Juin 2022 en Europe et en Asie centrale. Un tour d'horizon de la liberté d'expression réalisé sur la base des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région, par Cathal Sheerin, rédacteur régional de l'IFEX.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
Des preuves que les troupes russes ont exécuté Maks Levin en Ukraine ; 29 journalistes britanniques interdits de séjour en Russie ; accusations fallacieuses et peines sévères en Biélorussie ; une détention massive de journalistes kurdes en Turquie ; le Royaume-Uni décide que Julian Assange peut être extradé.
413 crimes et délits contre des journalistes en Ukraine
Un rapport d’enquête publié fin juin par Reporters sans frontières (RSF) présente des preuves crédibles que le journaliste Maks Levin et son ami Oleksiy Chernyshov – tous deux tués en Ukraine le 13 mars – ont été exécutés par les troupes russes. RSF pense également que les [deux] hommes ont peut-être été interrogés et torturés avant leur mort.
Selon l’ Institute of Mass Information (IMI), membre régional ukrainien de l’IFEX, Maks Levin est l’un des 33 membres de la presse (dont 6 femmes journalistes) tués par les forces russes depuis que la Russie a envahi l’Ukraine en février 2022. Parmi ceux-ci, huit (dont deux femmes journalistes) ont été tués dans l’exercice de leur travail et 25 ont été tués soit en tant que combattants défendant leur pays, soit au cours d’autres activités sans rapport avec leur travail.
Au cours des quatre premiers mois de la guerre, l’IMI a enregistré 413 « crimes et délits contre des journalistes » commis en Ukraine par les forces russes, dont 21 tirs sur des journalistes et 58 menaces de mort adressées à des membres de la presse.
Au milieu du mois de juin, une bonne nouvelle est arrivée du parlement ukrainien avec la ratification de la Convention d’Istanbul sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes. Agnès Callamard, d’Amnesty International, a décrit la nouvelle comme une « étape décisive dans la lutte contre la violence sexiste » et a souligné son actualité à la lumière de nombreux rapports inquiétants de violences sexuelles contre les femmes dans les territoires occupés par la Russie. « Une mise en œuvre rapide devrait équiper les autorités ukrainiennes pour faire face à ces atrocités et rassurer les survivantes et leur donner confiance pour exiger justice », a-t-elle déclaré.
Nouvelles restrictions sur la presse en Russie
En Russie, où la critique de l’invasion de l’Ukraine est prohibée – et où qualifier l’offensive russe d’invasion ou de guerre peut entrainer des poursuites – des sondages montrent que la majorité des Russes soutient la direction que prend le gouvernement du président Poutine à l’égard de l’Ukraine.
Selon une récente enquête menée par l’institut de sondages indépendant Leveda Center (déclaré « agent étranger » en 2016), 74 % des personnes interrogées ont répondu que les sanctions internationales imposées à la Russie visaient à « humilier » le pays ; 75% ont déclaré que la Russie devrait poursuivre sa politique ukrainienne actuelle. Ce n’est pas surprenant étant donné que la source d’information qui inspire le plus confiance aux Russes est la télévision, qui distille quotidiennement d’énormes quantités de propagande pro-Kremlin.
En mars dernier, une législation criminalisant la diffusion de « désinformation » sur l’armée est entrée en vigueur, rendant pratiquement impossible de rendre compte avec précision de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En juin, les législateurs ont proposé une nouvelle législation qui, si elle est adoptée, restreindra davantage encore la presse. Comme le rapporte le Comité pour la protection des journalistes, le nouveau projet de loi impose des peines de prison pour « des actions vagues (SIC) contre la sûreté de l’État ou des communications avec des groupes étrangers ». En vertu de la législation, « établir et maintenir secrètement un contact » avec une entité étrangère « afin de l’aider dans des activités dirigées sciemment contre la sécurité de la Fédération de Russie » sera passible d’une peine pouvant aller jusqu’à huit ans de prison. Ceux qui « lancent des appels publics à des activités contre la sécurité de la Fédération de Russie ou pour entraver l’exercice de leurs pouvoirs par des agences gouvernementales et leurs fonctionnaires » risquent jusqu’à sept ans derrière les barreaux.
En juin, dans le cadre de leur détermination à contrôler le narratif de la guerre en Ukraine, les autorités russes ont émis des interdictions d’entrer sur le territoire russe contre 29 journalistes britanniques, alléguant leur « diffusion délibérée d’informations fausses et unilatérales sur la Russie et les événements en Ukraine ».
[ Traduction : On m’a interdit de visiter la Russie – ce qui est dommage car j’ai toujours appris de mes voyages là-bas et les ai appréciés. J’espère pouvoir retourner dans ce pays quand il aura un gouvernement civilisé qui n’attaquera plus ses voisins et n’assassinera plus ses opposants.]
Accusations fallacieuses et peines sévères en Biélorussie
L’Association biélorusse des journalistes continue d’enregistrer des attaques contre la presse indépendante menées par les autorités. En juin, elle a publié sa liste 2022 des journalistes emprisonnés, qui étaient au nombre de 29 (dont dix femmes journalistes). Selon le rapport de l’organisation, depuis le début de l’année jusqu’au 10 juin, il y a eu 19 détentions de membres de la presse et 24 perquisitions.
Les procès de journalistes et d’autres voix dissidentes se sont poursuivis en juin. Parmi ces cas d’intérêt particulier pour les membres de l’IFEX, il y avait :
- Le philosophe et animateur de Belsat TV, Uladzimir Matskevich, condamné à cinq ans de prison lors d’un procès à huis clos pour création d’un groupe extrémiste, outrage au président et atteintes à l’ordre public. Il était en détention depuis août 2021.
