Février 2024 en Europe et en Asie centrale. Tour d'horizon de la liberté d'expression produit sur la base des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région, par Cathal Sheerin, rédacteur régional de l'IFEX.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
L’impact sur le journalisme ukrainien de la guerre menée depuis deux ans par la Russie contre l’Ukraine ; l’indignation face aux mauvais traitements infligés au prisonnier politique Alexei Navalny et à sa mort ; la solidarité avec Julian Assange, la cible d’une’ procédure d’extradition américaine, en prison ; le projet de loi sur les « agents étrangers » avance au Kirghizistan ; la menace pour l’État de droit en Grèce et le Parlement européen qui adopte une directive anti procédures-baillons (SLAPP).
Deux ans de guerre russe contre l’Ukraine
La guerre illégale menée par la Russie contre l’Ukraine a célébré son deuxième anniversaire le 24 février, et il y a très peu de signaux d’une fin prochaine du conflit.
Selon la Mission de surveillance des droits humains des Nations Unies en Ukraine, il y a eu 30 457 victimes civiles dans le pays depuis le début de la guerre. Ce chiffre comprend 10 582 tués et 19 875 blessés ; il comprend également 587 enfants tués et 1 298 blessés.
Le prix payé par les journalistes couvrant le conflit a également été intolérablement élevé. L’Institut d’information de masse (IMI), membre régional de l’IFEX, a enregistré 567 crimes et délits commis par les forces russes contre des journalistes et des médias en Ukraine depuis le début de la guerre. Cela inclut : les meurtres, les blessures et les enlèvements de journalistes ; des tirs à l’arme à feu sur des membres de la presse ; des bombardements des bureaux de médias, des menaces de mort et des cyberattaques.
Selon IMI, au moins dix journalistes ont été tués alors qu’ils couvraient la guerre, 24 ont été kidnappés et 14 sont actuellement portés disparus.
[Traduction : Au cours des deux années qui ont suivi le début de l’invasion à grande échelle, la Russie a commis 567 crimes contre des journalistes et des médias en Ukraine, selon les données de surveillance de l’Institut d’information de masse.]
L’Institut international de la presse (IPI) rappelait en février qu’au moins 17 journalistes ukrainiens sont toujours derrière les barreaux dans le territoire occupé par les forces russes. L’Ukraine War Press Freedom Tracker de l’IPI a enregistré plus de 1 250 attaques contre les médias en Ukraine et en Russie à la suite de la guerre : l’écrasante majorité de ces attaques ont été perpétrées par les autorités russes, les forces russes ou d’autres entités pro-russes.
Les membres de la plateforme Media Freedom Rapid Response ont marqué le deuxième anniversaire de l’invasion russe en publiant une déclaration de solidarité avec les journalistes ukrainiens, dans laquelle ils ont appelé à « un soutien international continu aux médias ukrainiens » et ont exigé que la Russie « se conforme au droit humanitaire international ». « s’abstienne de toute attaque contre des journalistes » et enquête sur les attaques contre des journalistes dans lesquelles ses forces sont impliquées.
Plusieurs membres de l’IFEX travaillent pour soutenir les médias en Ukraine depuis le début de la guerre. Au cours des deux dernières années, Reporters sans frontières (RSF) et IMI ont aidé plus de 1 500 journalistes ukrainiens et internationaux, ainsi que 150 médias différents. Cela comprend la fourniture d’un soutien financier et psychologique, d’équipements et de formations de sécurité, ainsi que de matériel journalistique.
Free Press Unlimited, via son initiative Media Lifeline Ukraine, a soutenu près de 1 100 journalistes et fixeurs ukrainiens. En plus de fournir des équipements de sécurité et d’aider à relocaliser les journalistes vers des zones plus sûres, Free Press Unlimited a mis en place un pôle médiatique pour les journalistes ukrainiens exilés en Pologne, d’où ils peuvent poursuivre leur travail.
Alexeï Navalny décède dans une prison sibérienne
Le 16 février, le militant anti-corruption et éminent leader russe de l’opposition Alexeï Navalny est décédé dans sa prison sibérienne. Certaines des circonstances de sa mort, notamment sa cause exacte, restent controversées.
