Novembre 2021 en Europe et en Asie centrale. Une synthèse de la liberté d'expression produite par Cathal Sheerin, rédacteur régional de l'IFEX, sur la base des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
En novembre, le Parlement européen a officiellement soutenu un rapport sur les mesures de lutte contre les SLAPP. Une nouvelle législation en Pologne restreint l’accès des journalistes et des défenseurs des droits à la frontière avec la Biélorussie. Ce mois a également vu des femmes agressées par la police turque à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, et des défenseurs des droits ont exprimé leur solidarité avec les prisonniers politiques biélorusses.
Biélorussie : « Nous massacrerons toute la racaille »
En novembre, le gouvernement de Biélorussie a poursuivi sa répression contre la presse indépendante et la société civile.
Au début du mois, les autorités ont bloqué l’accès aux sites Internet de la Belarusian Association of Journalists (BAJ) et de PEN Biélorussie ; elles ont également déclaré la chaîne Belsat TV et l’agence de presse BelaPAN « organisations extrémistes ».
À peu près à la même époque, 35 Etats de l’OSCE ont invoqué le mécanisme de Vienne pour exiger des réponses du gouvernement biélorusse sur les « violations et atteintes graves aux droits humains » qui ont suivi l’élection présidentielle contestée de 2020. Sans surprise, la réponse de la Biélorussie « n’indiquait pas de changement important dans l’approche des autorités biélorusses ».
Le refus absolu du gouvernement de changer de cap a encore été souligné en novembre lors d’une interview accordée par le président Loukachenko à la BBC. Interrogé sur les 270 groupes de la société civile biélorusse qui ont été contraints de fermer depuis juillet 2021, il a répondu : « Nous massacrerons toute la racaille que vous [l’Occident] avez financée ».
Jusqu’à présent, la répression par Loukachenko des voix indépendantes a fait plus de 880 prisonniers politiques. Ces prisonniers ont été commémorés par des actes de solidarité à travers le monde lors de la Journée de solidarité avec les prisonniers politiques de Biélorussie (le 27 novembre).
[ Traduction : Fil : Avant la Journée de solidarité avec les prisonniers politiques du #Belarus ( le 27 novembre), l’IFEX réitère son appel à la libération immédiate et inconditionnelle de plus de 888 citoyens biélorusses injustement emprisonnés depuis les élections de l’année dernière.]
Selon les archives de la BAJ, parmi ces prisonniers se trouvent 30 journalistes. Depuis janvier 2020, la BAJ a documenté les détentions de plus de 580 professionnels des médias. Son dernier rapport (couvrant la période de janvier à septembre 2021) fait également état de plus de 140 perquisitions dans les bureaux et domiciles de journalistes, ainsi que du blocages de plus de 100 sites Web politiques et médiatiques.
Pour en savoir plus sur la persécution des journalistes biélorusses, vous pouvez regarder en ligne une table ronde organisée ce mois-ci par ARTICLE 19 et l’Institut international de la presse, intitulée « Reporting against all odds: Journalism in Belarus today» [Témoigner contre vents et marées : le journalisme en Biélorussie aujourd’hui] [VIDEO] . Parmi les orateurs figurent Teresa Ribeiro, représentante de l’OSCE pour la liberté des médias, et Miklos Haraszti, ancien rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des droits humains en Biélorussie.
Turquie : Hausse « sans précédent » des brutalités policières
Le 26 novembre, un tribunal turc a une nouvelle fois décidé de maintenir la détention injuste du leader de la société civile Osman Kavala. En 2019, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) avait décidé que Kavala devait être libéré et que toutes les charges retenues contre lui devaient être abandonnées. Des groupes de défense des droits, dont Human Rights Watch et Amnesty International, ont appelé le Conseil de l’Europe à lancer une procédure d’infraction contre la Turquie pour son refus persistant de se conformer à la décision de la Cour européenne des droits de l’homme. Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe devait se prononcer sur cette question à la fin du mois.
