(RSF/IFEX) – Ci-dessous, un rapport de RSF, daté du 22 juin 2000 : Les journalistes dans la ligne de mire de l’ETA Une centaine de professionnels des médias sous protection officielle ou privée au Pays basque espagnol Juin 2000 Introduction Environ cinquante journalistes et directeurs de publication sont sous escorte de la police au Pays […]
(RSF/IFEX) – Ci-dessous, un rapport de RSF, daté du 22 juin 2000 :
Les journalistes dans la ligne de mire de l’ETA
Une centaine de professionnels des médias sous protection officielle ou privée au Pays basque espagnol
Juin 2000
Introduction
Environ cinquante journalistes et directeurs de publication sont sous escorte de la police au Pays basque et à Madrid. Au total, près d’une centaine bénéficient d’une protection officielle ou privée. Par ailleurs, une dizaine de professionnels de l’information se sont « exilés » du Pays basque vers Madrid et certains médias multiplient les mesures de sécurité. Aussi bien au Pays basque que dans le reste du pays, les médias et les journalistes qui ne partagent pas l’idéologie nationaliste radicale sont qualifiés de « traîtres basques » ou « d’envahisseurs espagnols » et sont menacés par l’organisation indépendantiste armée Euskadi ta Askatasuna (ETA). Cette dernière a entamé à leur encontre une campagne dont la violence ne fait qu’augmenter.
Reporters sans frontières (RSF) s’est insurgée le 3 mai 2000 à Madrid contre cette spirale de violence, en déclarant de manière prémonitoire que « tout ceci pourrait très vite aboutir à la mort d’un homme ». Quatre jours plus tard, José Luis Lopez de Lacalle, chroniqueur et membre du conseil de rédaction de l’édition régionale du quotidien El Mundo au Pays basque, est assassiné. Ce meurtre intervient après une période de menaces, de mises en garde, de publication de « listes noires » et s’inscrit dans une série d’attentats de plus en plus violents contre des médias et des journalistes. En mars et avril 2000, deux journalistes ont reçu, l’un à Séville et l’autre à Madrid, des colis piégés, neutralisés à temps. Le 14 mai et le 4 juin, les deux quotidiens ayant les plus grands tirages du Pays basque ont été, à leur tour, victimes d’attentats à la bombe.
Arnaldo Otegi, leader de la formation politique Euskal Herritarrok (EH – « peuple basque »), considérée comme la vitrine légale de l’ETA et qui n’a jamais condamné les assassinats commis par cette dernière, affirmait, le 8 mai, qu’avec l’assassinat de Lopez de Lacalle, « l’ETA vient de proclamer et de démontrer que les médias se font les porte-parole d’une stratégie de l’information manipulatrice et instigatrice de la guerre au Pays basque ».
Au cours de sa mission, qui s’est déroulée du 31 mai au 2 juin 2000, la délégation de RSF a rencontré des journalistes, des syndicalistes, des directeurs des médias, des leaders des partis politiques les plus importants du Pays basque et a été reçue par le ministre de l’Intérieur du gouvernement espagnol et le conseiller aux Affaires intérieures du gouvernement basque. Pour des raisons évidentes de sécurité, RSF ne cite pas, dans ce rapport, les noms des journalistes rencontrés pendant cette mission.
Le conflit basque et l’ETA
Le Pays basque espagnol (Euskadi en langue basque, ou Euskera), qui jouit d’un statut d’autonomie depuis 1979, couvre trois provinces en Espagne (Guipúzcoa, Vizcaya et Ãlava). Au nord, il touche le Pays basque français et à l’est, la province de Navarre. Le nationalisme basque, né à la fin du dix-neuvième siècle, revendique aujourd’hui ces territoires comme faisant partie du grand « Euskal Herria » ou « Terre Basque ». Les uns, comme le Parti nationaliste basque (Partido Nacionalista Vasco – PNV), par des voies démocratiques pacifiques ; d’autres, comme l’ETA, au moyen de la violence. L’ETA dispose d’une représentation politique, Herri Batasuna (HB – « unité populaire »), qui se présente aux élections sous le nom d’Euskal Herritarrok (EH), depuis que 23 membres de la direction de HB ont été condamnés, le 1er décembre 1997, à sept ans de détention. EH-HB rassemble en moyenne près de 15 % des suffrages exprimés (entre 150 000 et 180 000 voix). Lors des élections générales du 12 mars 2000, le PNV, allié à Euska Alkartasuna (EA – scission du PNV), a obtenu 38 % de voix, alors que les suffrages cumulés du Parti populaire (PP) et du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), partis d’envergure nationale, atteignaient 51%.
