Rapport du TMG de l'IFEX d'atelier stratégique réunissant au sein de trois groupes de travail des professionnels des médias et des acteurs de la société civile qui ont fait part de leur évaluation du paysage médiatique neuf mois après la révolution et ont formulé des recommandations et des plans d'action afin de guider la réforme du secteur des médias. (Tunis, 27 et 28 septembre 2011)
Dans le cadre de sa campagne sur la liberté d’expression et à l’approche des élections du 23 novembre, le Groupe d’observation de la Tunisie organisé par l’Échange international de la liberté d’expression (TMG de l’IFEX) a organisé un atelier stratégique réunissant au sein de trois groupes de travail des professionnels des médias et des acteurs de la société civile qui ont fait part de leur évaluation du paysage médiatique neuf mois après la révolution et ont formulé des recommandations et des plans d’action afin de guider la réforme du secteur des médias.
Le cadre juridique et institutionnel de la liberté d’expression, le développement des secteurs de la radiodiffusion et de la presse écrite, et la lutte contre la résurgence de la censure d’Internet ont été au cœur des débats.
L’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), le Centre de Tunis pour la liberté de presse, l’Observatoire pour la liberté de presse, d’édition et de création (OLPEC), le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) et le Syndicat tunisien des radios libres (STRL) ont conduit et informé les débats au sein des groupes de travail Législation et médias audiovisuels ; Presse écrite ; Internet et la censure.
L’atelier était mené sous la direction de l’Association mondiale des journaux et des éditeurs de médias d’information (WAN-IFRA), en collaboration avec l’Association mondiale des radiodiffuseurs communautaires (AMARC), Index on Censorship et ARTICLE 19.
Ce document reprend les recommandations et les plans d’action élaborés au sein de chacun des trois groupes de travail.
1. Groupe de travail sur la législation et les médias audiovisuels
Modération et synthèse des travaux : L’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), le Centre de Tunis pour la liberté de presse et le Syndicat tunisien des radios libres (STRL)
Les débats du groupe de travail ont permis d’établir un diagnostic de la situation de la liberté d’expression et de la scène médiatique, encore caractérisée par le vide juridique, la prédominance des médias établis par le régime de Ben Ali et par de graves violations et entorses à la déontologie journalistique et à l’indépendance des médias.
Les débats se sont articulés autour de trois axes :
I) L’identification des thèmes principaux
II) Les recommandations
III) Le plan d’action
I) Liste des thèmes principaux
10 principaux thèmes ou priorités ont été identifiés
1. Garanties constitutionnelles de la liberté d’expression, de l’indépendance des médias et de l’accès à l’information
2. Révision des décrets et projets de loi, notamment le projet de code de la presse et du décret loi sur la Haute Autorité de l’Information et de la Communication audiovisuelle (HAICA)
3. Finalisation et publication des cahiers des charges entre gouvernement et les radios et télévisions
4. Le monopole de l’office de télédiffusion
5. La transformation des médias d’état en médias de service public
6. Développement et soutien à la professionnalisation du secteur des médias
7. Développement des normes et règles sur la couverture de la campagne électorale
8. Le statut des médias privés mis en place sous le régime de Ben Ali
9. Octroi des autorisations d’émettre aux opérateurs qui ont été sélectionnés par l’INRIC
10. Rôle des acteurs institutionnels
Un tour de table a permis aux participant-e-s d’approfondir les différents obstacles contre lesquels il importe d’agir, d’où les recommandations suivantes :
II) Recommandations
1) Les garanties constitutionnelles. Les tunisiens s’apprêtent à élire les membres d’une assemblée à qui reviendra la charge de rédiger la future constitution du pays. Il est recommandé de:
a. Constitutionnaliser les principes de la liberté d’expression, de la liberté de la presse et le droit à l’accès à l’information
b. Transformer les médias d’état en médias de service public en garantissant l’indépendance organique et fonctionnelle de ces institutions
c. Donner un statut constitutionnel et garantir effectivement l’indépendance de l’autorité de régulation du secteur audiovisuel
