Comment les pollueurs ont manipulé la sphère de l’information pour faire taire les voix discordantes et aggravé la crise climatique ; et comment les citoyens ripostent.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
Le consensus international selon lequel il faut s’attaquer de toute urgence au changement climatique est écrasant, mais nos systèmes politiques n’ont généralement pas réussi à mettre en œuvre les solutions radicales nécessaires pour faire face à cette crise et à d’autres crises environnementales. La majeure partie de la population mondiale, en particulier les groupes touchés de manière disproportionnée (les peuples autochtones, les jeunes, les personnes économiquement défavorisées, les personnes handicapées) sont exclues des processus décisionnels cruciaux liés à l’environnement.
Ci-dessous, nous montrons comment l’un des principaux domaines d’activité du réseau IFEX , la défense du droit d’accès et du partage de l’information, est fondamental pour résoudre ce problème mondial.
Principe fondateur : « la démocratie environnementale »
Cette expression n’est pas aussi largement utilisée que « justice environnementale », du moins, pas encore. Mais pour ceux qui tentent de demander des comptes aux grands pollueurs ou qui défendent les droits et la vie des groupes qui subissent le plus gros – mais pas la responsabilité – des graves dommages infligés à la nature, le renforcement de la démocratie environnementale offre une approche stratégique.
Elle repose sur la conviction qu’une participation significative du public à la prise de décisions concernant les ressources naturelles est fondamentale pour garantir que ces décisions sont prises équitablement et qu’elles répondent de manière adéquate aux besoins des populations.
Une démocratie environnementale efficace repose sur trois piliers interdépendants : la transparence (le droit d’accéder à l’information et de la partager) ; la participation du public (ce qui signifie que les voix des citoyens sont entendues et influencent la prise de décision) ; et la justice (l’application des lois et traités environnementaux, et la possibilité de demander réparation lorsque les gouvernements ou les entreprises violent nos droits).
L’information, c’est un pouvoir
Pourquoi l’accès à des informations fiables – et leur diffusion – s’avèrent-ils être un champ de bataille si crucial lorsqu’il s’agit de parvenir à une certaine forme de justice environnementale ?
Nous avons besoin de données précises pour éclairer nos arguments et nos actions, afin de faire de nous des militants, des défenseurs des droits, des journalistes et des citoyens plus efficaces.
- L’information est un outil essentiel pour persuader – ou forcer – les élus et les entreprises nuisibles à l’environnement d’effectuer les changements nécessaires pour garantir un monde viable pour tous, ou d’offrir une juste compensation pour les dommages qu’ils ont causés.
- Elle est également essentielle à notre capacité à informer et à impliquer les autres dans ces luttes.
Il n’est donc pas étonnant que les puissantes entités responsables de la destruction de l’environnement tentent d’empêcher la libre circulation d’informations précises.
Les gouvernements ont introduit des lois qui répriment les manifestations publiques ou autres événements de sensibilisation organisés par les militants écologistes. Les entreprises ont exploité la loi – par exemple sous la forme de procédures-baîllons (SLAPP) – pour intimider les journalistes ou les militants cherchant à dénoncer leurs actes.
Les actions visant à faire taire les individus prennent également des formes plus violentes. Parmi les cas les plus emblématiques figurent le journaliste du Guardian Dom Phillips et l’expert autochtone Bruno Pereira, qui ont été assassinés au Brésil alors qu’ils enquêtaient et dénonçaient les violations des droits des autochtones et la destruction de l’environnement en Amazonie, ainsi que la défenseure des droits Berta Cáceres, qui a mis sur pieds un mouvement pour protéger et défendre la terre du peuple autochtone Lenca du Honduras contre les projets miniers, les barrages et autres projets nuisibles à l’environnement.
Le plus pernicieux peut-être est que les géants des combustibles fossiles diffusent délibérément depuis des décennies de la désinformation sur les effets néfastes de leur industrie sur l’environnement afin de tromper à la fois les gouvernements et le public. Ces campagnes de désinformation, désormais alimentées par Internet, ont également créé des désinformateurs involontaires : des citoyens qu’ils trompent, et qui diffusent ensuite ces mensonges à d’autres. Nous examinons ci-dessous quelques exemples flagrants, cadeaux de l’industrie des énergies fossiles.
La désinformation comme arme de guerre
Une participation publique significative repose sur une base commune de compréhension, mais tout le monde n’est pas sur la même longueur d’onde lorsqu’il s’agit du changement climatique.
En 2021, seulement 57% de citoyens américains pensaient que les activités humaines étaient la principale cause du réchauffement climatique ; 23 % estiment qu’il existe un désaccord profond entre les scientifiques sur le changement climatique. Comment peut-il y avoir autant de sceptiques alors que 99.9 % des articles scientifiques évalués par des pairs conviennent que le changement climatique est à la fois anthropique et principalement causé par la combustion de combustibles fossiles ?
C’est en grande partie dû au fait que le secteur des énergies fossiles mène une campagne de désinformation depuis des décennies pour jeter le doute sur les avertissements concernant le changement climatique, même en sachant que ces avertissements étaient fondés sur des données scientifiques solides et que la combustion du pétrole et du gaz était le principal moteur de la crise.