L’organisation indépendantiste armée ETA est née en 1959, en pleine dictature. A partir de 1968, elle s’engage dans la lutte armée contre l’Etat espagnol. En trente ans, d’après des données officielles, elle a été à l’origine de la mort de 764 personnes (dont 523 au Pays basque), parmi lesquelles 19 enfants, et est responsable de 77 kidnappings. Parmi les victimes, 307 n’étaient pas des militaires mais des hommes politiques, des magistrats, des chefs d’entreprise, etc. Les années les plus meurtrières vont de 1974 à 1992. Mais il y a eu également des morts parmi les « etarras » (membres actifs de l’ETA) dont une trentaine assassinés par les Groupes antiterroristes de libération (GAL), actifs de 1982 à 1986. Mis en cause dans la création de ces groupes armés, plusieurs membres du gouvernement socialiste de cette époque ont été condamnés. Plus de 500 etarras, souvent arrêtés avec la collaboration des forces de police françaises, purgent actuellement des peines de prison pour « crimes de sang » et « appartenance à bande armée ».
Le 16 septembre 1998, l’ETA annonçait une trêve illimitée. Celle-ci a pris fin le 3 décembre 1999. Depuis le 21 janvier 2000, l’organisation séparatiste armée a tué cinq personnes, dont un journaliste.
Les attaques contre la presse depuis 1978
Les attentats commis par l’ETA et ses sympathisants contre des journalistes et des médias ne datent pas d’hier. Cependant, après la rupture de la trêve, on a assisté à une montée en force de la violence. Et même durant cette trêve, l’ETA n’a jamais cessé de harceler la presse.
Entre 1978 et 1982, lors de la « transition démocratique » en Espagne, l’ETA n’a attaqué la presse que de manière sporadique. Puis, au cours des quinze années suivantes, les agressions ont cessé avant de reprendre peu avant la signature du Pacte de Lizarra – une alliance signée en 1998 entre le PNV et EH.
De 1978 à 1982
– Le 17 janvier 1978, le directeur du quotidien de Bilbao El Correo Español-el Pueblo Vasco, Antonio Barrena BallarÃn, est tabassé par deux individus et perd l’oeil droit.
– Le 28 janvier 1978, l’ETA assassine José MarÃa Portell Manos, directeur de La Hoja del Lunes de Bilbao, rédacteur en chef de La Gaceta del Norte et alors médiateur officieux entre le gouvernement espagnol et l’ETA.
– Le 22 août 1980, à Pampelune (capitale de la province de la Navarre), des membres de l’ETA tirent à plusieurs reprises sur le directeur du quotidien Diario de Navarra, José Javier Uranga, qui survivra à ses nombreuses blessures.
– Le 4 avril 1981, des membres de l’ETA tirent sur le concierge de La Gaceta del Norte, Gerardo Hueso Fernández.
– Le 17 juillet 1982, une bombe placée par l’ETA provoque des dommages dans le bureau de l’agence de presse publique EFE à San Sebastián (capitale de la province de Guipúzcoa).
De 1997 à 2000
– Le 22 décembre 1997, une bombe artisanale explose chez la journaliste du quotidien El Mundo, Carmen Gurruchaga, Prix Periodistas sin Fronteras (section espagnole de Reporters sans frontières) 1998. Peu après, Carmen Gurruchaga quittera le Pays basque et, en 1999, le rédacteur en chef de l’édition régionale basque de cette publication fera le même choix.
– Le 23 décembre 1997, une fourgonnette de Canal Gastéis, une chaîne de télévision régionale basée à Vitoria, est endommagée par l’explosion d’une bombe magnétique placée sous son châssis.
– Le 5 octobre 1998, le domicile du journaliste Gorka Landaburu (fils de l’ex-vice-président basque en exil Xavier Landaburu) à Zarauz (Guipúzcoa) est attaqué avec des cocktails Molotov.
– Le 27 septembre 1999, une bombe artisanale explose au domicile de Mikel Muez, correspondant du quotidien El PaÃs en Navarre.
– Le 3 octobre 1999, des inconnus lancent des cocktails Molotov contre le siège du quotidien Diario Vasco à San Sebastián.
