Cinquante-cinq journalistes ont été contraints à fuir leurs patries l'année dernière en raison de leur profession. La raison la plus commune de cet exode était la menace de violence, comme en Somalie et en Syrie, deux des pays les plus meurtriers au monde pour la presse.
Le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) a assisté cinquante-cinq journalistes qui ont été contraints à fuir leurs patries l’année dernière en raison de leur profession. La raison la plus commune de cet exode était la menace de violence, comme en Somalie et en Syrie, deux des pays les plus meurtriers au monde pour la presse. D’autres ont fui la menace d’emprisonnement, en particulier en Iran, où le gouvernement a renforcé sa répression avant les élections, selon un rapport spécial du CPJ rédigé par Nicole Schilit.
Avec 20 ans d’expérience en tant que journaliste d’investigation au Mexique, Verónica Basurto était bien consciente des dangers de ce métier lorsqu’elle a commencé à mettre en évidence les lacunes flagrantes dans le système judiciaire mexicain. Pendant des années, elle savait que les lignes téléphoniques de son domicile et son portable étaient sur écoute, et qu’elle était souvent suivie. Cependant, Mme Basurto n’avait jamais songé à cesser l’exercice du journalisme ou à quitter le Mexique, jusqu’à cette année, quand elle a commencé à recevoir des messages texte menaçant d’assassiner sa famille. Terrifiée, elle a sollicité une protection immédiate auprès des autorités mexicaines, qui ne lui ont fourni qu’un dispositif d’alerte lui permettant de les contacter en cas d’urgence. Les menaces sont allées crescendo. « Et c’est à ce moment que j’ai véritablement paniqué et j’ai pensé que je devais quitter ce pays », a-t-elle déclaré en larmes au CPJ. «Je savais que je pouvais vivre dans la peur, mais je ne pouvais pas supporter que quelque chose arrive à ma famille », a-t-elle ajouté. N’ayant aucun autre moyen de protéger ses proches, Mme Basurto a fui le Mexique pour l’Europe en mars dernier avec l’aide d’organisations internationales, emportant quelques effets personnels.
Mme Basurto est l’une des 55 journalistes que le CPJ a aidé à s’exiler au cours des 12 derniers mois, une légère réduction par rapport à l’année précédente. Les principaux pays d’où se sont enfuis des journalistes sont l’Iran et la Somalie, avec respectivement neuf et huit journalistes exilés ; ils sont les pays qui ont contraint le plus de journalistes à l’exil au cours des cinq dernières années. Ces pays sont suivis de l’Éthiopie, la Syrie, l’Érythrée, le Mexique, le Sri Lanka, le Soudan, et 13 autres. Comme Mme Basurto, la plupart des journalistes ont choisi l’exil comme un dernier recours, laissant derrière eux leur carrière, leur gagne-pain et leurs familles pour échapper à des formes d’intimidation, notamment la violence, l’emprisonnement et la menace de mort.
Le CPJ publie son enquête annuelle sur les journalistes en exil pour marquer la Journée mondiale des Réfugiés, le 20 juin. Ce rapport ne concerne que les journalistes qui ont fui en raison de persécutions liées à leur travail, qui sont restés en exil pendant au moins trois mois et dont le CPJ connait l’emplacement et les activités actuels. L’enquête du CPJ se fonde uniquement sur des cas qu’il a suivis et dont il tire des tendances générales. Elle n’inclut pas les nombreux journalistes et travailleurs des médias qui ont quitté leurs pays pour des raisons professionnelles, ceux qui ont fui la violence en général, ou ceux qui ont été ciblés pour des activités autres que le journalisme, comme l’activisme politique.
Les journalistes que le CPJ a assistés ont indiqué que la crainte de la violence était la principale raison pour laquelle ils ont décidé de s’exiler. Le pays le plus meurtrier pour les journalistes actuellement est la Syrie, où au moins 28 journalistes ont été tués en raison de leurs reportages en 2012, selon des recherches du CPJ. L’organisation a assisté cinq journalistes exilés au cours des 12 derniers mois, et un total de 18 depuis que le conflit syrien a commencé en mai 2011. Le CPJ estime qu’un plus grand nombre de journalistes est parti, mais, du fait de la nature du conflit et de la crise des réfugiés, il est difficile de confirmer le nombre exact. Le CPJ est toujours en train de rechercher les cas de journalistes syriens exilés.
La violence sévit également en Somalie, un pays en proie à des conflits où 70 journalistes ont été contraints à s’exiler depuis 2008, selon des recherches du CPJ. Depuis lors, la Somalie figure chaque année sur la liste des 10 pays les plus meurtriers pour les journalistes. En 2012, un nombre record de 12 journalistes a été assassiné en Somalie, malgré la reprise totale de Mogadiscio par les forces gouvernementales, la capitale, en 2011. Les meurtres récents ont suscité des craintes que les journalistes soient pris pour cible par un éventail croissant d’antagonistes politiquement motivés.
