Octobre 2022 en Europe et en Asie centrale. Tour d'horizon de la liberté d’expression, réalisé sur la base des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région par Cathal Sheerin, rédacteur régional de l'IFEX.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
Octobre a connu d’importantes victoires dans la bataille contre l’impunité, une conférence anti-SLAPP historique à Strasbourg et l’adoption d’une nouvelle loi sur la « désinformation » qui menace la liberté d’expression en Turquie. Le mois a également vu un Prix Nobel de la paix décerné au défenseur des droits biélorusse emprisonné, Ales Bialiatski.
La lutte contre l’impunité
Alors que le 2 novembre marque la Journée internationale de la fin de l’impunité pour les crimes contre les journalistes, le mois d’octobre a vu des développements bienvenus dans les efforts visant à traduire en justice les personnes impliquées dans deux des attaques violentes contre la presse les plus médiatisées d’Europe.
Le 24 octobre, un tribunal en France a condamné Ali Riza Polat à la prison à vie pour complicité dans l’attentat terroriste islamiste de 2015 contre le magazine satirique Charlie Hebdo. Un autre homme, Amar Ramdani, a été condamné à 13 ans de prison pour complicité avec les assaillants. Les deux hommes avaient fait appel de leurs condamnations de 2020. A ce jour, 14 personnes au total ont été condamnées pour leur implication dans l’attentat contre les bureaux parisiens du magazine, qui a fait 12 morts et 11 blessés.
Le 14 octobre, un tribunal de Malte a condamné les frères Alfred et George Degiorgio à 40 ans de prison chacun pour l’assassinat en 2017 de la journaliste d’investigation Daphne Caruana Galizia. Cinq autres personnes ont été mises en examen en lien avec ce crime et attendent actuellement leur procès. Parmi eux se trouve l’homme d’affaires Yorgen Fenech, accusé d’avoir commandité le meurtre.
La nouvelle des condamnations des frères Degiorgio a été bien accueillie par IFEX et d’autres groupes pour la liberté d’expression, mais nous avons été contraints de faire part de nos inquiétudes – à l’occasion du cinquième anniversaire du crime. Nous déplorons l’échec du gouvernement maltais à mettre en œuvre les recommandations de l’enquête publique historique sur l’assassinat de Caruana Galizia, et l’exclusion d’une consultation publique structurée sur les propositions d’amendements juridiques relatifs à la sécurité des journalistes et les poursuites stratégiques contre la participation publique (SLAPP).
Le 20 octobre, le Parlement européen a adopté une résolution faisant écho à ces préoccupations.
Le mouvement européen anti-SLAPP
Daphne Caruana Galizia a été l’une des cibles les plus importantes en Europe de SLAPP (poursuites judiciaires abusives visant à faire taire les voix critiques). Elle faisait face à environ 47 procès en diffamation en cours au moment de sa mort en 2017, l’année du début du mouvement européen anti-SLAPP.
Plusieurs groupes de libre expression, dont des membres de l’IFEX, ont été impliqués dès le départ dans cette pression en faveur d’une législation anti-SLAPP (anti-bâillons) et, en 2021, Case Coalition contre les SLAPP a été lancée. En avril 2022, la Commission européenne a proposé une Directive anti-SLAPP et une recommandation aux États membres. Cette proposition de directive est également connue sous le nom de « Loi de Daphné ».
Ce mois-ci, le 19 octobre, Case Coalition et le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias ont organisé la toute première conférence anti-SLAPP [VIDEO], historique, en Europe.
Parmi les orateurs figuraient la présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, la vice-présidente de la Commission européenne pour les valeurs et la transparence, Věra Jourová, la secrétaire générale du Conseil de l’Europe, Marija Pejčinović Burić, la commissaire aux droits humains du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatović, et le directeur de la Fondation Daphné Caruana Galizia, Matthew Caruana Galizia.