– Le 27 février 2000, des inconnus lancent des cocktails Molotov contre la maison de José Luis Lopez de Lacalle, à Andoain (Guipúzcoa). Le même jour, cette agression se répète contre les locaux de Radio Nacional de España (RNE) à Vitoria.
– Le 21 mars 2000, une bombe explose au domicile des parents du rédacteur en chef du quotidien El Correo, Pedro Briongos, à San Sebastián.
– Le 27 mars 2000, la police désamorce un colis piégé, placé dans une boîte à cigares, que l’ETA avait envoyée à Carlos Herrera, de RNE, à Séville (au sud de l’Espagne).
– Le 30 mars 2000, des hommes cagoulés attaquent à l’explosif le siège de la radio Onda Cero à Vitoria.
– Le 25 avril 2000, la police désamorce, à Madrid, un colis piégé envoyé au sous-directeur du quotidien La Razon et spécialiste des affaires terroristes, Jesús MarÃa Zuloaga. D’après le ministre de l’Intérieur, Jaime Mayor Oreja, on ne sait pas encore avec certitude qui a envoyé le colis, mais la rédaction du quotidien rappelle que le journaliste avait fait l’objet de menaces et de tentatives d’intimidation de la part de groupes séparatistes basques.
– Le 7 mai 2000, un inconnu tue de quatre balles José Luis Lopez de Lacalle, dans la petite ville d’Andoain, alors que le journaliste rentrait chez lui. José Luis Lopez de Lacalle avait décliné les offres de protection qui lui avaient été faites par la police autonome basque.
– Le 14 mai 2000, des inconnus lancent des cocktails Molotov contre le siège du quotidien El Diario Vasco, à San Sebastián.
– Le 4 juin 2000, un cocktail Molotov est lancé contre les locaux du quotidien El Correo, à Getxo (Guipúzcoa).
Les « chiens » de la presse
Après la fin de la trêve, José MarÃa Olarra, un dirigeant de HB, affirmait que les journalistes sont « des terroristes de la plume ». Dans un communiqué daté du 2 février 1999, l’ETA qualifiait de « chiens ennemis » les journalistes « traîtres basques » ou « espagnols envahisseurs » qui informent ou s’expriment dans les médias du Pays basque ou de l’Etat espagnol « contre la construction de Euskal Herria ».
Entre décembre 1997 et la fin de l’année 1999, en plein cessez-le-feu, des cocktails Molotov sont lancés à plusieurs reprises contre les domiciles de journalistes ou les locaux de rédactions. A partir de mars 2000, les attaques se font à l’aide d’armes à feu ou d’explosifs. Souvent, comme ce fut le cas pour José Luis Lopez de Lacalle, les attentats proprement dits ont été précédés par une série d’événements :
– des menaces et un harcèlement constant par des jeunes radicaux indépendantistes proches de l’ETA, protagonistes du phénomène appelé « kale borroka » (lutte dans les rues),
– des tags, des tracts et des pancartes, portant le nom et la photographie de la personne désignée comme « l’ennemie du peuple basque »,
– des attaques au cocktail Molotov.
Des listes « noires »
Il y a un point commun entre les personnes dont la vie est menacée, qu’elles soient basques ou non et qu’elles résident ou non dans cette province autonome : leurs affirmations et leurs opinions considérées comme « contraires à la volonté du peuple basque » et à la « construction de la nation ». Des membres de l’organisation de jeunesse Jarrai, proche de l’ETA, ont collé, le 15 mars 2000, deux mille affiches dans les principales villes du Pays basque, sur lesquelles figuraient les noms de trente journalistes et de vingt médias considérés comme des « serfs de l’Etat ». Le 16 avril, lors de l’arrestation de Julia Moreno Macuso, membre présumé de l’ETA, la police française a trouvé sur elle une liste de journalistes et d’éditorialistes cibles de l’ETA. Des médias proches du Movimiento de Liberacion Nacional del PaÃs Vasco (Mouvement de libération nationale du Pays basque – MLNV) ont donné les noms de journalistes accusés de travailler pour le ministère de l’Intérieur. D’après Javier Balza, conseiller aux Affaires intérieures du gouvernement basque, les cibles visées seraient des médias basques ou à diffusion nationale tels le journal El Correo, le Groupe Prisa (auquel appartient le quotidien El PaÃs), la chaîne de radio privée Cope, l’entreprise publique Radio Television Española (RTVE), l’agence de presse d’Etat EFE, etc.