Nous le savons grâce au travail de divers acteurs : les journalistes, militants et chercheurs qui ont passé des années à examiner les documents internes et les communications externes des entreprises, à interviewer d’anciens salariés, à fouiller dans les archives et à déposer des demandes d’accès à l’information (FOI) ; et aux nombreux groupes écologistes et autochtones dont l’activisme a contribué à diffuser cette information.
En 2015, une enquête révolutionnaire menée par InsideClimate News, le LA Times et la Columbia Graduate School of Journalism, a révélé qu’Exxon savait dès les années 1970 que la combustion d’énergies fossiles provoquerait le réchauffement climatique. En 2017, des chercheurs de Harvard ont présenté la preuve que l’entreprise avait délibérément induit le public en erreur sur le réchauffement climatique anthropique. En 2023, les mêmes chercheurs ont révélé que les analyses internes d’Exxon (qui ont débutée en 1977) avait prévu avec précision la vitesse à laquelle la combustion d’énergies fossiles provoquerait le réchauffement climatique, et que la modélisation temporelle de l’entreprise était souvent plus précise que celle de la NASA.
La campagne de désinformation de l’industrie des combustibles fossiles a débuté à la fin des années 1980 et a mis l’accent sur la soi-disant « incertitude » de la science autour du changement climatique, créant un climat de doute et favorisant la méfiance envers les données et analyses fournies par des scientifiques indépendants. Ils n’avaient besoin de convaincre personne, il leur suffisait de décrédibiliser.
Des groupes ont été formés pour faire pression sur les législateurs américains et des milliers de publi-reportages visant à semer la confusion dans l’opinion publique ont été publiés. Des titres comme « Si la terre se réchauffe, pourquoi le Kentucky se refroidit-il ? » étaient monnaie courante. Des scientifiques et des organisations apparemment indépendants, qui minimisaient les risques et les causes du changement climatique, ont été recrutés et financés par l’industrie. L’objectif était de convaincre le public que le changement climatique était un débat et non une science établie.
Comme cela a été le cas avec toutes les campagnes de désinformation, les médias sociaux ont permis au secteur pétrolier et gazier de mieux orienter son faux discours, en adaptant le message pour répondre aux préoccupations croissantes du public à propos du changement climatique : dans les mois précédant la COP27, les entreprises des énergies fossiles ont dépensé environ 4 millions de dollars en publicités sur Facebook et Instagram pour diffuser de fausses allégations climatiques, dont une grande partie consistait à « blanchir » les activités des entreprises.
De l’autre côté, les règles insuffisantes mises en œuvre par Twitter et Facebook afin d’éradiquer la publicité politique sur leurs plateformes ont, apparemment par inadvertance, bloqué les publicités de véritables entreprises d’énergie propre. Dans ces cas, une simple référence à des règles politiques ou à des personnalités politiques dans des publicités pour des événements ou des produits verts a suffi à entraîner un blocage, entravant ainsi la circulation des informations sur les initiatives en matière d’énergie propre. Pour Facebook, la « politique environnementale » entraine en fait l’interdiction de la publicité sur sa plateforme car liée à certaines « questions sociales ».
L’information renforce l’action
Le rôle central des journalistes et des chercheurs, consistant à fournir au public des informations précises sur ce qu’Exxon et d’autres géants des énergies fossiles savaient de leur propre contribution au changement climatique – et sur la manière dont ils l’ont dissimulé – a été crucial pour obtenir réparation.
À la suite des révélations sur Exxon en 2015, le procureur général de New York a ouvert une enquête sur l’entreprise, exigeant qu’elle divulgue des documents montrant ce qu’elle savait du changement climatique et ce qu’elle avait caché au public.
La même année, une pétition signée par plus de 350 000 citoyens réclamait une enquête fédérale sur Exxon.
En 2017, des villes et des États des États-Unis ont commencé à intenter des poursuites contre Exxon et d’autres sociétés du secteur, réclamant des dommages-intérêts pour la dévastation environnementale qu’ils ont subie en raison du changement climatique et exigeant des mesures urgentes pour limiter davantage ces dommages. Toutes ces poursuites en justice sont étayées par des accusations selon lesquelles l’industrie aurait délibérément induit le public en erreur sur les dangers de la combustion des énergies fossiles, exacerbant ainsi le problème.
Les États ne sont pas les seuls à poursuivre les sociétés de combustibles fossiles, et cela ne se produit pas uniquement aux États-Unis. En mars 2023, la Cour européenne des droits de l’Homme a entendu une affaire intentée par des avocats représentant plus de 2 000 femmes suisses âgées, dans laquelle ils accusent la Suisse de ne pas en faire assez pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, dont les conséquences climatiques (selon les avocats) sont particulièrement préjudiciable à la santé des personnes âgées.
