Cette avancée pour la liberté d’association au Maroc est survenue dix ans après que cette organisation du Sahara occidental a déposé sa demande, et neuf ans après qu’un tribunal a jugé que le gouvernement l’avait illégalement empêchée de s’enregistrer.
Cet article a été initialement publié sur hrw.org le 24 août 2015.
Les autorités marocaines ont pour la première fois autorisé une organisation sahraouie de défense des droits humains, très critique envers le gouvernement, à s’enregistrer légalement, a indiqué Human Rights Watch aujourd’hui. Cette avancée pour la liberté d’association au Maroc est survenue dix ans après que cette organisation du Sahara occidental a déposé sa demande, et neuf ans après qu’un tribunal a jugé que le gouvernement l’avait illégalement empêchée de s’enregistrer.
Le Maroc devrait à présent mettre fin à tous les obstacles arbitraires à l’activité de l’organisation en question, l’Association Sahraouie des Victimes des Violations Graves des Droits de l’Homme Commises par l’État du Maroc (ASVDH), et notamment l’interdiction de facto de tout rassemblement public ou sit-in. Selon Human Rights Watch, le gouvernement devrait autoriser l’enregistrement de toutes les associations pacifiques au Maroc et au Sahara occidental, dont les autorités ont bloqué les demandes.
« En reconnaissant une organisation qui critique sans complaisance les violations des droits des Sahraouis par le gouvernement, le Maroc a fait un pas en avant positif », a déclaré Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord. « Le gouvernement marocain devrait poursuivre dans cette voie en mettant fin aux restrictions arbitraires et basées sur des motifs politiques qui pèsent sur ce groupe ainsi que sur d’autres organisations de la société civile. »
Le Maroc gouverne le Sahara occidental depuis 1975, bien que la communauté internationale ne reconnaisse pas cette annexion. Depuis cette date, les violations du droit de créer des associations font partie intégrante du système de répression visant les activistes considérés comme des partisans de l’auto-détermination, ou de l’indépendance du territoire. Ce système implique également l’interdiction systématique de toute manifestation publique ayant trait à l’auto-détermination ou à l’indépendance. Des nombreux Sahraouis favorables à l’une ou l’autre de ces options ont été emprisonnés ces dernières années, pour des crimes ou délits de droits commun et à la suite de procès inéquitables. Parmi ces prisonniers figurent deux membres de l’ASVDH : Ahmed Sbaï, qui purge une peine de prison à vie, et Mohamed Tahlil, condamné à 25 ans.
La loi réglementant le droit d’associations au Maroc exige que les nouvelles associations s’enregistrent auprès des autorités, mais pas qu’elles obtiennent une autorisation officielle pour opérer. Les fondateurs doivent soumettre des documents indiquant les objectifs de l’association, les noms des administrateurs ainsi que d’autres informations à un responsable administratif local, qui doit délivrer sur place un récépissé provisoire de dépôt de dossier. Les autorités ont alors 60 jours pour déposer une objection fondée sur des critères définis par la loi. Si aucune objection n’est déposée, l’association peut opérer en toute légalité, qu’elle reçoive ou non un récépissé définitif.
Les critères en question interdisent toute association qui « a pour but de porter atteinte à la religion islamique, à l’intégrité du territoire national, au régime monarchique, ou d’appeler à la discrimination ». Le fait de porter atteinte à l’ « intégrité territoriale » est souvent interprété comme une référence à toute remise en cause des revendications marocaines sur le Sahara occidental.
Dans la pratique, cependant, les autorités marocaines ont souvent recours à des subterfuges administratifs pour bloquer l’enregistrement d’organisations dont elles n’apprécient pas les objectifs, les stratégies ou les dirigeants, même si les associations en question n’ont pas de rapport avec le Sahara occidental. Des dizaines, si ce n’est des centaines d’associations ont ainsi été empêchées arbitrairement de s’enregistrer, depuis des années.
Le Maroc devrait éliminer les restrictions contenues dans sa Loi sur les associations, car ces critères violent ses obligations aux termes du droit international, selon Human Rights Watch. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), que le Maroc a ratifié, affirme dans son article 22 que « l’exercice [du droit d’association] ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public, ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et les libertés d’autrui ».
La manœuvre administrative la plus courante pour bloquer l’enregistrement d’une nouvelle association est qu’un fonctionnaire local refuse d’accepter ses textes fondateurs, ou les accepte mais refuse de délivrer le récépissé, bien que la loi ne l’y autorise pas. Cette situation se produit également quand une association enregistrée informe les autorités, conformément à la loi, de changements dans ses statuts ou au sein de son organe exécutif.
Les associations qui ne sont pas enregistrées opèrent dans un vide juridique, et sont ainsi soumises à une large gamme de contraintes. Elles ne peuvent pas engager de poursuites, ni organiser des rassemblements sur la voie publique en toute légalité, et sont confrontées à des obstacles pour louer des locaux, ouvrir un compte bancaire, et participer à des activités subventionnées par le gouvernement.