Dans ce contexte, plusieurs rédactions se sentent menacées, à Madrid comme au Pays basque. Et notamment les journaux Correo Español et Diario Vasco, appartenant tous deux au Groupe Correo, ainsi que les rédactions locales des quotidiens El PaÃs et El Mundo et de la radio RNE.
Les journalistes du quotidien El Correo affirment qu’ils sont bien plus menacés aujourd’hui, après avoir subi des attentats, que par le passé, alors qu’ils n’étaient que les victimes d’appels au boycott ou de menaces écrites exigeant d’eux un changement d’attitude. Pedro Briongos, rédacteur en chef du journal, dont les parents ont été les victimes d’un attentat, a choisi de poursuivre son travail d’information. Un journaliste témoigne : « Dès que l’on sort de son domicile, on regarde autour de soi pour voir s’il n’y a pas des individus louches aux alentours. » Le personnel de RNE est parfois victime de menaces individuelles, mais, par crainte de représailles, refuse d’en parler, tandis que certains journalistes en poste à Madrid n’acceptent pas d’être mutés au Pays basque. Bien que le gouvernement espagnol refuse obstinément de parler de journalistes « exilés » de cette région, la pression subie y est si forte que certains ont préféré partir et bien d’autres voudraient la quitter. Ce fut le cas du directeur du journal El Correo, qui recevait des menaces et dont le nom figurait sur des listes distribuées aux commandos de l’ETA. Il est parti à Madrid, à l’instar de sept autres journalistes, dont nous ne citons pas les noms pour des raisons évidentes de sécurité.
Une sécurité renforcée
Les mesures prises par les autorités
La police nationale fournit une protection dans certains cas, mais la plupart des personnes visées par des menaces bénéficient d’une protection privée. A Madrid, la police nationale fournit une escorte à dix personnes. D’après Jaime Mayor Oreja, le ministre de l’Intérieur, il est impossible de protéger toutes les personnes menacées. Dans certains cas, la police se borne à suggérer des changements d’horaires et d’itinéraires. Toutefois, les autorités renforcent au maximum les mesures de sécurité autour des journalistes dont les noms figurent sur les listes de l’ETA.
De leur côté, les autorités basques ont mis en place un plan de protection globale et individuelle, auquel souscrivent tous les médias menacés. D’après Javier Balza, conseiller aux Affaires intérieures du gouvernement basque, cinq réunions ont déjà eu lieu et une ligne téléphonique d’urgence, déclenchant l’intervention immédiate des forces de police, a été mise en place. Chaque média a son propre coordinateur qui communique aux autorités le nom des personnes nécessitant cette protection. Celle-ci concerne trois ou quatre journalistes par média et touche, au total, entre 25 et 30 personnes. Sept ou huit d’entre elles, la plupart appartenant au Groupe Correo, disposent d’une escorte directe de la police et dix autres d’une escorte privée, en relation avec les services de police. D’autres mesures ont été prises telles que la surveillance du domicile de certains professionnels de l’information, des rondes de routine, le stationnement des véhicules de la presse dans les garages de la police pour éviter qu’on y place des bombes magnétiques, des patrouilles dans les locaux des médias, etc. Les journaux nationalistes basques Gara et Deia n’ont pas d’escorte, car, toujours d’après Javier Balza, « le risque est plus grand pour les médias qui ne sont pas liés au nationalisme ». D’autres refusent les mesures de protection, comme l’avait fait José Luis Lopez de Lacalle.
Jusqu’en mai 2000, les autorités basques dénonçaient le manque de coordination entre les services de police de Madrid et Vitoria (siège du gouvernement basque) et les réticences du gouvernement espagnol à collaborer avec l’Ertzaintza (forces de sécurité sous le contrôle du gouvernement basque) dans le domaine de la lutte antiterroriste. Au moment où les autorités basques recevaient la délégation de RSF, le ministère de l’Intérieur ne leur avait toujours pas fait parvenir la liste des 300 personnes visées par l’ETA, parmi lesquelles onze policiers basques. Toutefois, d’après Jaime Mayor Oreja « il n’y a pas de mésentente en matière de sécurité antiterroriste entre Madrid et Vitoria ». Une solution à la crise a peut-être été trouvée le 7 juin : au terme d’une réunion avec le ministre de l’Intérieur espagnol, le gouvernement basque a affirmé que les divergences avaient été aplanies. Pendant cette entrevue, les deux responsables se sont mis d’accord pour qu’une équipe de techniciens, appartenant au ministère de l’Intérieur et au bureau du conseiller aux Affaires intérieures du gouvernement basque, travaille sur la création d’un nouvel organe chargé de faciliter la communication entre les diverses forces de police et étudie la proposition du gouvernement basque d’augmenter les effectifs de l’Ertzaintza.
