Edition spéciale consacrée à la Journée internationale pour mettre fin à l'impunité. Cette synthèse de Cathal Sheerin sur l'Europe et l'Asie centrale, réalisée sur la base des rapports des membres de l'IFEX et des informations de la région, met en lumière les liens entre l'impunité, la sécurité des journalistes et les élections.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
La Journée internationale pour mettre fin à l’impunité ; le projet de loi du Kirghizistan sur les « agents étrangers » ; des signes inquiétants pour la liberté de la presse en Bosnie-Herzégovine ; un moment historique pour les procédures-baîllons (SLAPP) au Royaume-Uni et les élections polonaises qui montrent la nécessité d’une loi sur la liberté des médias à l’échelle européenne.
Journée contre l’impunité : la sécurité des journalistes pendant les élections
Les élections en Europe et en Asie centrale sont parfois des périodes difficiles pour les médias. Les journalistes sont souvent confrontés à une multiplication de menaces de toutes sortes auxquelles ils seraient rarement confrontés dans d’autres circonstances.
Cette année, le thème de la Journée internationale pour mettre fin à l’impunité des crimes contre les journalistes – la sécurité des journalistes pendant les élections – est l’occasion de passer en revue les profils de menaces apparus lors des récentes élections en Pologne, en Slovaquie et en Turquie.
En Pologne, l’omniprésence de la désinformation a été particulièrement visible durant les semaines qui ont précédé le vote d’octobre. La campagne électorale du parti Droit et Justice (PiS), alors au pouvoir, qui déversait un flot presque constant de rhétorique contre les migrants, a été décrite par les experts comme « noyée dans la disinformation » ; le plus grand parti d’opposition, la Plateforme civique (PO), a été largement critiqué pour une publicité électorale qui utilisait une vidéo « totalement fausse » générée par l’IA qui imitait la voix du Premier ministre ; de plus, les citoyens ont reçu des SMS bizarres, vaguement macabres, affirmant à tort que le Parti Droit et Justice (PiS) assurerait des funérailles gratuites pour les retraités (le PiS a nié toute responsabilité pour ces messages et on ne sait pas clairement qui les a envoyés ni pourquoi).
La diffusion de la désinformation, en plus de priver les électeurs de leur pouvoir, crée un environnement toxique qui porte atteinte au journalisme sérieux et met en danger la sécurité des journalistes : le rôle de la désinformation dans la violence en ligne et des agressions hors ligne contre les membres de la presse (en particulier les femmes journalistes) est bien documenté.
De la même manière, les tentatives des politiciens et de leurs alliés médiatiques de diffamer ou de saper la réputation les journalistes critiques envers eux – en particulier pendant les élections ou d’autres périodes de changement – mettent également les journalistes en danger.
Ce dernier type d’attaque était également très évident dans la préparation des élections en Pologne, comme le note Media Freedom Rapid Response (MFRR) dans son rapport récemment publié sur les six premiers mois de 2023. MFRR décrit le parti PiS et ses alliés comme exerçant une « pression croissante » sur la presse critique pendant cette période. Son rapport fait état d’attaques contre 30 personnes ou entités liées aux médias, dont un peu moins de la moitié étaient des « incidents juridiques » (tels que des poursuites ou des enquêtes), tandis que plus d’un quart étaient des tentatives publiques du gouvernement ou de ses partisans pour diffamer et délégitimer les journalistes indépendants.
En Europe et en Asie centrale, plusieurs hommes politiques et partis utilisent cette tactique contre leurs détracteurs. Le leader populiste Robert Fico, reconduit dans ses fonctions de Premier ministre slovaque en octobre à la suite des élections de septembre, est bien connu pour ses attaques cinglantes contre les journalistes. L’année dernière, il a décrit les journalistes comme « un groupe criminel organisé dont le but est de détruire l’État slovaque » et a exhorté la police à enquêter sur eux. Auparavant, il avait qualifié certains journalistes de « « sales prostitués anti slovaques. »
Une étude récente montre que, pendant la période précédant le vote en Slovaquie, le parti Direction – Social-Démocratie (Smer) de Fico a publié 174 messages ciblant des journalistes sur les réseaux sociaux ; Smer a également payé Facebook pour que ses publications dénigrant les journalistes soient montrées à plus de 1,5 million de personnes.