Parmi les associations affectées par cette situation figurent des organisations de défense des droits des Sahraouis, des droits des Amazigh (Berbères), et des dizaines d’associations civiques dirigées par des membres d’Al Adl Wal Ihsane, le principal mouvement d’opposition islamiste du pays. Selon l’Association marocaine des droits humains (AMDH), les administrations de 14 villes et municipalités marocaines ont refusé de réceptionner les dossiers de constitution d’associations déposés par des sections locales de l’AMDH.
La récurrence à grande échelle de tels refus, et l’existence de pratiques administratives similaires dans tout le pays, indiquent que celles-ci relèvent d’une politique décidée au plus haut niveau, et visant à affaiblir les associations que les autorités jugent répréhensibles ou suspectes.
L’ASVDH, basée à Laâyoune et fondée par des anciens prisonniers politiques et victimes de disparitions forcées, est une organisation de surveillance de la situation des droits humains. Quand l’association a soumis pour la première fois ses textes fondateurs en mai 2005, le « bacha », un représentant local du Ministère de l’Intérieur, a refusé de les accepter, ce qui a poussé l’ASVDH à intenter des poursuites auprès du tribunal administratif d’Agadir. En septembre 2006, le tribunal a jugé que le bacha avait outrepassé son autorité légale en refusant d’accepter le dossier de l’ASVDH. Le bacha a fait appel et a persisté dans son refus d’accepter les documents. Son appel a été rejeté en décembre 2008, au motif qu’il avait laissé passer le délai de dépôt de recours.
Malgré le jugement définitif du tribunal, l’administration a continué à refuser d’accorder un récépissé à l’ASVDH, et a fait clairement comprendre que l’orientation politique supposée de l’association en était la raison. Par exemple, en 2007, Al Hamra M’hammed Drif, alors gouverneur de la région Laâyoune – Boujdour – Sakia El Hamra, a déclaré à Human Rights Watch : « Le problème, c’est que leurs statuts fondateurs ne respectent pas la Constitution du Maroc … Ils doivent avant toute chose renoncer à la ligne du Polisario »—en référence au mouvement de libération du Sahara occidental, le Front Polisario.
Toutefois, le 10 mars 2015, le bacha de Laâyoune a appelé Brahim Dahane, le Président de l’ASVDH, pour lui annoncer que le récépissé provisoire d’enregistrement était prêt. A peu près au même moment, les autorités ont annoncé que 11 autres associations, y compris une autre, moins connue, au Sahara occidental—l’association Al Ghad pour les droits de l’homme—allaient obtenir leurs récépissés.
Brahim Dahane n’était cependant pas au Sahara occidental à ce moment-là, et a dû se rendre à l’étranger, pour subvenir à des besoins médicaux. Il a fallu attendre son retour, le 22 juin, pour que l’ASVDH reçoive son récépissé provisoire.
Au 21 août – à l’expiration du délai de 60 jours pendant lequel le gouvernement peut déposer des objections – l’ASVDH n’avait reçu aucune notification de telles objections. Au regard de la loi marocaine, l’association est donc réputée enregistrée. Les autorités devraient maintenant délivrer un récépissé définitif à l’ASVDH, comme prévu par l’article 5 de la loi, a déclaré Human Rights Watch. Le récépissé définitif n’est pas obligatoire pour qu’une association soit légalement reconnue, mais dans la pratique, le défaut de présentation de ce document entrave certaines transactions et opérations courantes avec l’administration et des entreprises.
À noter que les autorités bloquent toujours l’enregistrement de nombreuses autres organisations basées au Sahara occidental, telles que la Ligue Sahraouie de la défense des droits humains et la protection des ressources naturelles, la section de Smara de l’AMDH, et la section de Laâyoune de l’Instance marocaine des droits de l’Homme.
À la connaissance de Human Rights Watch, aucun représentant de l’État marocain n’a expliqué publiquement ce changement de politique vis-à-vis de l’ASVDH. Cependant, le Conseil National des Droits de l’Homme (CNDH), un organe de l’État qui rend compte de ses travaux au roi, a déclaré à Human Rights Watch avoir longtemps pressé les autorités d’enregistrer les associations qui avaient rempli les formalités administratives requises. De plus, certains alliés du Maroc, notamment les États-Unis, ont exhorté le Maroc à légaliser les organisations de défense des droits humains à Laâyoune.
« Le Maroc a rompu un vieux tabou en reconnaissant légalement une association dont le nom fait référence à de graves violations commises par l’État marocain à l’encontre des Sahraouis, » a souligné Sarah Leah Whitson. « Mais la véritable preuve du changement viendra si cette organisation, ainsi que des dizaines d’autres qui sont toujours dans un vide juridique, jouissent d’une plus grande liberté pour mener leurs activités pacifiques légalement, et sans restriction. »