À la suite de la conférence, Case Coalition a lancé un appel à l’action contre les SLAPP, exhortant les gouvernements de toute l’Europe à prendre des mesures législatives et pratiques immédiates pour protéger les journalistes et autres organismes publics de surveillance de la menace croissante de ces poursuites abusives. Une liste complète des recommandations à l’UE, aux États membres du Conseil de l’Europe et aux organismes internationaux peut être consultée ici.
[ Traduction : #Longthread Merci à tous ceux qui ont participé à la conférence européenne contre les SLAPP à Strasbourg organisée par @CASECoalition & @ECPMF. J’ai préparé une chronologie des événements qui ont conduit au premier mouvement européen anti-SLAPP. Je la partage ici pour ceux que ça intéresse. ]
Bien que les journalistes soient les cibles les plus fréquentes des SLAPP, il est opportun de noter – avant la Conférence des Nations Unies sur le changement climatique (COP 27) de novembre – que les militants écologistes se retrouvent également régulièrement confrontés à des poursuites judiciaires visant à les réduire au silence.
Les exemples abondent : en mars 2022, une entreprise agroalimentaire en Espagne a intenté un procès contre Greenpeace Espagne pour diffamation après que le groupe écologiste a révélé la pollution de l’eau et des sols causée par un gigantesque élevage intensif de vaches ; en septembre 2020, Valérie Murat, militante anti-pesticides en France, a été poursuivie pour dénigrement par l’Organisation interprofessionnelle des vins de Bordeaux après avoir publié des conclusions sur les résidus de pesticides toxiques dans leurs produit ; en juin 2020, la société autrichienne Kelkos Energy a lancé des poursuites en diffamation contre Shpresa Loshaj et Adriatik Gacaferi, des militants écologistes du Kosovo, qui avaient fait part de leurs inquiétudes concernant l’impact environnemental des projets hydroélectriques.
La liberté d’expression menacée en Turquie avant les élections
L’un des développements les plus inquiétants en Turquie ce mois-ci a été l’adoption de la soi-disant « Loi sur la désinformation » (souvent surnommée la « Loi de censure »). Cette nouvelle législation, composée de 40 articles modifiant plusieurs lois existantes, fait de la « diffusion de fausses informations » un délit pénal passible de peines pouvant aller jusqu’à trois ans de prison.
Les membres de l’IFEX et d’autres groupes de défense de la liberté de la presse ont condamné la nouvelle loi qui, à l’approche des élections présidentielles et législatives de 2023, menace de mettre un terme à la critique en ligne, d’accroître l’autocensure et de priver les citoyens d’accès à l’information. Des groupes de défense des droits ont souligné comment le flou de la définition de « fausses informations » pourrait être interprété par le système judiciaire fortement politisé de la Turquie.
Selon des entretiens menés par Bianet, plusieurs journalistes entendent malgré tout continuer à exercer leur métier Comme l’a dit İzel Sezer, rédactrice en chef d’İleri Haber : « Si nécessaire, nous communiquerons par des signaux de fumée, mais nous continuerons à rechercher la vérité ».
L’abus par les autorités turques de la législation antiterroriste pour cibler les journalistes et les militants est bien connu. Le 25 octobre, onze journalistes kurdes ont été arrêtés lors de raids dans cinq villes dans le cadre de ce que les autorités ont qualifié d’« opération antiterroriste ».
[ Traduction : @PEN_Norway Le journaliste Berivan Altan est l’un des nombreux arrêtés hier, y compris les journalistes de Jin News avec qui PEN Norvège a travaillé. La Turquie ignore sa loi sur la presse et les dispositions constitutionnelles relatives à la liberté d’expression de la presse. Il s’agit d’arrestations discriminatoires et ciblées de Kurdes.]
La majorité des personnes détenues (sept) étaient des femmes journalistes. Selon la Coalition pour les femmes dans le journalisme (CFWIJ), la Turquie est actuellement en tête au plan mondial en matière de détention de femmes journalistes : depuis le début de l’année, 28 femmes journalistes ont été détenues, soit une augmentation de 27 % par rapport aux chiffres de 2021.
