De la guerre en Ukraine aux luttes contre les ‘procédures bâillons’ en Europe, des répressions en Biélorussie aux lois liberticides en Turquie, le rédacteur régional d’IFEX Cathal Sheerin analyse les points clés de 2022 et ce qu’il faut surveiller en 2023.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
Tantôt horrible, tantôt pleine d’espoir, 2022 a été une année mouvementée pour les droits humains en Europe et en Asie centrale.
La guerre Ukraine/Russie
Peu de gens contesteront que l’événement le plus important de la région en termes d’impact sur la société civile, les droits humains et la liberté d’expression a été l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février.
Selon les chiffres de décembre de l’ONU, la guerre a causé jusqu’au début janvier la mort de plus de 6 800 civils et en a blessé (presque) 10 800 autres ; le total actuel des réfugiés provoqués par le conflit a dépassé les 7,8 millions.
Comme l’a conclu la Commission d’enquête internationale indépendante sur l’Ukraine en septembre, les forces russes ont également commis des crimes de guerre, notamment des viols et abus sexuels, des détentions arbitraires, la déportation d’enfants vers des camps pénitentiaires et le territoire russe, des tortures et des exécutions extrajudiciaires.
En 2022, nos collègues ukrainiens de l’Institut d’information de masse (IMI) ont produit des rapports mensuels sur le coût élevé de l’invasion russe pour le journalisme ukrainien. Leur rapport final 2022 fait état de 467 attaques menées par les forces russes contre des journalistes et des médias en Ukraine depuis le début de la guerre. Ces attaques comprennent des meurtres, des blessures, des enlèvements, des menaces de mort, le bombardement de tours de télévision et la fermeture forcée de 216 médias. IMI a lui-même été la cible de plusieurs cyberattaques ; l’organisation pense qu’il s’agissait de représailles pour avoir « dénoncé les crimes de guerre russes ».
Le nombre d’initiatives lancées par les membres de l’IFEX au cours de l’année pour aider les journalistes ukrainiens et des médias travaillant en Ukraine est particulièrement impressionnant. Ces activités comprennent la fourniture d’équipements de sécurité et de signalement, une aide à la réinstallation, des collectes de fonds et plus encore : tous les détails peuvent être trouvés ici.
Tout en attaquant l’Ukraine, le gouvernement russe a également lancé une attaque sans précédent contre la liberté d’expression, les droits humains et la société civile dans son pays. Pour écraser la dissidence sur la guerre, les autorités ont bloqué ou interdit plusieurs médias indépendants, nationaux et étrangers. Diverses plateformes de médias sociaux ont également été bloquées. Plus de 150 journalistes étrangers et russes ont été contraints de fuir le pays. Des dizaines de milliers de manifestants anti-guerre ont été arrêtés, certains d’entre eux torturés. Une nouvelle loi a été adoptée pour criminaliser la diffusion de « fausses informations » sur l’armée russe ou pour avoir « sapé » celle-ci. Cette loi a été décrite par les experts de l’ONU comme une tentative d’imposer un « black-out total de l’information » sur la guerre, et comme donnant le sceau officiel d’approbation à la désinformation. Plusieurs personnes, dont des journalistes et des politiciens de l’opposition, ont été inculpées et/ou emprisonnées en vertu de la nouvelle loi.
Au cours de cette période, la Russie a également élargi sa législation déjà vaste sur les « agents étrangers » que les autorités utilisent pour entraver et harceler les groupes de la société civile depuis 2012. Selon l’analyse de Human Rights Watch, la définition d’un « agent étranger » est désormais si large qu’elle inclut toute personne ou entité qui « s’engage dans l’activisme civique ou même exprime des opinions sur les politiques russes ou la conduite des responsables… tant que les autorités prétendent qu’elles sont sous influence étrangère ».
Perspectives pour l’avenir
Il n’y a pas de fin immédiate en vue à la guerre de la Russie contre l’Ukraine. Les voix de l’opposition et les groupes de la société civile en Russie sont susceptibles de subir une montée en puissance de la pression sur eux via la législation récemment adoptée sur les « agents étrangers » et la loi contre la diffusion de « fausses informations » sur l’armée.
L’espace civique LGBTQI+ sera également de plus en plus restreint après que Poutine a signé une loi élargissant l’interdiction de la soi-disant « propagande gay » début décembre. Comme l’explique HRW, cette législation interdit pratiquement toute expression LGBTQI+.