Mesures adoptées par les rédactions
Plusieurs médias nationaux ont des bureaux et du personnel au Pays basque. Après les derniers attentats, la plupart d’entre eux ont multiplié les mesures de sécurité, dans cette province comme à Madrid : détecteurs de métaux, scanners, agents de sécurité placés à l’entrée des locaux, vitres blindées, protection privée pour les cadres, etc. Le personnel du quotidien El PaÃs affirme se sentir menacé par une pression externe très forte et par l’existence de « listes noires ». Le quotidien a renforcé les mesures de sécurité sur lesquelles il ne souhaite pas donner de détails. Outre l’escorte privée qui leur est affectée, six hauts responsables de RNE disposent de chauffeurs ayant suivi une formation leur apprenant à prendre la fuite en cas d’attentat, tandis que les cadres régionaux disposent d’un vademecum d’autoprotection élaboré par la direction de la sécurité de RTVE (dont dépend RNE) en accord avec la police. Quant aux journalistes de la radio, ils couvrent désormais l’actualité avec des véhicules banalisés. La protection des journalistes est une affaire très délicate, comme le résume la rédaction du journal El Mundo : « Un journaliste ne peut pas bien faire son travail entouré de gorilles. » Jesús MarÃa Zuloaga, de La Razon, s’est résigné à adopter, après l’attentat manqué dont il a été victime, quelques mesures de sécurité, bien qu’il affirme que « les journalistes doivent agir à visage découvert et, qu’en ce qui [le] concerne, étant basque depuis plusieurs générations, pour [le] faire taire, ils devront [le] tuer ».
Par ailleurs, le journal Deia, publié à Bilbao, et qui est considéré comme le porte-voix du PNV, n’a pris aucune mesure de sécurité particulière. Ses responsables déclarent « qu’aujourd’hui » ils ne se sentent pas menacés, « tout en n’étant pas sûrs [qu’ils] ne le seront pas demain ».
D’après les estimations de RSF, si l’on ajoute à la cinquantaine de journalistes protégés par la police au Pays basque et dans le reste du pays, ceux qui utilisent des services de sécurité privés, plus de cent professionnels des médias bénéficient d’une protection.
Un climat de polémique et de méfiance
Cette escalade de la tension survient alors qu’une polémique oppose la majorité des médias non nationalistes, les soi-disant « espagnolistes », aux médias et responsables politiques du nationalisme basque. La méfiance mutuelle s’est accrue pendant le Pacte de Lizarra : les uns voyant dans ce pacte une dérive indépendantiste et violente dangereuse ; les autres voyant dans leurs adversaires un front médiatique anti-nationaliste.
Certains dénoncent la « logique du doigt et de la gâchette »
Ainsi, certains dirigeants du mouvement nationaliste, qu’il s’agisse de radicaux ou de modérés, accusent la presse « espagnoliste » de « violence médiatique » et d’avoir fondé une « Brunete médiatique » (du nom d’une division de l’armée qui avait pris part à la tentative de coup d’Etat le 23 février 1981) pour déraciner les idéaux nationalistes. Le directeur de la communication de EH-HB accuse la presse de Madrid de « manipuler » l’information. Javier Arzalluz président du PNV, qualifie de « belligérant » le journal El Correo. Sous la manchette « Plus d’une centaine de journalistes font de l’information en suivant les directives du ministère de l’Intérieur », la revue Ardi Beltz (« brebis galeuse ») communiquait dans son numéro de mars/avril 2000 les noms de 41 professionnels de l’information de diverses villes d’Espagne, les accusant de travailler sous la férule des services de police ou de l’armée. Dans cette liste de noms figurait celui de Jesús MarÃa Zuloaga, victime d’un attentat manqué le 25 avril.
Face à ces déclarations et à ces « listes noires », la presse espagnole affirme qu’en pointant ainsi du doigt des journalistes et des médias « [les nationalistes] visent et l’ETA appuie sur la gâchette », ou, tout au moins, que ces désignations créent un climat propice aux attentats dont sont victimes les journalistes.
