Septembre 2024 en Europe et en Asie centrale : tour d'horizon de la liberté d'expression réalisé à partir des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région, par Cathal Sheerin, rédacteur régional de l'IFEX.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
Les lois sur les « agents étrangers » dans la région ; la législation anti-LGBTQI+ adoptée en Géorgie ; une étape importante dans la lutte contre l’impunité en Roumanie ; des menaces de mort contre un journaliste en Turquie ; une nouvelle campagne anti-procédures baillons au Royaume-Uni ; et les enjeux de la COP29 pour les droits humains.
Légiférer pour étouffer l’espace civique
Un article publié ce mois-ci par Iskra Kirova, de Human Rights Watch (HRW), fournit un résumé utile de la manière dont les gouvernements autoritaires ont utilisé les lois dites « d’agents étrangers » pour affaiblir les groupes de la société civile (OSC) et étouffer l’espace civique.
Les lois sur les « agents étrangers » sont généralement utilisées pour cibler les groupes qui reçoivent des fonds de l’étranger et qui se livrent à des « activités politiques » (définies de manière très vague). Une telle législation impose des restrictions aux activités de ces groupes, les rend vulnérables à l’ingérence des autorités et, en les qualifiant d’« agents étrangers », implique qu’ils travaillent pour les intérêts d’une puissance étrangère. Ces groupes sont souvent des défenseurs des droits humains ou des médias indépendants dont le travail remet en cause les politiques du gouvernement autoritaire.
L’archétype de la loi sur les « agents étrangers » a été introduit en 2012 en Russie, où il a depuis été étendu dans le cadre de la répression incessante des autorités contre la société civile et les opinions discordantes. Actuellement, plus de 700 entités figurent sur la liste russe des « agents étrangers », désignation utilisée pour harceler, poursuivre et emprisonner des journalistes (la journaliste de RFE/RL Alsu Kurmasheva, récemment libérée, en est un exemple frappant). Le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) rapporte qu’en août et septembre seulement, au moins cinq autres de ces « agents étrangers » des médias ont été pris pour cible par les autorités.
Comme le note Kirova, le mauvais exemple de la Russie a été suivi par d’autres gouvernements autoritaires, dont certains ont réussi à introduire leur propre version de la loi sur les « agents étrangers ». En avril 2024, le président Sadyr Japarov a signé la « loi sur les représentants étrangers » du Kirghizstan ; le mois suivant, le parlement géorgien a adopté sa propre loi sur les « agent étranger ». Cependant, le gouvernement de la Republika Srpska (l’entité serbe de Bosnie-Herzégovine), qui avait publié en avril un projet de loi sur les « agents étrangers », a annoncé qu’il le retirait fin mai sous la pression de l’UE.
Mais ce ne sont pas seulement les régimes autoritaires qui produisent ce type de législation. ARTICLE 19 a récemment appelé l’UE à abandonner une proposition de Directive sur les services de représentations d’intérêts pour le compte de pays tiers. Tout en reconnaissant que « la directive n’atteint pas le niveau de sanctions et de restrictions imposées par la législation russe », ARTICLE 19 soutient qu’elle « pourrait avoir un impact sérieux sur les droits à la liberté d’association et à la liberté d’expression et réduire l’espace civique ». Dans l’état actuel des choses, le texte actuel de la directive exige que les OSC des pays de l’UE s’enregistrent si elles reçoivent des fonds d’un pays étranger et effectuent des « représentations d’intérêts » pour ce pays ; elles sont également tenues de rendre compte de leurs financements et de leurs activités aux autorités, sous peine de sanctions.
L’homophobie inscrite dans la loi
Les gouvernements autoritaires qui introduisent des lois sur les « agents étrangers » cherchent souvent aussi à introduire des lois qui ciblent spécifiquement les personnes et les groupes LGBTQI+. Fréquemment appelées lois sur la « propagande gay », ces lois interdisent la « promotion » de relations « non traditionnelles » dans divers forums publics, restreignant sévèrement les droits à la liberté d’expression et de réunion. Là encore, la Russie est le précurseur.