Biélorussie : suppression de l’espace civique et de la liberté des médias
L’impact de la guerre de la Russie contre l’Ukraine a également été ressenti par la société civile de la Biélorussie voisine, où des manifestants anti-guerre ont été arrêtés et emprisonnés, souvent uniquement pour des commentaires sur les réseaux sociaux qui critiquaient Poutine et la guerre.
Le président Loukachenko a poursuivi sa répression des voix dissidentes et de l’opposition tout au long de l’année.
Dans son bilan annuel, l’Association Biélorusse des Journalistes (BAJ) a décrit 2022 comme une nouvelle « année dévastatrice pour la liberté des médias ». Le second semestre 2022 a vu des peines de prison draconiennes prononcées contre plusieurs journalistes ; jusqu’à la fin de l’année, il y a eu plus de 30 journalistes derrière les barreaux (condamnés ou en détention provisoire). Au 31 décembre, il y avait 1 448 prisonniers politiques en Biélorussie.
L’année a également été marquée par des changements législatifs inquiétants. Le mois de mai a vu l’élargissement de l’application de la peine de mort à la « tentative de terrorisme ». Les défenseurs des droits ont condamné cette décision, soulignant le flou de la définition du « terrorisme » par les autorités biélorusses et la fréquence avec laquelle elles ont utilisé des « accusations liées au terrorrisme pour poursuivre la dissidence politique ». Comme avertit Amnesty International, « les opposants au gouvernement risquent désormais d’être exécutés s’ils osent s’exprimer ».
En décembre, les législateurs ont adopté un projet de loi qui pourrait, une fois promulgué par Loukachenko, être utilisé pour cibler les voix critiques biélorusses vivant à l’étranger en les privant de leur citoyenneté.
L’année a également vu le travail des défenseurs des droits humains et de la liberté de la presse reconnu : le défenseur des droits humains emprisonné Ales Bialiatski a remporté le Prix Nobel de la paix ; et BAJ, membre de l’IFEX, a reçu le Prix mondial de la liberté de la presse UNESCO/Guillermo Cano.
Perspectives pour l’avenir
Le procès d’Ales Bialiatski et de deux collègues du site Viasna s’est ouvert le 5 janvier 2023. Arrêtés en juillet 2021 dans le cadre de la « purge » de la société civile par le président Loukachenko, ils sont inculpés de « trafic » d’argent et de « financement d’actions collectives violant de manière flagrante l’ordre public ». Ils risquent jusqu’à 12 ans de prison s’ils sont reconnus coupables.
En octobre 2022, la Biélorussie s’est retirée du Premier protocole facultatif au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ce qui signifie que les victimes individuelles de violations des droits humains en Biélorussie, qui se sont vues refuser la justice au niveau national, ne pourront plus porter plainte devant le Comité des droits de l’homme des Nations Unies. Cette décision entre en vigueur le 8 février 2023.
Fin décembre, l’agence de presse d’État a publié un article suggérant que la Biélorussie pourrait introduire une législation anti – « propagande gay », similaire à celle de la Russie. L’article citait la présidente du Conseil de la République de l’Assemblée nationale, Natalya Kochanova, qui soutient une telle loi et qui a dirigé la campagne électorale de Loukachenko en 2020.
UE : des progrès contre les SLAPP
Ces dernières années, une détermination croissante émerge en Europe pour s’attaquer à la menace à la liberté d’expression posée par les poursuites stratégiques contre la participation publique (SLAPP), ou « procès bâillons ». Il s’agit de poursuites judiciaires abusives (le plus souvent des plaintes en diffamation) intentées par les riches et les puissants pour faire taire les journalistes d’investigation et les militants. Plusieurs centaines de procès de ce type ont eu lieu en Europe ces dernières années.
Des groupes militant pour la libre expression, dont des membres de l’IFEX, participent depuis plusieurs années à la mobilisation en faveur d’une législation anti-SLAPP.
En 2022, le mouvement européen anti-SLAPP a fait des progrès significatifs.
En avril, la Commission européenne a proposé une directive anti-SLAPP et une recommandation aux États membres.
En octobre, CASE Coalition against SLAPPs et le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias ont organisé une toute première conférence anti-SLAPP, historique en Europe. À la suite de cet événement, CASE Coalition a lancé un appel à l’action contre les SLAPP, exhortant les gouvernements de toute l’Europe à prendre des mesures législatives et pratiques immédiates pour protéger les journalistes et autres lanceurs d’alertes de la menace croissante que représentent ces poursuites abusives. Une liste complète des recommandations à l’UE, aux États membres du Conseil de l’Europe et aux organismes internationaux peut être consultée ici.