Après l’assassinat de José Luis Lopez de Lacalle, basque constitutionnaliste et adversaire du nationalisme, plus de cent directeurs des plus importants médias espagnols, allant du conservateur ABC au progressiste El PaÃs, signent un manifeste lu en public le 12 mai à San Sebastián et intitulé « Ils ne nous feront pas taire ». On peut y lire : « Bien que l’on sache que c’est l’ETA qui assassine et son bras politique qui justifie ces meurtres (Å ) le comportement de certains dirigeants des partis nationalistes démocratiques vis-à -vis des journalistes et des médias qui se permettent de critiquer leur idéologie et leurs actions paraît imprudent. » Et d’ajouter que « cette attitude, cette pression exercée sur les journalistes « peu complaisants » a servi aux adeptes de la violence pour se justifier à coups de raisons objectives. (…) Mais faire comme si l’ETA n’existait pas est une attitude totalement irresponsable. Il y a malheureusement assez d’événements tragiques et déchirants qui nous permettent d’imaginer comment les terroristes réagissent face aux allusions « d’hostilité envers la construction nationale » ou à cette « Brunete médiatique » dont certains nous accusent ». Aucun des responsables des médias nationalistes n’a signé ce manifeste (le journal Deia affirme « [qu’il] n’a pas été invité à le faire »).
Cette vision est partagée par le gouvernement espagnol. Le ministre de l’Intérieur qualifie ces déclarations « d’erreur terrible » de la part du PNV, sachant que « l’ETA est aux aguets ». De son côté, Carlos Iturgaiz, président du PP au Pays basque, regrette que dans la province « une minorité menace la majorité » et rappelle que le fils d’un journaliste qui a dû « s’exiler » à Madrid s’entendait dire par ses camarades d’école : « Nous allons tuer ton père. »
Certaines publications dénoncent également la volonté des nationalistes de les faire taire et de les contraindre à l’autocensure. Le quotidien El Mundo compare Javier Arzalluz à Slobodan Milosevic et parle « d’un climat de pressions et d’agressions pré-bosniaque » contre les journalistes non nationalistes, qui les oblige à « peser leurs mots ». « Le PNV veut nous faire peur et lorsque ses membres lancent des diatribes contre la presse, ils savent très bien à quel point elles sont efficaces, car nul n’ignore que l’ETA tire les ficelles en coulisses. Cette crainte a un effet inhibiteur, car nul ne veut être cité dans la presse, d’où une autocensure inconsciente », déclare-t-on au quotidien El PaÃs.
D’aucuns revendiquent « le droit à la divergence d’opinion »
D’après les témoignages recueillis par RSF, pratiquement tous les nationalistes basques condamnent les attentats contre la presse. Néanmoins, la majorité d’entre eux s’accordent également à dire que l’existence de l’ETA ne doit pas remettre en cause leur « droit à la divergence d’opinion ».
Seul EH-HB a refusé de condamner l’assassinat de Luis Lopez de Lacalle. Un responsable de son service de presse s’est borné à déclarer qu’il n’est personnellement pas d’accord avec ce type d’actions, tout en refusant de les condamner, et « fait le pari qu’il n’y aura plus de victimes ». Quant à la presse espagnole qui, d’après lui, « prend parti pour l’une des deux factions », s’il lui accorde le « droit à la critique », il prévient aussitôt : « Nous ne permettrons pas qu’on manipule [l’information]. »
Certains médias, tel le quotidien Deia, ainsi que toutes les autres organisations politiques présentes au Pays basque, à l’exception de EH-HB, ont condamné l’assassinat de Luis Lopez de Lacalle. Deia l’a fait à deux occasions dans ses éditoriaux, et en a profité pour dénoncer les pressions exercées « sur des confrères dont nous ne partageons pas les idées ». Parmi les responsables politiques basques, le discours le plus virulent contre l’ETA est celui tenu par Juan José Ibarretxe, le « Lehendakari » (président du gouvernement autonome basque), lequel affirme : « Il faut faire disparaître l’ETA, car nous ne saurions assimiler sa violence aux revendications basques. Tous les partis doivent s’asseoir à la même table. »
Javier Arzalluz affirme à son tour que « les attentats contre des journalistes sont condamnables et l’ETA n’a nullement besoin qu’on lui désigne des cibles ». « Me taire me laisserait sans défense et ferait entrave à ma liberté », ajoute-t-il. Le président du PNV justifie ses déclarations contre les journalistes « ennemis du nationalisme » en rappelant que des employés de RTVE l’avaient insulté, en le traitant de « fils de pute » et « d’abruti ». Pour conclure, il affirme « [qu’il] existe une lutte sauvage, sans règles ni arbitre et, dès que l’on m’attaque sauvagement, je me défends avec bec et ongles. S’il est suicidaire de s’en prendre aux journalistes qui m’ont attaqué, alors tenez-moi pour suicidé ». Le journal Deia affirme également que « la presse espagnole [les] attaque systématiquement » et revendique son « droit à la divergence d’opinion ». Ce quotidien affirme être partisan de « faire quelque chose ensemble » pour défendre les journalistes menacés, tout en sauvegardant la liberté de critiquer. Il rappelle que le fait de limiter le droit des journalistes à la critique porte une sérieuse atteinte à la liberté d’expression.