Le mépris total de Fico pour les conséquences potentielles de telles tactiques est très révélateur, surtout si l’on considère comment il a été contraint de démissionner de son poste de Premier ministre en 2018 à la suite du meurtre de Ján Kuciak, un journaliste qui enquêtait sur la corruption au sein du gouvernement de Fico et dont le cas a attiré l’attention du monde entier sur le problème de l’impunité dans ce pays.
Mais lorsqu’il s’agit de mettre en danger la sécurité des journalistes en période électorale, la Turquie est de loin le pire pays en 2023.
Une menace majeure pour les journalistes avant le vote était la ratification, en octobre 2022, de la controversée « loi sur la désinformation », en vertu de laquelle les personnes reconnues coupables de « diffusion d’informations trompeuses » risquent jusqu’à trois ans de prison. Cette législation très contestée a été considérée par les groupes de défense de la liberté de la presse comme une mesure visant à faire taire les critiques publiques et le débat à l’approche des élections de 2023. En février 2023, le journaliste kurde Sinan Aygül est devenu le premier membre de la presse à être condamné en vertu de cette loi. Il a écopé d’une peine de dix mois de prison.
Dans les semaines précédant le vote de mai, les autorités turques ont intensifié leur répression contre les journalistes kurdes et autres critiques du gouvernement, dont beaucoup ont été accusés de faux faits de « terrorisme ». En avril, 16 journalistes kurdes ont été inculpés pour « appartenance à une organisation illégale » ; au moins dix autres ont été arrêtés lors d’une vague d’arrestations de journalistes, militants et hommes politiques kurdes plus tard dans le mois. Reporters sans frontières (RSF) a qualifié ces détentions de « manœuvre politique visant à démanteler les médias pro-kurdes et à déstabiliser les partis d’opposition avant les élections ».
Les derniers mois de la période préélectorale ont été plus chargés que d’habitude en raison du tremblement de terre meurtrier qui a frappé la Turquie en février. Déterminé à contrôler le message alors que le gouvernement était accusé de mauvaise gestion des opérations de sauvetage, les autorités ont arrêté plusieurs journalistes (dont beaucoup en vertu de la « loi sur la désinformation » susmentionnée). Des membres de la presse ont été agressés physiquement par des agents de l’État et la population. Des amendes ont également été imposées aux radiodiffuseurs pour avoir couvert de manière critique les mesures d’urgence du gouvernement. Le harcèlement et les attaques contre les journalistes se sont poursuivis le jour du scrutin et au-delà.
Mille jours derrière les barreaux
En octobre, Index on Censorship a lancé une campagne de solidarité en faveur de son ancien collègue, le journaliste emprisonné Andrei Aliaksandrau, marquant le millième jour depuis son incarcération en Biélorussie sur la base d’accusations forgées de toutes pièces. En collaboration avec la poètesse biélorusse Hanna Komar, Index a traduit un poème qu’Aliaksandrau a écrit alors qu’il était en détention provisoire et a produit une courte vidéo de certains de ses amis et anciens collègues lisant le poème à haute voix :
[ Traduction : : #1000Days: Notre ancien collègue Andrei Aliaksandrau a écrit à son amie Tania alors qu’il était en détention provisoire, ce que nous avons publié en ligne. À l’occasion de son 1 000e jour de prison, revenez sur ses paroles poignantes adressées au monde extérieur @politzekme @HRHFoundation ]
Au milieu du mois, le Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire a conclu que la Biélorussie avait violé le droit international des droits humains en emprisonnant le journaliste de RFE/RL Ihar Losik en 2020. Losik purge actuellement une peine de 15 ans de prison pour de fausses accusations d’« organisation de manifestations de masse » et « incitation à la haine ».