Ce mois-ci, la Géorgie a adopté le paquet législatif homophobe du parti au pouvoir, le Georgian Dream Party, qui interdit la « propagande LGBT », le mariage homosexuel et les traitements médicaux affirmant le genre. Comme ce fut le cas pour la législation géorgienne sur les « agents étrangers », la présidente Salomé Zourabichvili devrait opposer son veto à la loi avant son entrée en vigueur et les députés pro-gouvernementaux devraient passer outre ce veto.
Un important groupe d’OSC géorgiennes a condamné cette « législation de la haine », qui, selon elles, introduirait la censure et restreindrait le droit de réunion et de manifestation libres.
Les élections législatives auront lieu le 26 octobre 2024 en Géorgie, et le parti Georgian Dream Party a alimenté une guerre culturelle homophobe avant le scrutin.
Au lendemain de l’adoption par les parlementaires de la législation anti-LGBTQI+, un mannequin trans et présentatrice de télévision bien connue, Kesaria Abramidze, a été assassinée à Tbilissi. Selon les reportages, le ministère de l’Intérieur a déclaré qu’il enquêtait sur un « meurtre prémédité commis avec une cruauté particulière et des circonstances aggravantes pour des raisons de genre ». Un suspect a été arrêté et, bien que le mobile du meurtre soit encore inconnu, plusieurs militants ont souligné le climat d’homophobie et de transphobie entretenu par le gouvernement dans lequel le crime a été commis.
Une étape importante pour la sécurité des journalistes et la justice
Le mois de septembre a marqué une étape importante en Roumanie pour la lutte contre l’impunité.
Un tribunal a décidé de rouvrir l’enquête sur une campagne de diffamation coordonnée qui cible la journaliste d’investigation Emilia Șercan depuis deux ans. La campagne, qui a notamment consisté à divulguer ses photos privées et à les publier sur les réseaux sociaux, a commencé après qu’elle a révélé le plagiat commis par plusieurs politiciens de haut rang.
L’enquête initiale, qui a été clôturée sans poursuites en novembre 2023, a été critiquée par les membres de l’IFEX et d’autres groupes de défense de la liberté d’expression pour des erreurs et des retards inutiles. On évoque aussi des soupçons d’une implication de policiers dans la campagne contre Emilia Șercan.
Il est significatif que les juges qui ont décidé ce mois-ci de rouvrir l’enquête aient lié les attaques contre Șercan à son travail d’intérêt public de journaliste et aient fait part de leurs inquiétudes quant à une possible complicité de la police dans la fuite de ses photos privées.
Plusieurs membres de l’IFEX et des médias locaux ont écrit aux autorités roumaines pour demander une « enquête approfondie et indépendante ».
Détenue au secret, maintenue dans les limbes
En Biélorussie, le mois de septembre a marqué les quatre ans d’incarcération de la dirigeante de l’opposition Maryia Kalesnikava. Elle purge actuellement une peine de 11 ans de prison pour des accusations d’atteinte à la sécurité nationale et d’« extrémisme » inventées de toutes pièces, fondées uniquement sur son activisme politique. Kalesnikava a été placée sur la liste des personnes « terroristes » du KGB en 2022, et depuis près de deux ans, elle est détenue au secret. On s’inquiète pour sa santé après une opération abdominale en 2022. Elle aurait perdu beaucoup de poids et se serait vu refuser l’accès à un régime alimentaire adapté à son état. En mai, l’association biélorusse de défense des droits humains Viasna a souligné le sort des prisonniers politiques souffrant de problèmes de santé: au cours des trois dernières années, six de ces prisonniers sont morts derrière les barreaux en raison de soins médicaux inadéquats ; 254 autres prisonniers souffrant de problèmes de santé ont été identifiés comme étant à risque.
Le cinéaste biélorusse Andrei Hniot reste assigné à résidence et dans un vide juridique depuis qu’une cour d’appel de Serbie a annoncé ce mois-ci qu’elle avait envoyé son dossier d’extradition à la Cour supérieure de Belgrade pour un troisième examen. La Biélorussie demande l’extradition de Hniot de Serbie sur la base d’accusations douteuses d’évasion fiscale. Hniot était engagé dans la production vidéo pour Free Association of Athletes SOS-BY, une organisation d’athlètes qui a participé aux manifestations anti-Loukachenko de 2020, et qui est désormais désignée comme un groupe « extrémiste » par les autorités biélorusses.