Faire baisser le ton de la polémique
Après l’assassinat de José Luis Lopez de Lacalle, on a constaté l’emploi d’un ton moins agressif. Nicolás Redondo Terreros, secrétaire du Parti socialiste d’Euskadi, appelle les nationalistes à la « sérénité ». La rédaction de Deia affirme qu’elle a cessé de citer nommément des journalistes « par mesure de prudence et au bénéfice du doute » et assure qu’elle continuera à agir de la sorte tant que personne ne cite les noms de ses journalistes. Certains dirigeants nationalistes, parmi lesquels Juan MarÃa Atutxa, président du Parlement basque, ont déclaré à RSF « que nous devons tous baisser le ton, car lorsque les eaux sont troubles, c’est l’ETA qui fait une bonne pêche ». Le porte-parole du PNV au Parlement, Iñaki Anasagasti, tout en affirmant qu’à son avis « le processus de paix irlandais n’aurait pas survécu à une seule tertulia » (émission de radio au cours de laquelle plusieurs journalistes débattent de façon polémique sur des sujets d’actualité), pense que l’ambiance s’est un peu décrispée. Quant à Javier Arzalluz, il accepte de baisser d’un ton dans la polémique et de s’abstenir d’accuser nommément des journalistes et des médias, tant que « personne ne l’attaque ». Juan José Ibarretxe, exhorte la presse espagnole, basque et internationale à apaiser le débat politique. Même EH-HB a appelé à une décrispation générale et souhaiterait un véritable dialogue. Cependant l’attentat du 4 juin dernier contre Jesús Maria Pedrosa Urkiza, conseiller municipal du PP à Durango (Pays basque), remet sérieusement en question la sincérité de ces déclarations.
Conclusions et recommandations de RSF
Les conditions de travail des journalistes au Pays basque sont devenues insupportables, et bien d’autres membres de la profession dans le reste de l’Espagne sont logés à la même enseigne, soumis aux menaces de l’ETA et de son entourage. L’autocensure, l’inhibition, le silence et l’exil sont autant de tentations pour les journalistes qui craignent d’être les victimes du terrorisme ou de subir des violences. Etre montré du doigt comme « ennemi de la construction nationale basque » ou figurer sur des « listes noires » peut être le prélude à un attentat. Un journaliste a déjà été assassiné, deux autres ont échappé de justesse à des agressions, et tout porte à croire que cette spirale de la violence n’est pas arrivée à son terme.
RSF, tout en exprimant sa plus vive indignation face à l’escalade de terrorisme déployée contre la presse, s’adresse à toutes les parties en présence pour demander :
– aux forces politiques qui se réclament de l’indépendantisme basque, qu’elles cessent définitivement de considérer l’ensemble des journalistes comme étant partie prenante dans un conflit dont ils ne sont que les témoins,
– au gouvernement central et au gouvernement basque, de fournir toute la protection possible aux professionnels de l’information et aux médias menacés qui en feraient la demande,
– aux journalistes, de continuer à faire leur devoir envers la société, sans se laisser intimider par ceux qui portent atteinte à la liberté de la presse,
– à tous ceux qui se sentent offensés par la teneur d’un article ou par des commentaires journalistiques, de porter l’affaire devant la justice,
– à tous sans exception, de dépersonnaliser le débat politique et de le ramener à la normale, afin de ne pas fournir le moindre alibi aux assassins de journalistes et d’autres citoyens.