Le même mois, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté une résolution – dirigée par la nation insulaire du Pacifique, Vanuatu – demandant à la Cour internationale de Justice d’examiner les obligations juridiques des États en matière de protection du système climatique et les conséquences juridiques en cas de non-respect de cette obligation, en particulier en ce qui concerne les petits États insulaires en développement et les générations futures.
L’impact disproportionné du changement climatique sur les peuples autochtones a été largement documenté. Plusieurs communautés autochtones, y compris celles dont la survie dépend entièrement des cycles naturels, intentent des poursuites contre les géants des combustibles fossiles et les gouvernements. En 2020, le peuple Waorani de l’Equateur s’est joint à un groupe d’OSC pour intenter une action en justice contre PetroOriental SA pour avoir causé « la pollution atmosphérique et ses effets directs sur le changement climatique ». En 2022, de jeunes plaignants autochtones d’Hawaii dont intenté une action contre le ministère des Transports pour des projets routiers qui « bloquent et intensifient l’utilisation de combustibles fossiles, plutôt que des projets qui atténuent et réduisent les émissions ».
Et plus récemment, en août 2023, lors d’un procès révolutionnaire sur le climat, une juge américaine a donné raison à 16 jeunes plaignants (dont beaucoup sont mineurs) qui accusaient l’État du Montana de nuire au climat parce que sa politique en faveur des énergies fossiles violait des dispositions de la constitution de l’État garantissant un « environnement propre et sain ».
Actions des membres de l’IFEX pour renforcer la démocratie environnementale
Comme le démontre cette récente victoire juridique au Montana, lorsque les principes clés de la démocratie environnementale – transparence, participation du public et justice – sont respectés, les citoyens sont habilités à s’engager de manière stratégique dans des activités visant à instaurer la justice environnementale.
Qu’il s’agisse de soutenir des initiatives visant à renforcer l’inclusivité et l’exactitude de l’information environnementale, ou de contrer les tentatives des entreprises ou des gouvernements de la supprimer, les membres de l’IFEX contribuent à ce travail. Voici quelques exemples récents.
- La Fondation des médias pour l’Afrique de l’Ouest (MFWA) a lancé une bourse de journalisme sur le changement climatique, dont l’objectif est de former de jeunes journalistes ouest-africains à produire des reportages percutants sur le changement climatique qui « augmenteront l’accès du public à l’information sur le changement climatique » et « inciteront à une approche holistique » pour faire face à la crise climatique.
- ADISI Cameroun a mis en œuvre un projet visant à attirer l’attention sur l’impact dévastateur de la disparition des mangroves – des puits naturels de carbone de première importance – le long des côtes ouest-africaines. Ils ont sélectionné et formé des journalistes au journalisme de données et au journalisme d’investigation appliqué aux questions environnementales, et ont produit et publié des articles d’investigation.
- En Équateur, Fundamedios – en collaboration avec des partenaires régionaux et internationaux – a organisé le Deuxième sommet amazonien sur le journalisme et le changement climatique. Des journalistes, des militants, des universitaires et d’autres acteurs ont assisté à l’événement où les femmes autochtones ont joué un rôle de premier plan. Les sujets abordés comprenaient les risques auxquels sont confrontés les journalistes environnementaux sur le terrain, la désinformation et le changement climatique ainsi que l’égalité des sexes dans le mouvement environnemental.
- Au Cambodge, le Cambodian Center for Human Rights (CCHR) et d’autres groupes régionaux et internationaux ont demandé une enquête sur la détention de journalistes et de militants qui filmaient la déforestation d’une zone interdite dans la forêt de Phnom Tamao. Ils ont appelé les autorités à « faire respecter la loi sur la presse, la Constitution et toutes les lois nationales et internationales qui garantissent le droit à la liberté d’expression ».
- En Mongolie, Globe International Center (GIC) a fait campagne pour la protection des individus ciblés et criminalisés pour avoir exprimé leurs opinions sur les projets de développement et leur impact sur l’environnement. Il appelle les autorités à reconnaître publiquement l’importance de la liberté d’expression, d’une participation significative et d’une liberté sans entrave d’accès à l’information.
- En Turquie, Bianet a lancé un projet de journalisme écologique, visant à renforcer les liens entre les groupes environnementaux et les journalistes locaux, à produire des reportages plus précis sur les crises environnementales et ainsi à défier plus efficacement les responsables de la dégradation de l’environnement.
- À la veille de la COP27 (2022) en Égypte, Human Rights Watch (HRW) avait condamné le gouvernement pour avoir considérablement réduit la capacité des groupes environnementaux à mener « une politique indépendante, un plaidoyer et un travail de terrain essentiel à la protection de l’environnement naturel du pays ». Le Gulf Center for Human Rights (GCHR) appelle les Émirats arabes unis (EAU) à s’abstenir de mener une surveillance liée à la prochaine COP28, en novembre 2023, et à ses participants.
Nous vous encourageons à suivre les efforts continus des membres de l’IFEX pour promouvoir et protéger à la fois la circulation et l’intégrité de l’information en ce qui concerne l’environnement et d’autres sujets pertinents, par l’intermédiaire de la page accès à l’information de l’IFEX.