Un rapport publié en novembre par Expression Interrupted a montré une augmentation « sans précédent » de la brutalité policière envers les journalistes en Turquie. La période couverte par le rapport (de juillet à septembre 2021) a vu au moins 51 journalistes agressés ou entravés dans leur travail par des policiers ou des membres du public. Il est peu probable que ce soit une coïncidence. Cette augmentation de la violence policière s’est produite durant la période d’interdiction d’enregistrer les activités de la police lors de manifestations ou d’autres événements. Cependant, novembre a vu la suspension par un tribunal turc de cette interdiction.
Les militantes des droits des femmes sont également régulièrement victimes de violences policières en Turquie. Des manifestantes qui ont défilé à Istanbul pour marquer la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes ont elles-mêmes été attaquées par la police à l’aide de balles en caoutchouc et de gaz lacrymogène.
Les groupes de défense des droits ont fait part de leurs inquiétudes face à la montée de la violence à l’encontre des militantes et des travailleuses des médias : plus tôt cette année, un rapport de la Coalition for Women In Journalism avait révélé que la Turquie était « le premier pays pour les attaques et les menaces contre les femmes journalistes ». Le mois dernier, le Rapport 2021 de la Commission européenne sur la Turquie a mis en évidence de graves inquiétudes à la suite du retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul sur la violence à l’égard des femmes : atteintes aux droits des femmes en général et augmentation du discours discriminatoire à l’encontre des personnes LGBTQI+.
Russie : « Un outil de représailles contre la société civile »
Ces derniers mois, la Russie a ajouté davantage de journalistes et de groupes de la société civile à sa liste d’ « agents de l’étranger ». Le mois de novembre a vu des cas très médiatisés où cette loi a été utilisée – selon les termes du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe – comme « un outil de représailles contre la société civile et les défenseurs des droits humains ».
Au milieu du mois, le journaliste Dmitry Muratov et son journal Novaya Gazeta ont été condamnés à une amende parce que leur mention de deux organisations de la société civile aurait omis de préciser leur statut d’« agents de l’étranger ». En octobre, Muratov a reçu le prix Nobel de la paix 2021 aux côtés de la journaliste philippine Maria Ressa.
Vers la fin du mois, Memorial, l’une des organisations de la société civile les plus importantes de Russie, était en justice pour sa survie alors que les autorités russes cherchent à la faire liquider. Les procureurs allèguent que l’organisation a violé à plusieurs reprises la loi sur les « agents de l’étranger » en omettant d’étiqueter certains documents publiés de la mention « agent de l’étranger ».
SLAPP et « tourisme de la diffamation »
Il y a eu une bonne nouvelle ce mois-ci lorsque le Parlement européen a officiellement adopté un rapport sur l’utilisation des SLAPP (poursuites judiciaires stratégiques contre la participation publique). Ces poursuites abusives sont utilisées par les riches et les puissants pour faire taire les journalistes et les voix critiques en les drainant financièrement et psychologiquement. Le rapport fait plusieurs recommandations, notamment des propositions de rejets anticipés de SLAPP, des sanctions pour les plaignants, la prévention du « tourisme de diffamation » (poursuivre un écrivain pour diffamation dans une juridiction étrangère où les lois sur la diffamation favorisent le plaignant) et une directive de l’UE établissant des normes minimales pour protéger les victimes.
Le Royaume-Uni est une destination populaire pour ces « diffamations touristiques ». Ce mois-ci, l’auteure Catherine Belton et son éditeur Harper Collins étaient devant les tribunaux britanniques pour faire face à deux plaintes en diffamation concernant le livre de Catherine Belton, Putin’s People: How the KGB took back Russia and then took on the West [Le peuple de Poutine : comment le KGB a repris la Russie puis pris le dessus sur l’Occident]. Les poursuites sont intentées par l’homme d’affaires russe Roman Abramovich et la société énergétique d’État russe Rosneft.
La plainte de Roman Abramovich concerne sa relation avec le président russe Vladimir Poutine. La plainte de Rosneft concerne des allégations selon lesquelles le groupe aurait participé à l’expropriation de Yukos Oil Company, qui appartenait à l’homme d’affaires Mikhail Khodorkovsky. Les membres de l’IFEX et d’autres organisations de défense des droits ont publié une déclaration conjointe exprimant nos préoccupations au sujet de ces poursuites, qui, selon nous, s’apparentent à des SLAPP. Après une audience préliminaire, Rosneft a décidé de retirer sa plainte.. Tout procès motivé par la plainte d’Abramovich ne devrait pas avoir lieu avant au moins un an.