Navalny – victime d’une tentative d’empoisonnement quasi-mortelle en 2020 – purgeait une peine de prison de plus de 30 ans pour plusieurs accusations douteuses. Les autorités russes avaient réprimé son organisation anti-corruption ces dernières années, la déclarant illégale puisqu’ « extrémiste » en 2021. Plusieurs membres de son entourage, dont ses avocats, ont été visés par des accusations d’« extrémisme ».
Avant sa mort, Navalny semblait en bonne santé, même s’il subissait des conditions de détention sévères en prison. En 2023, ses partisans ont lancé une campagne pour s’opposer à la réélection de Vladimir Poutine à la présidence en mars 2024. Navalny lui-même avait publié une déclaration appelant les Russes à voter contre Poutine.
Human Rights Watch (HRW) a imputé entièrement la responsabilité de la mort de Navalny au Kremlin :
« Pendant plus d’une décennie, le Kremlin a persécuté, emprisonné et tourmenté Navalny. En premier lieu, il n’aurait jamais dû être en prison. Les autorités russes portent l’entière responsabilité de ce qui est arrivé à Navalny, à commencer par sa première arrestation pour des raisons politiques » – HRW
Dans les médias et la politique occidentale, Navalny était fréquemment, et très simplement, dépeint comme un héros libéral. La réalité était bien plus compliquée et parfois problématique. Sa mort a une fois de plus fait ressortir certains aspects peu recommandables de son passé, notamment des propos racistes tenus il y a des années et un flirt avec des groupes d’extrême droite. On ne sait pas dans quelle mesure (voire pas du tout) Navalny a rejeté ces positions plus tard dans sa vie. J’ai évoqué plus en détails cet aspect troublant du passé de Navalny dans ma synthèse sur l’Europe et l’Asie centrale de janvier 2021.
Cependant, la valeur du travail anti-corruption de Navalny et de ses critiques à l’égard du gouvernement répressif de Poutine ne fait aucun doute. Le fait que son emprisonnement ait été absolument motivé par des considérations politiques n’est pas non plus discutable.
Dans les jours qui ont suivi sa mort, près de 400 partisans de Navalny ont été arrêtés dans toute la Russie pour des manifestations pacifiques de deuil public.
[Traduction : Les Russes déposent à nouveau des fleurs au mémorial des prisonniers politiques après la mort de Navalny. Il semblerait que la police ait reçu l’ordre de les réprimer. 15 personnes sont déjà arrêtées, par @sotaproject ]
La mort de Navalny, survenue un mois avant l’élection présidentielle annoncée, a mis sous les projecteurs d’autres dirigeants de l’opposition emprisonnés en Russie, comme le militant pro-démocratie Vladimir Kara-Murza. Fin février, Freedom House et d’autres organisations ont écrit au président américain Biden pour lui demander d’« accélérer [ses] efforts » pour obtenir la libération de Kara-Murza. Ce dernier a également été la cible d’un empoisonnement présumé. Il purge actuellement 25 ans de prison pour ses critiques sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie et pour sa « trahison ».
Les membres de l’IFEX se sont retrouvés visés par la répression de la liberté d’expression en Russie en janvier et février. ARTICLE 19 a été déclarée organisation « indésirable », une désignation qui interdit au groupe de travailler en Russie et menace de lourdes peines de prison ceux qui travaillent avec lui. Les autorités ont également placé Iryna Zemlyana, experte en médias travaillant pour IMI, sur la liste russe des « terroristes et extrémistes ». La Russie a ouvert une procédure pénale fantaisiste contre Zemlyana en 2022, l’accusant d’avoir « attaqué » l’ambassadeur de Russie en Pologne lors d’une manifestation contre la guerre.
Radio Free Europe/Radio Liberty (RFE/RL) a également été désignée comme organisation « indésirable » en février.
