Un tour d’horizon des principales informations sur la libre expression en Europe et en Asie centrale, basé sur les rapports des membres de l'IFEX.
La Turquie
Il y a de nouveaux développements presque tous les jours en Turquie concernant les attaques contre la liberté d’expression. Ci-dessous quelques uns des faits saillants importants de ce mois.
Le 20 mars, la Cour européenne des droits humains (CEDH) a annoncé son premier jugement sur les requêtes déposées au nom des journalistes emprisonnés en Turquie. Celui-ci impliquait Şahin Alpay et Mehmet Altan (qui ont été emprisonnés à la suite du coup d’État manqué de 2016). La CEDH a jugé que les droits des journalistes à la liberté et à la sécurité personnelles ainsi qu’à la liberté d’expression avaient été violés. ARTICLE 19 et d’autres membres de l’IFEX ont salué la décision et appelé la Turquie à libérer immédiatement les deux journalistes.
Le 9 mars, Murat Sabuncu, le rédacteur en chef de Cumhuriyet, et le journaliste Ahmet Şık ont été libérés de la prison de Silivri; ils ont passé plus de 400 jours en détention provisoire. Les deux hommes sont jugés pour terrorisme aux côtés d’autres collègues de Cumhuriyet et un verdict est attendu à la prochaine audience (du 24 au 27 avril). Le procureur a requis de longues peines et des membres de l’IFEX observent le procès. Akın Atalay, le président du conseil exécutif du journal, est toujours en détention préventive.
They are free but over 100 other journalists and media workers are still imprisoned. They are free after 16 and 14 months of imprisonment yet they are still facing horrendous charges. I am happy they are back with loved ones and distraught that #AkınAtalay is not #FreeTurkeyMedia pic.twitter.com/5h4Nlzuixa
— Milena Buyum (@MilenaBuyum) March 9, 2018
Ils sont libres mais plus de 100 autres journalistes et professionnels des médias sont toujours emprisonnés. Ils sont libres après 16 et 14 mois d’emprisonnement, mais ils sont toujours confrontés à des accusations horribles. Je suis heureuse qu’ils soient de retour avec leurs proches et désemparée que #AkınAtalay ne soit pas libre #FreeTurkeyMedia
La veille de la décision de libérer Sabuncu et Şık, un autre tribunal a prononcé des peines d’emprisonnement à l’encontre d’au moins 22 journalistes de différents médias; tous les journalistes ont été condamnés pour des accusations liées au terrorisme.
La répression de la presse turque ne porte pas seulement sur l’emprisonnement de journalistes. Un projet de loi, actuellement en cours d’élaboration, accorderait aux autorités le pouvoir de surveiller et de contrôler tout contenu en ligne dans le pays, que la source de ce contenu soit en Turquie ou à l’étranger. S’adressant à l’Institut international de la presse, Can Dündar, ancien rédacteur en chef de Cumhuriyet, a dit: « Erdogan a déjà le contrôle sur la presse écrite en Turquie et en même temps sur les chaînes de télévision et de radio… Maintenant c’est au tour des médias sur Internet. »
Ce mois-ci, Taner Kılıç, président d’Amnesty International Turquie, a fêté son deuxième anniversaire consécutif derrière les barreaux. Il est en détention provisoire depuis juin 2016, lorsqu’il a été arrêté pour des accusations fallacieuses de terrorisme.
Today, #TanerKılıç – Amnesty’s #Turkey chair – will mark his 49th birthday in an overcrowded cell, away from wife & daughters.
His ‘crime’? To defend human rights. #FreeTaner #FreeRightsDefender #FreeThemAll pic.twitter.com/UeN5bSO2jP
— Stefan Simanowitz (@StefSimanowitz) March 11, 2018
Aujourd’hui, #TanerKılıç – président Amnistie #Turquie – commémorera son 49e anniversaire dans une cellule surpeuplée, loin de sa femme & de ses filles.