En bref
Le plus ancien prisonnier politique du Kazakhstan, le poète et militant Aron Atabek, est décédé le 24 novembre alors qu’il était soigné pour COVID-19 dans un hôpital. Il avait été libéré de prison en octobre pour des raisons humanitaires selon les autorités. Atabek avait purgé 15 ans d’une peine de prison de 18 ans et devait passer les trois années restantes sous un régime de type libération conditionnelle.
Atabek a été reconnu coupable en 2007 d’accusations liées à son rôle dans l’organisation d’une manifestation contre la démolition d’un bidonville, au cours de laquelle un policier avait été tué. Il a toujours clamé son innocence et a même rejeté une grâce au motif qu’elle l’aurait obligé à admettre sa culpabilité. Sa santé s’est rapidement détériorée en prison et les autorités lui ont refusé un traitement adéquat pour divers problèmes de santé chroniques. Atabek s’était souvent plaint d’avoir été torturé et maltraité, et, en 2012, il avait été condamné à deux ans d’isolement pour avoir écrit un article critiquant le président du Kazakhstan de l’époque, le despote Noursoultan Nazarbaïev. Le Parlement européen considérait Atabek comme un prisonnier politique et avait demandé sa libération au début de l’année.
[ Traduction : Aidana, la fille du prisonnier politique et poète Aron Atabek, s’exprimant durant un hommage à son père dans le centre d’Almaty, sous la statue d’Abaï Kounanbaïouly, le plus célèbre poète du Kazakhstan. « Pourquoi n’arrêtez-vous pas les voleurs ? » a demandé un homme à un agent de sécurité qui filmait l’événement. ]
De manière inquiétante, c’est désormais un crime de diffuser de « fausses nouvelles » en Grèce. Les journalistes reconnus coupables d’avoir publié ou partagé ce que les autorités prétendent être de fausses nouvelles, « susceptibles de susciter l’inquiétude ou la peur des citoyens ou de saper la confiance dans l’économie nationale, la capacité de défense du pays ou la santé publique », pourraient faire face à cinq ans de prison. La modification de la loi ne définit pas les « fake news » ou les normes qui seront utilisées pour déterminer si une information est une « fake news ».
La crise humanitaire qui se déroule le long de la frontière entre la Biélorussie et la Pologne, où des milliers de migrants et de demandeurs d’asile ont été piégés dans des conditions inhumaines – les gardes-frontières biélorusses les poussant violemment en Pologne et les gardes-frontières polonais les repoussant de force et illégalement – ont fait les gros titres du monde entier ce mois-ci, malgré l’état d’urgence décrété en Pologne, qui limitait les reportages dans cette région. De nombreux journalistes ont été brièvement détenus, harcelés judiciairement et intimidés par des soldats polonais uniquement pour avoir tenté de faire un reportage depuis la zone frontalière. Les membres de l’IFEX ont demandé au gouvernement polonais de lever les restrictions de reportages à la frontière. Cependant, le 30 novembre, le président Andrzej Duda a promulgué une loi qui, de fait, prolonge de nombreuses mesures imposées par l’état d’urgence et limite l’accès des organisations humanitaires et des journalistes à la zone frontalière.
La rapporteuse spéciale de l’ONU sur la liberté d’opinion et d’expression a fait part de ses inquiétudes concernant la saisie des médias par l’Etat en Hongrie lors de sa visite dans ce pays en novembre. Évoquant les prochaines élections législatives de 2022, elle a souligné la nécessité des reportages libres et indépendants et d’un accès équitable aux médias pour tous les candidats et partis. Elle a également appelé le gouvernement hongrois à reconnaître les contributions importantes apportées à la société par les journalistes et les défenseurs des droits humains travaillant sur les droits des migrants, des réfugiés et des personnes LGBTQI+ au lieu d’en faire les cibles de campagnes de haine, de harcèlement ou de stigmatisation.