Janvier et février ont vécu les premières condamnations prononcées en vertu de l’arrêt de la Cour suprême russe de 2023, qui a interdit le soi-disant « mouvement LGBT international » en le qualifiant d’« extrémiste ». Selon le jugement, le drapeau arc-en-ciel est désormais un « symbole extrémiste ». Fin janvier, une femme a été condamnée à cinq jours de détention pour avoir porté des boucles d’oreilles aux couleurs de l’arc-en-ciel et un homme a été condamné à une amende pour avoir affiché un drapeau arc-en-ciel sur une page de réseau social. Début février, une femme a également été condamnée à une amende pour avoir arboré un drapeau arc-en-ciel sur ses réseaux sociaux. HRW prévient que « de nombreuses autres condamnations pourraient suivre ».
À la fin du mois, Oleg Orlov, coprésident du groupe de défense des droits humains Memorial, lauréat du prix Nobel de la paix, a été condamné à deux ans et demi de prison pour « discrédit » de l’armée russe. Les accusations découlent d’un article écrit par Orlov critiquant l’invasion de l’Ukraine par la Russie et suggérant que la Russie sombrait dans le fascisme.
[Traduction : Oleg Orlov, coprésident de Memorial, prix Nobel de la paix 2022, est condamné à 2 ans et demi de prison pour avoir « discrédité » l’armée russe, motivé par une « haine des valeurs traditionnelles ». Lire sa déclaration finale au tribunal :
Mediazona
J’ai quelques mots à dire à ceux qui œuvrent pour faire avancer le rouleau de la répression. N’avez-vous pas peur que non seulement vous et vos enfants mais, à Dieu ne plaise, vos petits-enfants devront vivre dans cette absurdité, dans cette dystopie ? Une évidence ne vous vient-elle pas à l’esprit : tôt ou tard, le rouleau de la répression pourrait se retourner contre ceux qui l’ont déclenchée et l’ont fait progresser ?
- Oleg Orlov, coprésident Memorial, dans sa déclaration finale devant la cour ]
Le sort de Julian Assange est en jeu
Alors que les hommes politiques et les membres des médias en Europe et aux États-Unis ont exprimé avec véhémence leur indignation justifiée face aux mauvais traitements et à la mort de Navalny dans le système pénitentiaire de Poutine, un nombre sensiblement moins grand a élevé la voix en faveur de Julian Assange, éditeur de Wikileaks emprisonné et visé par une procédure d’extradition américaine.
Assange ne sait toujours pas s’il aura droit à un dernier appel contre son extradition vers les États-Unis, où il risque jusqu’à 175 ans de prison s’il est reconnu coupable d’accusations douteuses d’espionnage.
Une audience de la Haute Cour du Royaume-Uni au cours de laquelle cette question devait être tranchée s’est terminée le 21 février sans décision immédiate, ni aucune indication sur la date à laquelle cette décision pourrait éventuellement être rendue.
Assange, qui est détenu dans la prison de haute sécurité de Belmarsh depuis 2019, n’a pas pu assister à l’audience (que ce soit en personne ou par liaison vidéo) en raison de problèmes de santé.
Avant l’audience, plusieurs membres de l’IFEX, dont ARTICLE 19, le Committee to Protect Journalists (CPJ), European Federation of Journalists (EFJ), Index on Censorship, PEN International, PEN Norvège et Reporters sans frontières ont réitéré leurs appels pour qu’Assange soit libéré et que les charges retenues contre lui soient abandonnées.
Les accusations portées contre lui sont basées sur la publication par WikiLeaks de documents d’intérêt public. Les poursuites contre Assange aux États-Unis, comme l’a déclaré Jodie Ginsberg du CPJ, « auraient des implications désastreuses pour la liberté de la presse aux États-Unis et dans le monde ».
En plus du précédent que créerait l’extradition d’Assange, il existe de sérieuses inquiétudes, comme le soutient ARTICLE 19, selon lesquelles « il ne lui sera pas garanti un procès juste et équitable » aux États-Unis. Quelques semaines avant l’audience de février, le rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture a appelé le Royaume-Uni à suspendre l’extradition d’Assange au motif qu’« il risquerait de subir un traitement équivalant à de la torture ou à d’autres formes de mauvais traitements ou de punitions ».