Ceux qui ont fui la Somalie, le Mexique et le Sri Lanka ont déclaré au CPJ avoir décidé de partir parce qu’ils ne pouvaient pas compter sur les autorités locales pour assurer leur sécurité et leur protection. Tous ces trois pays figurent sur l’Indice de l’impunité du CPJ, un rapport qui met en évidence les pays où les assassins de journalistes restent impunis. Dans les pays avec un taux élevé d’impunité, on note souvent une augmentation de la violence parce que les auteurs se sentent encouragés par le fait qu’il y’ait de minces chances qu’ils soient arrêtés. La conséquence est l’autocensure et l’exil. «Le Mexique est devenu un tombeau silencieux où les journalistes sont muets et les autorités sont sourdes », a déclaré Mme Basurto.
La deuxième raison la plus courante de l’exil des journalistes est la menace d’emprisonnement. L’Iran est le deuxième pays qui emprisonne le plus de journalistes au monde, selon des recherches du CPJ.
Depuis la répression contre la presse suite aux élections présidentielles contestées de 2009, le CPJ a documenté un exode de journalistes iraniens vers les pays voisins. Le régime de Téhéran fait subir aux journalistes des arrestations intempestives et des conditions de détention déplorables. Au cours des 12 derniers mois, Le CPJ a assisté neuf journalistes en exil—soit le double du nombre que l’organisation a aidé l’année dernière, ce qui reflète l’effort accru du gouvernement pour museler les médias dans la perspective des élections présidentielles du 14 juin 2013.
De nombreux journalistes craignant l’emprisonnement ont également fui l’Érythrée et l’Éthiopie, deux pays qui emprisonnaient le plus de journalistes en Afrique en fin 2012. La plupart des 30 journalistes exilés de l’Érythrée depuis 2008 que le CPJ a assistés ont séjourné dans les prisons infâmes du pays avant de s’enfuir. Un journaliste de presse écrite, qui a préféré garder l’anonymat pour des raisons de sécurité, a fui l’Érythrée pour le Soudan en août 2008, après avoir passé près de six ans dans un centre de détention gouvernemental. Il a été arrêté en 2002 et n’a jamais été inculpé d’un crime, mais il a dit avoir a été à plusieurs reprises interrogé, torturé soumis au travail forcé et au supplice de la suspension pendant des périodes prolongées. Avant son arrestation, il avait travaillé dans les médias d’État et collaboré avec un des quelques journaux indépendants qui paraissaient jadis dans le pays. Les autorités érythréennes ont fermé tous les médias indépendants dans une vague de répression gouvernementale contre les dissidents à partir de septembre 2001. De nombreux journalistes se morfondent en prison depuis, sans inculpation ni jugement.
Les journalistes dans les pays de l’Afrique de l’Est comme la Somalie, l’Érythrée, l’Éthiopie et le Rwanda se sont exilés en grand nombre au cours des 12 derniers mois, comme ce fut le cas au cours des années précédentes. Depuis le 31 mai 2012, le CPJ en a assisté 18 qui ont fui l’Afrique de l’Est, faisant de cette dernière la région du monde qui a engendré le plus grand nombre de journalistes exilés pour la sixième année consécutive, depuis que le CPJ a commencé à faire le recensement annuel de ces cas. La plupart d’entre eux se sont installés dans les capitales du Kenya et de l’Ouganda, où ils vivent dans des conditions très difficiles.
Les Somaliens vivant à Nairobi ont déclaré au CPJ qu’ils font face à des menaces continues de la part de multiples protagonistes. Plusieurs d’entre eux ont déclaré avoir été abusés physiquement, extorqués ou détenus illégalement par les forces de sécurité kenyanes, qui ont une attitude discriminatoire à l’égard des réfugiés dans la capitale. En décembre 2012, le ministère kenyan des Affaires des réfugiés a publié une déclaration accusant les réfugiés somaliens de contribuer aux problèmes d’insécurité au Kenya et ordonnant à ceux qui sont à Nairobi de déménager dans les camps de réfugiés où, selon des journalistes, sévit une violence grave. Selon des interviews du CPJ, les journalistes réfugiés estiment que les membres d’Al-Shabaab, le groupe qui les a contraints à s’exiler, sont actifs dans les camps. Certains ont déclaré avoir reçu des menaces de supposés militants d’Al-Shabaab à Nairobi, les forçant à se cloîtrer chez eux et à être à peine en communication avec le monde extérieur.
Les journalistes iraniens en exil ont des préoccupations similaires. Parmi ceux qui ont fui l’Iran aux cours des deux dernières années, au moins trois vivent en Malaisie, où il ya une population croissante d’Iraniens en exil parce que les visas sont relativement faciles à obtenir aux points d’entrée. Des Iraniens en Malaisie ont déclaré au CPJ qu’ils vivent dans la peur en raison des menaces de violence et d’action en justice de personnes qui, pensent-ils, travaillent pour le gouvernement iranien.