Le prix Nobel de la paix et président de Viasna, Ales Bialiatski, a fêté un autre anniversaire derrière les barreaux ce mois-ci. Le défenseur des droits humains purge actuellement une peine de dix ans de prison sur la base d’accusations mensongères liées à son travail. Pour marquer son anniversaire, des militants des droits humains ont organisé des rassemblements de solidarité en Belgique, en République tchèque, en Lituanie et en Pologne, où ils ont appelé les autorités biélorusses à libérer Bialiatski et tous les prisonniers politiques en Biélorussie. En 2023, Bialiatski a été ajouté à la liste des « extrémistes » de Biélorussie.
En bref
A l’approche de la COP29, qui se tiendra en Azerbaïdjan en novembre, les membres de l’IFEX, les organisations de défense des droits humains et les groupes de défense de l’ environnement ont fait une déclaration publique soulignant la situation désastreuse de la société civile en Azerbaïdjan et soulevant de « graves inquiétudes » quant à la capacité des OSC et des militants écologistes à participer librement et en toute sécurité à la conférence. La déclaration souligne le fait que des centaines de personnes sont derrière les barreaux pour des motifs politiques, et que parmi ces prisonniers se trouvent des journalistes et des militants pour la justice climatique. Les signataires appellent l’Azerbaïdjan à libérer tous les prisonniers politiques. Ils appellent également le Secrétariat de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) et les États membres à « veiller à ce que le gouvernement azerbaïdjanais n’empêche pas les individus et les groupes critiques à l’égard du gouvernement de participer à la conférence et à ce que le gouvernement hôte respecte les droits de tous les participants à s’exprimer librement et à se rassembler pacifiquement à l’intérieur et à l’extérieur du lieu de la conférence ». HRW propose un FAQ utile sur les défis aux droits humains en jeu à la COP29.
Les six premiers mois de 2024 ont été marqués par 756 violations de la liberté des médias dans la région UE et pays candidats, selon un nouveau rapport du mécanisme Media Freedom Rapid Response (MFRR). Ces violations – dont 474 ont été enregistrées dans l’UE, le reste ayant eu lieu dans les pays candidats – ont touché 1 212 personnes ou entités liées aux médias. Sur les 756 incidents, 100 étaient des agressions physiques, 143 ont été commises par des fonctionnaires du gouvernement et de l’État, et 24,6 % ont eu lieu en ligne (c’est le lieu le plus courant où des violations ont eu lieu).<
Les membres de l’IFEX et les groupes de défense de la liberté d’expression ont appelé les autorités turques à enquêter de manière approfondie sur une campagne de menaces qui dure depuis un an et qui vise le journaliste Murat Ağırel et sa famille, et à assurer la protection de ce dernier et de ses proches. La persécution est liée au travail du journaliste qui enquête sur le blanchiment d’argent, l’évasion fiscale et les allégations de trucage de matchs de football. Elle comprend la surveillance, des menaces de mort et des menaces de viol dirigées contre sa femme et d’autres femmes de sa famille. Début septembre, Ağırel a reçu une vidéo dans laquelle un individu masqué déclarait qu’un contrat avait été pris sur la vie du journaliste.
La Coalition britannique anti-procédures baillons (SLAPP) a lancé une nouvelle campagne en septembre face au retard persistant du parlement à établir des protections contre les SLAPP. Pour lancer la campagne, la Coalition a envoyé des lettres parodiques à chaque député, en utilisant un langage tiré de véritables lettres d’avocats qui ont été envoyées aux organismes de surveillance publique au Royaume-Uni. Selon Index on Censorship, l’objectif de ces lettres est de « montrer aux députés que les observateurs publics sont indûment ciblés par des menaces de poursuites judiciaires et de montrer à quel point ces lettres sont agressives. Les menaces de poursuites judiciaires sont rarement vues en public car la cible est souvent intimidée et réduite au silence ».