PEN et RSF étaient présents en tant qu’observateurs à l’audience d’Assange devant la Haute Cour de Londres et se sont joints aux partisans d’Assange pour manifester leur solidarité en dehors du tribunal.
[ Traduction : Le porte-parole de PEN International, @sabrinatucci s’adresse à la foule lors de l’audience de #JulianAssange. PEN International, @englishpen, @PEN_Norway et d’autres centres exhortent les autorités britanniques à arrêter l’extradition d’Assange et demandent sa libération immédiate.
#FreeAssange #FreeJulian #JournalismIsNotACrime
@PENMelbourne@ScottishPEN @PENsweden @PenSydney
@Stella_Assange @FreeAssangeNews @DefendAssange
Rebecca Vincent de RSF a publié deux fils de discussion « X » utiles résumant le premier et le deuxième jour des débats. Elle a également abordé plusieurs aspects du cas d’Assange dans une interview avec CNN, notamment des informations selon lesquelles la CIA aurait envisagé de l’assassiner :
Une quantité importante de désinformations a été publiée (ou diffusée d’une autre manière) à propos d’Assange. Peu avant l’audience de la Haute Cour, RSF a publié un article clarifiant 12 des « idées fausses les plus répandues » sur son affaire.
En bref
À la fin du mois de février, le Parlement européen a adopté une directive anti-procédures baîllons (SLAPP), également connue sous le nom de loi Daphné (en hommage à la journaliste maltaise assassinée Daphne Caruana Galizia). La directive fixe des normes minimales pour protéger les journalistes et autres organismes de surveillance publics contre les poursuites abusives communément appelées procédures baîllons, ou SLAPP (poursuites stratégiques contre la participation publique). Les membres de l’IFEX ont passé des années à faire campagne et à plaider en faveur d’une législation anti-SLAPP en Europe. Il est désormais de la responsabilité des États membres de s’appuyer sur la directive et d’élaborer une législation nationale solide qui protège les organismes de surveillance publics contre les SLAPPS et va au-delà des normes minimales fixées par le Parlement européen.
Au Kirghizistan, les législateurs ont fait avancer le projet de loi répressif sur les « agents étrangers », qui a été adopté en deuxième lecture au Jogorku Kenesh (parlement kirghize) le 22 février. Le projet de loi, qui présente des similitudes frappantes avec la législation russe sur les « agents étrangers », cherche à classer les organisations de la société civile qui reçoivent des financements de l’étranger comme des « agents étrangers » et envisage une classification spéciale pour les groupes qui se livrent à des « activités politiques ». Si elle est adoptée, la législation (comme des lois similaires ailleurs) imposera une lourde charge administrative aux OSC, les stigmatisant et compromettant leur travail. Plusieurs groupes internationaux de défense des droits, dont des membres de l’IFEX, ont demandé l’abandon du projet de loi.
Plus tôt dans le mois, la Cour suprême kirghize a ordonné la fermeture du principal média d’investigation Kloop Media, au motif fallacieux qu’il ne disposait pas d’une autorisation d’exercer le journalisme et qu’il publiait des contenus « purement négatifs » contenant de « vives critiques » à l’égard des autorités. IFEX avait exhorté le gouvernement à abandonner ses poursuites contre Kloop, qui s’inscrivait dans le cadre d’une répression plus large – et toujours en cours – contre les journalistes indépendants au Kirghizistan.
Début février, le Parlement européen a exprimé de sérieuses inquiétudes quant à la « menace contre les valeurs européennes » en Grèce. Les domaines de préoccupation cités par les députés comprenaient les atteintes à la liberté des médias, le recours à la surveillance et aux logiciels espions contre des opposants politiques et autres, la violence policière, les mauvais traitements infligés aux migrants et les attaques contre la société civile. Plus tôt ce mois-ci, des membres de l’IFEX ont écrit à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, pour lui demander que des mesures soient prises pour répondre à ces menaces contre l’Etat de droit en Grèce.
En janvier, IPI a publié un rapport examinant la captation des médias en Grèce, le pays le moins bien classé de l’UE en matière de liberté de la presse.