2) Examen et refonte des législations relatives à la liberté d’expression. Sont concernés des textes en instance qui n’ont pas fait l’objet d’un large débat, notamment le Code de la presse et le projet de loi sur la Haute Autorité de l’Information et de la Communication audiovisuelle (adoption d’un système ouvert de désignation des membres fondé sur l’appel à candidatures, le concours, ou autre) ;
3) Les cahiers des charges. Approfondir les discussions et les rendre publiques. A aucun moment ces documents n’ont fait l’objet d’un débat public. Il est important d’en prendre connaissance et de les soumettre aux mêmes principes de vigilance et d’équité ;
4) Introduire des mesures de discrimination positive dans le but de garantir l’égalité des chances entre les différents acteurs audio-visuels de la scène médiatique. Il est suggéré plusieurs mécanismes :
a. La constitution d’un fonds de soutien à l’expression radiophonique associative pris sur le capital accumulé par les médias de Ben Ali (prélèvement sur le chiffre d’affaires)
b. Concevoir une sorte de « droit préférentiel » provisoire pour encourager la participation des journalistes remplissant les conditions de probité, d’intégrité, etc., au processus de privatisation des médias
5) Concernant l’Office national de télédiffusion, il est recommandé de ne pas laisser perdurer les situations de monopole et de permettre aux opérateurs de choisir librement leur moyen de diffusion et d’éviter de remplacer un monopole public par un monopole privé ;
6) Il est important pour le groupe d’apporter un soutien aux journalistes et communicateurs par le renforcement du professionnalisme et l’adhésion à l’éthique de la profession ;
7) Le rôle des médias est primordial durant cette phase transitoire du processus électoral. C’est pourquoi il est recommandé de faire respecter par le secteur privé des médias les normes et les standards du traitement équitable. Faute de quoi, tout le processus sera torpillé ;
8) Des institutions anciennes, dont l’ATCE, les institutions d’émission des fréquences radiophoniques, aussi que l’Office national de la télédiffusion doivent aujourd’hui faire l’objet d’un audit ;
9) Se pencher sérieusement sur la question des archives tant pour les préserver que pour permettre leur accès aux citoyens. Sont concernées notamment les archives de la police politique et des ministères impliqués.
III) Plan d’action
Il a été formulé à différents termes :
1) Actions d’urgence
Trois actions sont à prévoir d’urgence durant la campagne électorale. Elles ont pour but d’une part de garantir la transparence et l’équité de la couverture médiatique, d’autre part de faire adhérer les acteurs politiques à un socle de valeurs de liberté et d’indépendance des médias et enfin de garantir l’égalité entre différents intervenants de la scène médiatique :
• Faire adopter et respecter les normes relatives à la campagne électorale énoncées dans le code de la presse. Une action de lobbying est à entreprendre auprès des décideurs pour l’adoption d’un texte, même sous la forme de recommandations ou de circulaires.
• Rédiger une sorte de charte sur la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias, une déclaration en 10 points opposables aux différents acteurs politiques et de la société civile.
• Les recommandations de l’INRIC d’autoriser 12 radios et 5 télévisions doivent devenir effectives sans délai ni exception.
2) Actions à court terme
Deux principales actions à court terme :
• Il est primordial de faire un état des lieux le plus complet et le plus objectif possible de la scène médiatique. Des états généraux doivent être organisés sur la base d’une participation et d’une coordination la plus large possible entre les professionnels des médias, les instances de décision (l’INRIC) et les associations de la société civile.
• La deuxième action concerne tout le travail de révision des textes législatifs et règlementaires au regard des principes généraux de liberté et d’indépendance et de service public. Un comité de rédaction regroupant des experts, des professionnels et des militants des droits humains aurait une force de proposition tant au niveau de l’énoncé constitutionnel que de tout le dispositif juridique en la matière.
3) Actions à moyen terme
• Envisager la question du monopole de fait de l’Office National de la Télédiffusion (ONT).
• Envisager les modalités de création d’un fonds de soutien à l’expression radiophonique associative.
• Revoir le cadre institutionnel et notamment la question des archives.