Le 14 novembre, PEN Norvège organisera une table ronde axée sur la résistance des femmes à l’autoritarisme en Turquie. Les sujets qui seront abordés par le panel composé uniquement de femmes comprennent : le rôle des femmes qui témoignent devant les tribunaux, le procès de Gezi Park et les tentatives du gouvernement de fermer les organisations anti-féminicides en Turquie.
Un prix Nobel et des peines draconiennes
En reconnaissance de son travail en faveur des droits humains en Biélorussie, le défenseur des droits Ales Bialiatski a reçu le Prix Nobel de la paix en octobre. Arrêté en 2021 dans le cadre de la « purge » de la société civile par le président Loukachenko, Ales Bialiatski est actuellement derrière les barreaux et risque entre sept et douze ans de prison s’il est reconnu coupable d’accusations fallacieuses.
[ Traduction : BREAKING NEWS : Le Comité Nobel norvégien a décidé d’attribuer le #PrixNobelDelaPaix 2022 au défenseur des droits humains Ales Bialiatski de Biélorussie, à l’organisation russe de défense des droits humains Memorial et à l’organisation ukrainienne de défense des droits humains Center for Civil Liberties. #NobelPrize ]
Octobre a vu la tendance des derniers mois se poursuivre avec plusieurs journalistes condamnés à des peines de prison draconiennes uniquement pour avoir exercé leur profession ou pour avoir critiqué le régime de Loukachenko.
Le 26 octobre, Siarhei Satsuk, rédacteur en chef du site d’information indépendant Yezhednevnik, a été déclaré coupable d’avoir accepté des pots-de-vin, d’incitation à la haine et d’abus de pouvoir ou d’autorité. Il a été condamné à huit ans de prison. Plus tôt dans le mois, trois anciens et actuels employés de l’agence de presse indépendante BelaPAN ont été condamnés à de lourdes peines de prison pour une série d’accusations fabriquées de toutes pièces. Andrei Aliaksandrau a été condamné à 14 ans, Dzmitry Navazhylau à six ans et Iryna Leushyna à quatre ans. L’épouse d’Aliaksandrau, Iryna Zlobina, a été condamnée à neuf ans de prison.
Il y a actuellement plus de 1 330 prisonniers politiques en Biélorussie. Deux d’entre eux, Maryna Zolatava et Liudmila Chekina (respectivement rédactrice en chef et PDG du journal indépendant TUT.BY), ont été ajoutées, le 20 octobre, à la croissante liste des « terroristes » du KGB.
La guerre de la Pologne contre les droits reproductifs
En Pologne, octobre a marqué le deuxième anniversaire de la décision de 2020 de la Cour constitutionnelle qui avait approuvé une interdiction quasi totale de tout avortement.
Au moment de cette décision, des centaines de milliers de personnes, principalement des femmes, étaient descendues dans la rue pour protester contre cette attaque contre les droits reproductifs des femmes. Dans de nombreux cas, la police avait dispersé les manifestations par la violence. Depuis lors, les procureurs ont ouvert une action judiciaire contre trois femmes, Marta Lempart, Klementyna Suchanow et Agnieszka Czerederecka-Fabin de la All-Poland Women’s Strike, qui avaient mené les manifestations. Elles sont accusées de mettre en danger la santé publique et de « causer une menace épidémiologique ».
Letta Tayler de Human Rights Watch a publié ce mois-ci un article revenant sur les deux dernières années et décrivant ce que l’UE devrait faire pour faire pression sur la Pologne afin qu’elle « respecte le droit à des soins de santé sexuelle et reproductive complets dans le cadre de ses obligations en matière de droits fondamentaux. »
Depuis la décision de la Cour constitutionnelle, plusieurs femmes enceintes sont décédées parce que les médecins ont refusé de pratiquer un avortement. Un récent sondage a montré que 65 % des Polonais interrogés sont favorables au droit à l’avortement jusqu’à la 12e semaine de grossesse.