- Andrey Kuznechyk, pigiste de RFE/RL, condamné à six ans de prison pour avoir créé un groupe extrémiste.
- La rédactrice en chef de Novy Chas, Aksana Kolb, condamnée à 2 ans et demi d’emprisonnement dans un établissement pénitentiaire ouvert après avoir été reconnue coupable d’atteintes à l’ordre public.
- La journaliste Iryna Slaunikava, jugée pour avoir dirigé un groupe extrémiste et organisé des activités perturbant l’ordre social ; elle risque sept ans de prison si elle est reconnue coupable.
- Les journalistes et militants Andrei Aliaksandrau, Iryna Zlobina, Dzmitry Navazhylau et Iryna Leushyna, qui ont été jugés à huis clos dans l’affaire de l’agence de presse BelaPAN ; ils font face à plusieurs accusations fallacieuses allant de l’évasion fiscale à la trahison.
Il y a actuellement 1 214 prisonniers politiques en Biélorussie, soit plus du double du nombre de l’année dernière à la même époque. L’organisation de défense des droits Viasna, dont le président Ales Bialiatski est derrière les barreaux depuis juillet 2021, fournit des détails sur tout ces cas.
Les autorités ciblent la Fierté gay et les médias kurdes en Turquie
La Commissaire aux droits humains du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatović, a écrit ce mois-ci au ministre turc de l’Intérieur et à celui de la Justice, appelant à la fin de la stigmatisation des personnes LGBTQI+ et au respect de leurs libertés de réunion, d’association et d’expression.
Elle réagissait aux restrictions radicales imposées au fil des ans sur les événements LGBTQI + et à la promotion de l’homophobie par certains politiciens, choses qui ont valu à la Turquie le classement de deuxième pire pays d’Europe pour les personnes LGBTQI+.
Comme pour justifier les inquiétudes de Dunja Mijatović, à la mi-juin, les autorités ont interdit tous les évènements marquant la 30ème semaine annuelle de la Fierté gay à Istanbul. En réponse, les groupes LGBTQI+ ont publié une déclaration commune disant : « Nous refusons d’avoir honte, d’être oubliés, d’abandonner, de perdre et de reculer. Nous ne consentons pas à ce que notre histoire, notre présent et notre avenir nous soient enlevés avec des discours de haine, des ciblages, des interdictions et des menaces. ».
Une marche de la Fierté a quand même eu lieu le 26 juin. La police a réagi avec sa brutalité légendaire en arrêtant au moins 373 participants et en en bastonnant d’autres.
[ Traduction : Aujourd’hui, La Fierté gay d’Istanbul a été violemment réprimée par la police qui a arrêté plus de 200 personnes jusqu’à présent, et agressé des journalistes. Nous appelons à la libération immédiate de toutes les personnes détenues et à une enquête sur l’usage excessif de la force par la police.]
[La police a attaqué la Marche des Fiertés LGBTI+ d’Istanbul cette année également. Les attaques commencées à Cihangir se sont poursuivies dans les rues. Les LGBTI+ ont marché vers Cihangir en évitant les manoeuvres de la police. Plus de 150 militants LGBTI+ ont été arrêtés #Pride2022]
Les arrestations, procès et persécutions de journalistes se sont poursuivis en juin, avec notamment le choquant emprisonnement de 15 journalistes et d’un travailleur des médias dans la province majoritairement kurde de Diyarbakır. Les 16 personnes ont été arrêtées le 8 juin lors de perquisitions à leurs domiciles et bureaux. Bien qu’une ordonnance de secret soit en place, l’avocat des journalistes a déclaré qu’ils étaient accusés d’« appartenance à une organisation terroriste », et que ces accusations étaient fondées sur le contenu de leur travail de journalisme. La législation antiterroriste est largement utilisée pour cibler les journalistes et les défenseurs des droits humains en Turquie. Un rapport publié ce mois-ci par l’Organisation mondiale contre la torture montre que – rien qu’en 2020 – un nombre impressionnant de personnes, 208 833, ont fait l’objet d’une enquête pour « appartenance à une organisation terroriste ».
Ce mois-ci, le procès contre Erol Önderoğlu, membre de l’IFEX, et ses co-accusés (jugés pour « propagande en faveur d’une organisation terroriste ») a également été reporté, une fois de plus. Amnesty International a placé le leader de la société civile Osman Kavala et ses co-accusés des manifestations de Gezi Park sur sa liste de prisonniers de conscience.
Effritement des droits au Royaume-Uni
Au Royaume-Uni, le ministre de l’Intérieur a approuvé l’extradition vers les États-Unis de l’éditeur Julian Assange, qui risque 175 ans de prison pour des accusations liées à la publication par le site Wikileaks d’informations d’intérêt public. Assange fera appel de la décision.
Plusieurs membres de l’IFEX ont condamné la décision du ministre de l’Intérieur, appelant à la libération immédiate d’Assange et à l’abandon des charges retenues contre lui. Parmi eux figurent ARTICLE 19, le Comité pour la protection des journalistes, la Fédération européenne des journalistes, Index on Censorship, PEN America, PEN International et Reporters sans frontières.
Plus tard dans le mois, le gouvernement britannique a proposé une nouvelle « déclaration des droits » pour remplacer la loi sur les droits humains, déclenchant ainsi la sonnette d’alarme pour les défenseurs des droits.
L’organisation pour les droits humains Liberty, qui a fourni une analyse détaillée des changements proposés, a déclaré que la législation affaiblirait considérablement les droits individuels. « Il sera plus difficile pour les gens ordinaires d’obtenir justice. Et cela permettra aux autorités publiques d’ignorer plus facilement leurs responsabilités, de respecter et de protéger vos droits. »