Son « crime »? Défendre les droits humains. #FreeTaner #FreeRightsDefender #FreeThemAll
À la fin du mois, les autorités ont saisi le journal kurde Özgürlükçü Demokrasi. Douze travailleurs de l’imprimerie ont été arrêtés sur les lieux le 28 mars et 15 autres ont été arrêtés au cours de perquisitions aux domiciles le lendemain. Les avocats ont été empêchés d’entrer en contact avec les détenus. Des membres de l’IFEX ont condamné ces détentions et ont exhorté la presse et la communauté internationales à faire des déclarations pressant la Turquie de respecter son obligation de protéger la liberté d’expression. Juste quelques jours auparavant, le Comité pour la protection des journalistes et Reporters sans frontières avait appelé les dirigeants européens à soulever la question de la liberté des médias lors de leur rencontre, le 26 mars, avec le président Erdogan.
Ján Kuciak et Daphne Caruana Galizia: des similitudes troublantes
L’assassinat, fin février, du journaliste d’investigation Ján Kuciak et sa fiancée Martina Kusnirova a provoqué une onde de choc à travers la Slovaquie. Kuciak enquêtait sur l’infiltration de la mafia dans l’establishment économique et politique slovaque et fut le premier journaliste à être assassiné pour son travail depuis que la Slovaquie est devenue un pays indépendant en 1990. Des membres de l’IFEX se sont joints à la condamnation internationale de ces meurtres et ont appelé que les responsables soit traduits en justice. Lors d’une réunion avec le gouvernement slovaque, le représentant de l’OSCE pour la liberté des médias, Harlem Désir, a appelé à une enquête complète et transparente. Ce message a été repris par le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, David Kaye. Dans les rues de Bratislava, des dizaines de milliers de personnes ont réclamé justice pour Kuciak.
If the goal of murdering the journalist #JanKuciak was to cover up corruption & silence a critical voice, it failed spectacularly. The deaths have instead forced a massive reckoning in Slovakia. https://t.co/W1NqWAGSZW pic.twitter.com/r3yzYXsbkl
— Andrew Stroehlein (@astroehlein) March 10, 2018
Si l’objectif du meurtre du journaliste #JanKuciak était de cacher la corruption & de réduire au silence une voix critique, il a échoué spectaculairement. Les morts ont plutôt modifié massivement les calculs en Slovaquie.
Jusqu’à présent, il n’y a eu aucune arrestation en rapport avec le crime, qui, selon un procureur, a toutes les apparences d’être l’œuvre d’un tueur à gage.
Des membres de l’IFEX et des journalistes en Europe ont rapidement à faire des parallélismes entre le meurtre de Kuciak et le meurtre en octobre de la journaliste d’investigation maltaise Daphne Caruana Galizia. Les membres de l’IFEX ont appelé la Commission européenne à prendre l’initiative de protéger les journalistes en Europe et plus spécifiquement de surveiller de près les enquêtes policières sur les meurtres de Kuciak et de Caruana Galizia.
Cependant, les réactions des personnes au pouvoir en Slovaquie et à Malte ont été très différentes. En Slovaquie, l’assassinat de Kuciak a déclenché une crise politique qui a conduit le Premier ministre Robert Fico – qui a des liens avec certains des personnages sur lesquels enquêtait Kuciak et qui n’est pas un ami de la presse indépendante – à démissionner.
Comparez cela avec la situation à Malte, où le Premier ministre Muscat – l’un des nombreux politiciens impliqués dans les enquêtes de Daphne Caruana Galizia – reste en fonction, où la défunte Caruana Galizia continue d’être poursuivi en justice par des politiciens (y compris le PM Muscat) pour diffamation, où l’ancien secrétaire général du Parti travailliste se moque ouvertement d’elle, et où les mémorials de la journaliste assassinée sont démolis à plusieurs reprises à la tombée de la nuit.
My mother’s memorial destroyed again overnight after incitement to do so by government officials. Malta is not a functioning democracy. pic.twitter.com/aecEkfGEoy
— Matthew Caruana Galizia (@mcaruanagalizia) March 22, 2018
Le mémorial de ma mère détruit encore pendant la nuit après l’incitation à le faire par les fonctionnaires du gouvernement. Malte n’est pas une démocratie vivante.
Le 23 mars, des membres de l’IFEX ont rejoint une coalition de groupes de défense de la liberté de la presse dirigée par le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias en appelant les diplomates à Malte à « faire sentir leur présence » quant à l’enquête sur le meurtre de Caruana Galizia. « Votre engagement dans cette affaire », ont-ils dit, « établit une norme et un précédent de ce qui est permis dans l’Union européenne ».