Selon la Belarusian Association of Journalists, fin octobre, 34 journalistes étaient derrière les barreaux en Biélorussie. Le groupe de défense des droits humains Viasna recense 1 449 prisonniers politiques dans le système pénitentiaire du pays.
En bref
Le mois d’octobre a connu une bonne nouvelle au Royaume-Uni avec l’adoption de la loi dite Economic Crime and Corporate Transparency Act, qui comprend la première disposition anti procédures baillons (SLAPP) de la législation britannique. La Coalition britannique anti-SLAPP l’a décrite comme « une étape importante vers l’éradication des SLAPP », mais a souligné que la législation – qui est limitée à ceux qui dénoncent les délits économiques – ne parvient pas à fournir une protection universelle contre ces poursuites bâillons.
En Russie, la persécution des journalistes indépendants et des voix anti-guerres se poursuit. La journaliste russo-américaine de RFE/RL Alsu Kurmasheva a été arrêtée en octobre et placée en détention provisoire pour son non-enregistrement en tant qu’« agent étranger ». Elle doit rester en détention jusqu’au 5 décembre.
La journaliste en exil Marina Ovsyannikova – qui a protesté en direct à la télévision contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie – a été condamnée par contumace à 8,5 ans de prison pour « diffusion de fausses nouvelles sur l’armée russe » ; le blogueur Aleksandr Nozdrinov a été condamné à la même peine (bien qu’il ait été présent au tribunal) pour les mêmes accusations fin septembre.
En Italie, le journaliste Roberto Saviano a été reconnu coupable de diffamation envers la Première ministre Giorgia Meloni. Il a évité une peine de prison, mais a été condamné à une amende de mille euros.
Au Kirghizistan, un « projet de loi sur les « agents étrangers », inspiré par la Russie, a été adopté en première lecture au Parlement fin octobre. Si le projet de loi devient loi, Human Rights Watch affirme qu’elle aura un « effet dissuasif sur la société civile dynamique du Kirghizistan ». Le Comité pour la protection des journalistes prévient que cela « restreindra davantage la liberté de la presse assiégée du pays ».
Toujours au Kirghizistan, IFEX a appelé les autorités à retirer leurs poursuites visant à liquider Kloop Media et à cesser leurs persécutions continues contre les médias indépendants.
Suite à une mission en Bosnie-Herzégovine en octobre, les organisations partenaires de Media Freedom Rapid Response (MFRR) ont conclu que la liberté de la presse est en déclin en raison « de nouvelles lois restrictives, de la rhétorique hostile et du dénigrement des journalistes par les responsables publics, et des défis systémiques persistants à l’indépendance des médias du service public ». Les partenaires de la mission ont rencontré plusieurs journalistes agressés en raison de leur travail. Le MFRR a souligné la récente recriminalisation de la législation sur la diffamation et les « agents étrangers » en Republika Srpska (l’une des deux entités composant la Bosnie-Herzégovine) comme étant particulièrement menaçante pour la presse libre.
Les partenaires de MFRR ont également souligné les récentes élections nationales en Pologne – au cours desquelles l’influence du parti au pouvoir, le PiS, sur les médias publics et l’utilisation des ressources de l’État lui ont donné un avantage significatif sur leurs adversaires – preuve de la nécessité d’une loi européenne forte sur la liberté des médias (EMFA) :
Si l’UE veut réellement protéger la liberté des médias en Europe et garantir ainsi des élections libres et équitables, elle doit adopter la position du Parlement européen sur l’EMFA avec toutes ses garanties liées à la surveillance, aux médias de service public, à la transparence de la propriété, à l’indépendance éditoriale, à l’indépendance nationale et à l’échelle de l’Europe des régulateurs des médias, au pluralisme des médias et à l’utilisation abusive des fonds publics.