D’autres Iraniens se sont enfuis vers la Turquie, où les visas d’entrée ne sont pas requis, mais où il n’y a pas de soutien ni de protection de la part du gouvernement. La Turquie n’offre pas l’asile permanent aux non-Européens; les refugiés iraniens ne sont pas autorisés à s’y installer ni à y travailler de façon permanente. Pour se réinstaller dans un pays tiers, ils doivent s’enregistrer comme réfugiés auprès du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), mais des journalistes ont déclaré au CPJ qu’il ya une attente de deux ans pour terminer la procédure d’enregistrement. Le bureau du HCR à Ankara, en réponse aux questions du CPJ sur la longue période d’attente, a indiqué qu’il ya eu une augmentation de plus de 500 pour cent dans les demandes de « certain ressortissants » depuis l’année dernière. Ce bureau a toutefois déclaré au CPJ qu’il est en train de réorganiser ses procédures et que tous les Iraniens termineront le processus d’enregistrement dans un délai de 18 mois.
Le nombre de journalistes ayant fui la Syrie pour s’exiler en Turquie a également augmenté, tandis que d’autres Syriens sont allés en Jordanie. Parmi ceux que le CPJ a aidés après avoir fui la Syrie figure la journaliste Rania Badri, qui a déclaré au CPJ qu’en 2011 elle était parmi les femmes les mieux payées dans les médias syriens. Mme Badri animait une populaire émission-débat matinale sur Ninar, une station de radio appartenant à la famille Assad au pouvoir, où elle présentait les gros titres de l’actualité quotidienne, mais ne se focalisait pas sur la politique, a-t-elle dit. Cependant, peu de temps après le début des troubles en Syrie, le directeur de la station l’a informée qu’elle devrait rapporter qu’il n’y avait pas de manifestations en Syrie. Le journaliste a d’abord refusé, mais s’est rapidement rendue compte qu’elle allait subir de graves conséquences, notamment la prison, si elle ne se conformait pas aux désirs du gouvernement. Elle a déclaré au CPJ avoir quitté la Syrie parce qu’elle ne pouvait pas continuer à travailler dans un pays où il n’y avait pas de liberté de presse.
Mme Badri est arrivée en Inde en septembre 2011. En janvier 2012, elle s’est rendue en Jordanie, où vivait son frère, également journaliste. Un mois plus tard, elle, son frère et d’autres collègues ont lancé New Start, une station de radio indépendante en ligne à travers laquelle ils rapportaient les nouvelles en provenance de Syrie, notamment les scènes de manifestations et les informations quotidiennes sur les arrestations et les tueries, a-t-elle déclaré au CPJ. Ils ont également interviewé des journalistes, des militants et des politiciens de l’opposition restés en Syrie. Mais rapidement, plusieurs des membres du personnel du New Start ont reçu des menaces de supposés agents syriens qui leur ont demandé de quitter la Jordanie au risque d’en subir les conséquences, a dit Mme Badri au CPJ. Alors la journaliste a décidé de partir en Tunisie, d’où elle s’est rendue à Paris. New Start a depuis lors cessé d’émettre.
En France, Mme Badri continue d’écrire et de donner des interviews sur la situation en Syrie. Toutefois, elle a dit qu’elle ne se considère plus comme un journaliste en activité. « La réaction est d’oublier qu’on était journaliste…On est réfugié et on oublie notre vie antérieure », a-t-elle dit.
Il convient de souligner que moins de 20 pour cent des journalistes exilés que le CPJ a assistés ont pu continuer à exercer leur métier. Beaucoup sont contraints d’accepter de basses besognes pour survivre. Le journaliste érythréen qui a fui son pays en passant par le Soudan travaille actuellement aux États-Unis d’Amérique dans le domaine de la technologie, un emploi qu’il décrit comme étant « trop loin du journalisme ». Certains journalistes ont dit qu’en laissant derrière eux leur carrière, ils avaient l’impression d’avoir abandonné le respect et l’estime qui vont avec la profession. Beaucoup disent qu’ils ont le sentiment d’avoir perdu une partie de leur identité.
En fait, tous les journalistes qui se sont confiés au CPJ ont souligné que la vie en exil a un grand impact psychologique. Mme Basurto a déclaré qu’elle se sent comme une coquille d’œuf qui est sur le point de se casser. « Il ya eu tellement de nuits d’insomnie depuis que j’ai quitté », a-t-elle déclaré au CPJ au cours d’un récent entretien téléphonique. «Je me sens toujours suivie, même en marchant dans les rues européennes, et je sais combien c’est absurde », a-t-elle ajouté.
Nicole Schilit, Associée pour l’assistance aux journalistes du CPJ, est titulaire d’une Maîtrise en Administration publique de l’École des Affaires internationales et publiques (SIPA), Université Columbia. Elle a également fait une formation en photographie documentaire et est spécialiste en matière de droits de l’homme et de médias internationaux, de sensibilisation et de communication.