2. Groupe de travail sur la presse écrite
Modération et synthèse des travaux : Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT)
Diagnostic
Neuf mois après la chute de Ben Ali, les organes de presse qui servaient son régime sont toujours en place et le rôle qu’ils jouent de facto dans la formation de l’opinion publique a de quoi inquiéter.
Créer un nouveau journal est une expérience qui peut s’avérer amère, tant la place est occupée par la presse de l’ancien régime habilement reconvertie aux objectifs de la révolution. Il est urgent d’envisager des mécanismes et des dotations budgétaires pour soutenir le développement d’une nouvelle presse indépendante.
Malgré la quasi-dissolution de l’ATCE, la distribution de la publicité institutionnelle et publique demeure opaque et arbitraire. Cette publicité bénéficie d’abord aux journaux qui en bénéficiaient déjà sous Ben Ali. Il est désormais urgent d’organiser un débat public sur les modes d’une répartition claire et transparente de la publicité publique.
L’impression des journaux est quasiment livrée au bon vouloir des imprimeurs. La question de la distribution des journaux est également centrale. Cette distribution relèverait aujourd’hui d’un monopole qualifié par certains de « mafieux ». Ce monopole doit être supprimé et des coopératives de presse et de messageries privées créées.
Par ailleurs, la peur n’a pas quitté les esprits ni les rédactions. L’auto censure persiste, le malaise aussi. La dépossession de la liberté de presse a été très longue.
Le statut des journalistes reste précaire, tant d’un point de vue éditorial qu’économique. Malgré la mise en place de conseils de rédaction, la participation effective des journalistes à la définition de la ligne éditoriale semble demeurer marginale.
Recommandations et plan d’action :
1. Inscrire le droit à la liberté d’expression, de presse et le droit d’accès à l’information dans la Constitution.
2. Concevoir et mettre en œuvre un cadre législatif et institutionnel et une politique volontariste permettant une rupture définitive avec les pratiques de la dictature et favorisant l’émergence d’une presse professionnelle, libre, indépendante et plurielle.
3. Permettre, par l’adoption de dispositions financières, fiscales et autres, la constitution de collectifs de journalistes et de sociétés de rédacteurs pour lancer des entreprises de presse viables ou pour participer au capital d’entreprises déjà existantes.
4. Encourager les éditeurs de presse à se constituer en coopératives de manière à réduire les coûts de fabrication, d’impression et de distribution des journaux.
5. Supprimer le monopole de la distribution de la presse et favoriser la création de coopératives de presse et de messageries privées.
6. Encourager le gouvernement à introduire des aides indirectes, fiscales et financières, pour soutenir le développement des journaux (papier, transport, etc.)
7. Créer un office de justification de la diffusion des journaux (OJD).
8. Créer une instance administrative qui réunirait des professionnels de la presse élus et les représentants des ministères et administrations compétentes pour assurer un cadre économique favorable au développement du secteur de la presse écrite.
9. Garantir la séparation entre l’administration et la rédaction des journaux, et favoriser la création de conseils de rédaction élus contribuant effectivement à l’élaboration et au respect de la ligne éditoriale.
10. Favoriser la modernisation des rédactions en s’appuyant sur les nouvelles technologies d’information et de communication pour assurer une meilleure couverture de l’information et une plus grande interaction avec les lecteurs.
11. Proposer des programmes de formation ciblés afin de renforcer les compétences et les qualifications professionnelles des journalistes.
12. Créer un conseil de presse composé de journalistes, d’éditeurs de journaux et de lecteurs pour veiller au respect de la déontologie journalistique.
13. Prévenir les cas de concentration de médias.
3. Groupe de travail sur Internet et la censure
Modération et synthèse des travaux : Observatoire pour la liberté de la presse, de l’édition et de la création (OLPEC)
Diagnostic
La Tunisie a été longtemps classée par Reporters sans frontières (RSF) comme étant l’un des cinq pays au monde ennemis de l’Internet en raison de la censure zélée exercée par le régime de Ben Ali sur la toile, les atteintes graves à la liberté d’expression et la répression des cyber-activistes. Pour rompre avec ce système très complexe, les participants à l’atelier ont tous salué la libéralisation de la toile mondiale tout en soulignant les principaux défis qui se posent aujourd’hui à la liberté d’expression sur le net :
1. La censure n’a pas totalement disparue même si L’ATI exige aujourd’hui une requête judiciaire pour toute demande d’interdiction émanant d’une autorité civile ou militaire.