Espagne: des artistes, des rappeurs et des magazines en justice
L’Espagne continue de fournir des preuves presque hebdomadaires de la détérioration du climat de liberté expression. Ce mois-ci a connu la condamnation du rappeur Pablo Hasél pour « apologie du terrorisme » et « insultes à la monarchie ». Il a été condamné à deux ans et un jour de prison et au paiement d’une amende de 24 300 euros. Hasél a été condamné uniquement sur la base de ses tweets et de ses paroles; il rejoint une liste grandissante ou des rappeurs qui avaient été poursuivis pour les mêmes infractions (en février, le rappeur Valtonyc a été condamné à trois ans et demi de prison).
L’acteur Willy Toledo fait l’objet d’une enquête pour avoir « insulté » Dieu et la Vierge Marie à la suite de quelques commentaires qu’il a faits sur Facebook. Toledo a critiqué l’ouverture d’un procès contre trois femmes qui faisaient l’objet d’une enquête pour avoir « insulté les sentiments religieux » après avoir transporté un vagin géant à travers Séville, imitant une procession religieuse. Parmi les commentaires laissés par Toledo sur Facebook, il y avait: « Je chie sur Dieu et j’en ai encore assez pour chier sur le dogme de la sainteté et de la virginité de la Vierge Marie. Ce pays est embarrassant… Allez en enfer ». Tolède n’est pas le seul à être ciblé pour avoir exprimé des sentiments « blasphématoires ». Le mois dernier, l’artiste Daniel Serrano a été condamné à payer une amende de 480 euros pour avoir superposé une image de son visage sur une image de Jésus-Christ et l’avoir téléchargée sur Internet.
Des sentiments de malaise sont en vogue en ce moment. L’existence du magazine Mongolia est menacée suite à la décision d’un tribunal l’enjoignant de payer la bagatelle de 40 000 euros à un torero pour avoir « porté atteinte à son honneur ». Le magazine avait publié une caricature satirique du torero…
Et pendant que les artistes, les musiciens et des gens ordinaires souffrent de l’approche de plus en plus intolérante de l’Espagne envers la liberté d’expression, les policiers qui agressent les journalistes semblent jouir de l’impunité. La Fédération internationale des journalistes et la Fédération européenne des journalistes ont publié, ce mois-ci, une déclaration mettant en exergue leurs inquiétudes du fait que personne n’a été tenu responsable des blessures infligées à trois journalistes par la police anti-émeute lors d’une manifestation contre la monarchiquie en 2014.
Focus sur le genre: Jin News
Le 8 mars – Journée internationale de la femme – Des membres de l’IFEX ont fait la promotion de courageuses femmes journalistes et militantes qui défient les menaces, la détention et pire encore dans leur lutte pour la vérité et la justice. Dans un article inspirant, Index on Censorship a souligné le travail des femmes à Jin News, le seul site féministe d’information en Turquie. Jin News (« Jin » signifie « femme » en kurde) est entièrement dirigé par des femmes, se concentre principalement sur des questions liées aux femmes kurdes et a été bloqué à de nombreuses reprises par les autorités. Pour s’assurer que les voix des femmes ne sont pas réduites au silence, Jin News n’utilise que des témoignages et des citations de femmes dans ses reportages. Prière de jeter un coup d’œil à l’article pour en savoir plus sur les stratégies intéressantes utilisées par ces journalistes dans leur travail.
Elections: Russie, Azerbaïdjan et Hongrie
Le 18 mars, Vladimir Poutine a été réélu président de la Russie. Dans la période qui a précédé le jour du vote, il y avait eu la répression habituelle des voix de l’opposition. Des observateurs internationaux de l’élection ont déclaré que bien que le processus de vote ait été administré de manière équitable, les libertés fondamentales avaient été restreintes. Reporters sans frontières (RSF) a profité de cette élection pour mettre l’accent sur le bilan terrible de Poutine en matière de liberté de la presse. La Fédération internationale des droits de l’homme fournit un guide complet des attaques législatives de la Russie sur la liberté d’expression au cours des six dernières années.