L’année a également vu des efforts contre les procès bâillons se dérouler en dehors de l’UE. En novembre, la UK Anti-SLAPP Coalition a présenté un modèle de loi anti-SLAPP au secrétaire d’État britannique à la Justice. La loi type décrit la meilleure façon pour le gouvernement britannique de tenir son engagement (pris en juillet) de réformer la loi pour introduire des mesures anti SLAPP (contre les procès bâillons) solides.
Perspectives pour l’avenir
La directive anti-SLAPP de la Commission européenne devra être négociée et adoptée par le Parlement européen et le Conseil avant de pouvoir devenir une loi de l’UE.
Le Comité d’experts sur les SLAPP du Conseil de l’Europe a été chargé de rédiger une recommandation d’ici la fin 2023. Les membres de CASE Coalition réclament cela depuis un certain temps, affirmant que la recommandation « devrait être publiée avec des orientations claires sur les mesures nécessaires pour décourager les SLAPP et les rejeter dès un stade précoce, pour sanctionner ceux qui utilisent les SLAPP ou menacent de le faire, et pour fournir un soutien financier et juridique aux personnes ciblées. Elle devrait également donner des indications sur la manière d’empêcher la pratique du « forum shopping », ou « course au tribunal », par lequel les affaires sont intentionnellement portées devant des juridictions qui maximisent les coûts et les inconvénients pour le défendeur.
Turquie : une dangereuse loi contre la « désinformation » et des actions contre les LGBTQI+
Au milieu du harcèlement et des poursuites apparemment sans fin contre les journalistes et les militants de la société civile en Turquie, il y a eu deux développements particulièrement inquiétants en 2022, susceptibles d’avoir des implications à long terme pour la liberté d’expression et les droits humains en général.
Le premier d’entre eux a été l’adoption en octobre de la soi-disant « loi sur la désinformation » (souvent surnommée la « loi sur la censure »). Cette législation, composée de 40 articles modifiant plusieurs lois, fait de la « diffusion de fausses informations » un délit pénal passible de peines pouvant aller jusqu’à trois ans de prison. Des groupes de défense des droits ont souligné comment le flou de la définition de « fausse information » pourrait être abusé par le système judiciaire fortement politisé de la Turquie, et aussi comment il est susceptible d’encourager un plus grand degré d’autocensure parmi les citoyens et les journalistes. En décembre, le journaliste Sinan Aygül est devenu la première personne à être arrêtée en vertu de la nouvelle loi.
Le deuxième développement a été la hausse de l’homophobie parrainée par le gouvernement. Sur fond de rassemblements anti-LGBTQI+ soutenus par des élus et de propos homophobes tenus en public par le président Erdoğan, le parti au pouvoir a proposé un amendement à l’article 41 de la Constitution pour rendre la définition de la famille plus conforme aux « valeurs traditionnelles ».
Bianet rapporte que l’amendement proposé supprimera de l’article 41 la phrase « La famille est le fondement de la société turque et est fondée sur l’égalité entre les époux » et la remplacera par « la famille est construite par un homme et une femme ». Un avocat a déclaré à Bianet que l’amendement représentait le gouvernement « montrant les dents » aux personnes LGBTQI+ et que le but était vraiment d’attiser la haine homophobe.
Le rapport 2022 d’ILGA-Europe sur la situation des personnes LGBTQI+ en Europe montre que la Turquie est déjà le deuxième pire pays de la région pour les droits LGBTQI+.
Perspectives pour l’avenir
Des élections présidentielles et législatives sont prévues pour juin 2023, date à laquelle il est prévu qu’un référendum soit également organisé sur la modification de l’article 41. Il est fort probable que la rhétorique hostile à l’encontre des personnes LGBTQI+, coupables de « terrorrisme culturel » selon le ministre de l’Intérieur en novembre – augmentera à l’approche du jour du scrutin.
De même, les journalistes et artistes kurdes pourraient se retrouver ciblés de manière disproportionnée par les autorités dans les mois à venir, poursuivant la tendance de 2022 faite d’arrestation massives de journalistes des médias kurdes et à l’interdiction des concerts de musique des artistes kurdes.
Il reste à voir quel impact la loi de « désinformation » de 2022 aura sur l’autocensure en Turquie, mais il est raisonnable de craindre qu’elle soit utilisée contre les opposants au gouvernement alors que le pays se dirige vers les élections, ce qui représente un sérieux défi pour l’accès à des informations exactes.