2. La censure d’État à quasiment disparu mais la lumière n’a pas été encore faite sur les ramifications du système de surveillance établi par le Régime de Ben Ali et notamment les « nouvelles affectations » des 600 fonctionnaires spécialistes du filtrage des contenus, de la surveillance et à l’occasion le piratage des adresses des opposants; sachant que le service chargé de la surveillance de l’Internet au ministère de l’Intérieur est toujours actif.
3. La résurgence d’une censure moralisatrice qui au nom de la préservation des valeurs et de la protection de l’enfance ignore tout des possibilités et des contraintes technologiques et oblitère le débat de fond sur les dangers de l’interférence étatique dans le droit d’accès à l’information.
4. Les rares enquêtes ont montré preuve à l’appui que la virulence du système de surveillance à été mis en place et développé avec la complicité des multinationales comme CISCO et Microsoft. Il n’existe pour l’heure aucune garantie que ces entreprises et d’autres ne soient amenées à reprendre les mêmes pratiques si l’occasion se présente.
5. Les lois liberticides organisant le secteur de l’Internet sont toujours en vigueur.
Recommandations :
1. Audit sur les systèmes de filtrages utilisés sous l’ancien régime et des organismes affectés à la surveillance de l’Internet dans toutes les administrations publiques liées à la gestion de l’Internet et notamment les services du ministère de l’Intérieur, du ministère des Communications (Agence Télécoms, Agence des fréquences) afin de s’assurer que ces organismes ne reprennent pas du service.
2. Abrogation des articles de lois liberticides organisant le secteur de l’Internet. (Note 1)
3. Promotion de l’autorégulation : une charte des valeurs (et non pas une charte des lois) en raison du refus de la communauté des bloggeurs et des cyber activistes de toute interférence étatique et toutes formes de contrôles.
4. Protection des cyber activistes (éditeurs de web TV et web radios) de la répression policière lors de la couverture d’événements dans l’espace public.
5. Promotion de la culture digitale : formation citoyenne au blogging/journalisme citoyen ; des modules de formation à l’université mais aussi l’éducation aux médias (internet); Clubs de blogging : écrit, photo, vidéo, lecture critique du discours.
6. Le droit d’accès réel à l’information pour faire la lumière sur toutes les atteintes à la liberté.
7. La gouvernance de l’internet : la société civile doit être activement associée, occuper un rôle de proposition et de décision et dépasser le rôle de l’observation.
8. Encourager la transparence et mettre une charte des valeurs pour les médias online (le rapport avec le poids des annonceurs : absence de vente et d’abonnement)
9. Promouvoir l’utilisation du logiciel libre pour limiter les situations de monopoles.
10. Favoriser la transparence sur les tarifications des Fournisseurs d’accès à Internet (FAI).
Plan d’action :
1. Organiser les états généraux des médias (la transparence des médias en ligne et la charte des valeurs des bloggeurs) ;
2. Plaidoyer : Amendement de la loi du 26 mai 2011 dans le sens de la simplification des procédures d’accès. Base pour conduire des recherches qui fassent la lumière sur le système de surveillance et son devenir ;
3. Proposer un partenariat avec le ministère de l’Education/ministère de la jeunesse pour mettre en place un programme d’une nouvelle culture numérique.
Note 1: Arrêté du ministre des communications du 22 mars 1997sur les FSI ; Arrêté du ministre des communications du 9 septembre 1997 sur le cryptage ; Loi n° 98-38 du 2 juin 1998 relative au Code de la Poste ; Loi n° 2001-1 du 15 janvier 2001, portant promulgation du code des télécommunications ; Loi N° 2004-5 du 3 février 2004 relative à la sécurité informatique ; Décret n°2008-2638 du 21 juillet 2008 sur le service téléphonie sur protocole internet.