouvoir a annoncé qu’il créerait une base de données pour enregistrer les individus qui auraient commis ou soutenu « des violences, des menaces et du chantage » pendant les manifestations.
La loi sur la transparence des influences étrangères n’est pas la seule « loi russe » en Géorgie. Le parti au pouvoir, qui alimente depuis longtemps l’homophobie, a également introduit, en mars, une loi sur la « propagande gay ».
Turquie
Les « agents d’influence » doivent-ils être criminalisés ?
Le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir a proposé un amendement au Code pénal turc qui criminaliserait les soi-disant « agents d’influence ». Il fait partie d’un ensemble de lois anti-espionnage baptisé « 9e paquet judiciaire » et semble viser les journalistes, les groupes de la société civile et les utilisateurs des médias sociaux dont le travail ou les opinions publiées pourraient être interprétés par les autorités comme allant à l’encontre des intérêts de la Turquie. Comme le résume Nordic Monitor :
« L’amendement vise à identifier les individus qui influencent l’opinion publique en diffusant de la propagande contre la Turquie, tout en paraissant défendre ses intérêts. De plus, les personnes propageant des opinions anti-turques via les réseaux sociaux seront également classées comme agents d’influence en vertu de la nouvelle réglementation. Ces individus sont définis comme ceux qui perturbent l’ordre économique, social ou public du pays ».
Les personnes reconnues coupables en vertu de cette loi risquent de lourdes peines de prison. Dans son analyse de la loi, Expression Interrupted (un projet de la Plateforme P24 pour le journalisme indépendant) prévient qu’elle pourrait déclencher une « chasse aux sorcières ».
Reporters sans frontières (RSF) appelle le gouvernement turc à abandonner ce projet de loi en disant.
« Si le Parlement adopte cette législation formulée de manière large et vague, tout journaliste qui irrite le gouvernement pourra facilement être pris pour cible en tant qu’agent d’influence supposé soutenir les positions ou les intérêts d’un pays étranger. »
Selon Bianet, ce « paquet » d’amendements devrait être présenté au Parlement turc le 1er juillet, avant les vacances parlementaires.
La répression contre les droits des Kurdes continue
Le 16 mai, le 22e tribunal pénal d’Ankara a condamné 24 hommes politiques kurdes à des peines allant de neuf à 42 ans de prison sur la base de ce que Human Rights Watch (HRW) a qualifié de « fausses accusations » à l’issue d’un « procès manifestement politique et injuste ». Parmi les personnes condamnées figure l’ancien coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP) pro-kurde, membre honoraire de l’organisation PEN, Selahattin Demirtaş, qui a été condamné à 42 ans de prison. Il a été reconnu coupable d’avoir « contribué à porter atteinte à l’unité et à l’intégrité de l’État », « d’incitation à commettre un crime » et de « propagande terroriste ».
Demirtaş et ses coaccusés étaient jugés pour leur implication présumée dans des manifestations meurtrières qui ont eu lieu en Turquie en 2014 ; celles-ci faisaient suite à une attaque de l’organisation Etat islamique contre la ville kurde syrienne de Kobani.
Demirtaş est derrière les barreaux depuis 2016, date à laquelle il a été arrêté pour de fausses accusations liées au terrorisme. En 2018, il a été déclaré coupable de « propagande terroriste » ; en 2021, d’« insulte au président ». En 2018 et 2020, la Cour européenne des droits de l’homme a statué que Selahattin Demirtaş devait être immédiatement libéré. La Turquie a refusé de se conformer à ces décisions.
Solidarité avec les prisonniers politiques en Biélorussie
Le 21 mai, des groupes de défense des droits ont célébré la Journée internationale de solidarité avec les prisonniers politiques en Biélorussie. Le thème de cette année était le droit à la santé et aux soins médicaux en détention. Selon Viasna, six prisonniers politiques sont morts derrière les barreaux au cours des trois dernières années en raison de problèmes de santé non traités ou de soins médicaux de mauvaise qualité. L’organisation a identifié 254 autres prisonniers à risque en raison de problèmes de santé.
Le 17 mai, la police a perquisitionné l’appartement à Minsk de Barys Haretski, vice-président de l’Association biélorusse des journalistes (BAJ), membre de l’IFEX. Haretski et d’autres dirigeants de la BAJ vivent en exil depuis 2021. La BAJ rapporte qu’une procédure a été ouverte contre Haretski, mais les détails sont encore inconnus. La veille de la perquisition dans la propriété de Haretski, les autorités avaient saisi l’appartement du journaliste en exil Dzmitry Kazakevich.
Début mai, BAJ et l’Union des journalistes lituaniens ont marqué la Journée mondiale de la liberté de la presse en organisant un évènement de solidarité dans la prison de Lukiškės, à Vilnius. L’événement a mis en lumière le sort de plus de 30 journalistes actuellement derrière les barreaux en Biélorussie.
[ Traduction : « Nous sommes ici pour rappeler au public les journalistes biélorusses derrière les barreaux et tous les prisonniers politiques biélorusses en général. » Reportage vidéo sur l’action de solidarité ]
Les partenaires de Media Freedom Rapid Response ont appelé les autorités serbes à libérer le journaliste et militant biélorusse Andrey Gniot, incarcéré en Serbie depuis son arrestation en octobre 2023. Il a été arrêté sur la base d’accusations d’évasion fiscale à caractère politique, formulées par les autorités de Minsk. Les tribunaux serbes examinent une demande d’extradition de Andrey Gniot vers la Biélorussie.
En bref
Le 20 mai, la Haute Cour du Royaume-Uni a accordé à Julian Assange le droit de faire appel de son extradition vers les États-Unis. La décision a été prise au motif que, en raison de la citoyenneté australienne d’Assange, il pourrait se voir refuser les protections en matière de liberté d’expression accordées par le premier amendement de la Constitution aux États-Unis.
Les forces russes ont commis au moins 599 crimes ou délits contre les médias et les journalistes en Ukraine depuis que le président Poutine a lancé son invasion en février 2022, selon un rapport de l’Institute of Mass Information. Ces crimes et délits comprennent: les meurtres, les blessures et les enlèvements de journalistes ; des bombardements de bureaux et d’antennes de télévision ; des cyberattaques et des menaces de mort. Depuis le début de la guerre, 234 médias ont été contraints de fermer leurs portes en Ukraine.
La guerre menée par Israël contre Gaza continue d’avoir des répercussions sur les droits humains en Europe, en particulier sur les droits à la liberté d’expression, de réunion et de circulation des voix pro-palestiniennes. Début mai, Ghassan Abu Sittah, chirurgien de guerre anglo-palestinien et recteur de l’université de Glasgow, s’est vu refuser l’entrée en France et aux Pays-Bas en raison d’une interdiction de voyager dans l’espace Schengen imposée par l’Allemagne. Il devait témoigner de ce qu’il a vu en soignant les victimes de l’actuelle guerre à Gaza. En avril, l’Allemagne avait expulsé Ghassan Abu Sittah pour l’empêcher de prendre la parole au Congrès palestinien à Berlin, un événement que la police allemande a finalement investi et interrompu. Cependant, le 14 mai, il a été annoncé que l’interdiction de voyager avait été contestée avec succès, ce que l’avocat de Ghassan Abu Sittah a salué comme « un tournant important dans la lutte contre l’environnement hostile auquel les défenseurs palestiniens des droits humains comme le professeur Ghassan ont été confrontés ces derniers mois ».