L’élection présidentielle anticipée en Azerbaïdjan aura lieu le 11 avril. L’Institut pour la liberté et la sécurité des journalistes (IRFS) a condamné la décision du président Aliyev de repousser les élections au mois d’octobre 2018. Les « violations des droits humains en cours compromettent toute perspective significative d’élections libres et équitables », a déclaré IRFS qui a également appelé, ce mois-ci, à une relance de l’enquête sur le meurtre du journaliste critique d’Aliyev, Elmar Huseynov, abattu le 2 mars 2005. Personne n’a été reconnu coupable du meurtre et l’IRFS accuse les autorités de faire preuve de « négligence délibérée, aidant effectivement à dissimuler la vérité derrière ce crime ».
En Hongrie, les élections parlementaires auront lieu le 8 avril. Depuis quelques temps, le Premier ministre Orbán a intensifié la vilaine rhétorique anti-immigrée, anti-société civile, anti-UE et anti-George Soros. Et il vient juste d’ajouter l’ONU à sa liste d ‘« ennemis ». Une déclaration sur le site Web du gouvernement hongrois a demandé au Haut Commissaire des Nations Unies aux droits humains, Zeid Ra’ad Al Hussein, de démissionner suite aux commentaires de ce dernier, dans lesquels il qualifiait certains propos publics d’Orbán (sur l’immigration et le mélange de races) de racistes. Zeid n’aurait pas été impressionné par les demandes hongroises:
« Yes, I did call the increasingly authoritarian –though democratically elected –Viktor #Orban a racist and xenophobe…And no, I will not resign…it is time to stand up to the bullies »@UNHumanRights Chief
High time #Hungary‘s #EU partners speak out toohttps://t.co/4DOkMv5n00 pic.twitter.com/CfQUjenW2M
— Lotte Leicht (@LotteLeicht1) March 7, 2018
« Oui, j’ai appelé le de plus en plus despote – bien que démocratiquement élu – Viktor #Orban un raciste et xénophobe … Et non, je ne vais pas démissionner … il est temps de résister aux tyrans » @UNHumanRights Chef
En bref
Ce mois-ci, suite aux récentes décisions de justice qui ont condamné les journalistes à de lourdes amendes pour avoir « insulter » les présidents actuel et précédent du Kirghizstan, les membres de l’IFEX ont publié une déclaration publique à l’intention des législateurs kirghizes, soulignant leurs inquiétudes à propos de la détérioration du climat de la liberté de la presse, demandant la fin des poursuites en représailles contre les journalistes et les médias et appelant à amender les lois qui permettent (et même encouragent) ces poursuites.
Le 22 février, l’Ouzbékistan a libéré Yusuf Ruzimuradov, le journaliste le plus longtemps emprisonné au monde, bien que cela n’ait été confirmé qu’en mars. Ruzimuradov a purgé 19 ans de prison pour des accusations dites antiétatiques. Le bilan de l’Ouzbékistan sur la liberté de la presse est généralement horrible, mais certains analystes ont vu des signes d’espoir depuis la prise de fonctions, en 2016, du président Shavkat Mirziyoyev. Human Rights Watch nous a toutefois rappelé ce mois-ci (dans son rapport: Vous ne pouvez pas les voir, mais ils sont Toujours là: la censure et la liberté des médias en Ouzbékistan), que les journalistes et les critiques du gouvernement sont toujours sous la pression intense des autorités.
Le mois de mars a vécu le 100e anniversaire de la déclaration d’indépendance de la Biélorussie (la République populaire biélorusse a duré de 1918 à 1919). L’anniversaire est maintenant célébré comme « jour de la liberté » et c’est traditionnellement une journée pour les opposants au régime du président Loukachenko d’organiser des manifestations. Comme c’est la norme pour les manifestations en Biélorussie, celle qui a eu lieu le 25 mars a vu un grand nombre de militants arrêtés (les estimations varient de 30 à 70), y compris un éminent leader de l’opposition. Tous auraient été libérés plus tard. Des journalistes ont également été temporairement détenus ou empêchés d’essayer de couvrir la manifestation (l’Association biélorusse des journalistes fournit des détails sur chacun de ces incidents). Dans son récent article sur la liberté de la presse en Biélorussie, l’Institut international de la presse (IPI) note que, bien que la situation a semblé montrer de petits signes d’amélioration en 2016, elle a repris sa trajectoire descendante en 2017 – chose qui continue à ce jour.