(RSF/FPJQ/IFEX) – Ci-dessous, un communiqué de presse de RSF et FPJQ, daté du 19 avril 2001: 3e Sommet des Amériques (Québec / Canada – 20/22 avril 2001) Près de 90 % des assassinats de journalistes restent impunis Dans 20 Etats présents au Sommet, la loi prévoit encore des peines de prison pour des délits de […]
(RSF/FPJQ/IFEX) – Ci-dessous, un communiqué de presse de RSF et FPJQ, daté du 19 avril 2001:
3e Sommet des Amériques
(Québec / Canada – 20/22 avril 2001)
Près de 90 % des assassinats de journalistes restent impunis
Dans 20 Etats présents au Sommet, la loi prévoit encore des peines de prison pour des délits de presse
A la veille de l’ouverture du 3e Sommet des Amériques, Reporters sans frontières (RSF, www.rsf.fr) et la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ, www.fpjq.org) rappellent que, sur le continent américain, l’impunité reste la règle dans près de 90 % des cas de journalistes tués. Alors que, depuis 1991, 90 professionnels de l’information ont été tués dans onze des trente-quatre Etats participant au Sommet, dans seulement dix de ces affaires les enquêtes ont abouti à un procès. Par ailleurs, les deux organisations s’inquiètent du maintien en vigueur, par vingt Etats présents à Québec, de législations prévoyant des peines de prison pour des délits de presse. Enfin, à l’occasion de ce sommet, RSF et la FPJQ attirent l’attention des gouvernements sur le Cubain Bernardo Arévalo Padron, seul journaliste emprisonné sur le continent américain pour avoir voulu exercer son droit d’informer.
Près de 90% des assassinats de journalistes restent impunis
Depuis 1991, 90 journalistes ont été tués pour leurs opinions ou dans l’exercice de leur profession dans onze des pays participant au Sommet : Argentine, Brésil, Canada, Colombie, Guatemala, Haïti, Mexique, Paraguay, Pérou, Uruguay et Venezuela. Dans dix cas seulement, l’enquête a abouti à un procès des assassins, le plus souvent de simples exécutants. Dans une onzième affaire, en Uruguay, le tueur s’est immédiatement suicidé après le meurtre.
Avec trente-trois journalistes tués, soit plus du tiers des cas recensés, la Colombie est le pays le plus dangereux du continent américain pour les professionnels de l’information. Longtemps dans la ligne de mire des narcotrafiquants ou des fonctionnaires corrompus, les journalistes sont, ces dernières années, devenus des « objectifs militaires » pour les groupes paramilitaires d’extrême droite et la guérilla. Dans la lutte à mort que se livrent ces groupes armés, ils ne sont pas considérés comme des témoins neutres du conflit mais soupçonnés de soutenir « l’autre camp ». Dans trois affaires seulement, l’enquête a abouti à un procès. Dans le cas de l’assassinat, le 13 août 1999, du célèbre journaliste et humoriste Jaime Garzon, le commanditaire présumé n’est autre que Carlos Castaño, le chef des Autodéfenses unies de Colombie (AUC, paramilitaires). Un mandat d’arrêt a été délivré contre lui mais cet individu, dont l’organisation entretient des liens étroits avec certaines fractions de l’armée, reste intouchable. Une vingtaine de mandats similaires ont déjà été délivrés contre lui sans que la justice ait été en mesure de l’arrêter. Pourtant, plusieurs journalistes ont pu le rencontrer au cours des derniers mois.
L’impunité règne également au Brésil, au Mexique et au Pérou. Dans chacun de ces Etats, plus d’une dizaine de journalistes ont été tués au cours de la décennie. Si, au Pérou, la majorité de ces crimes remontent à la période révolue où était actif le groupe armé d’opposition Sentier lumineux, au Brésil et au Mexique, les assassinats se poursuivent. Dans ces deux pays, certaines régions sont devenues particulièrement dangereuses. Au Mexique, au moins trois journalistes ont été tués dans la zone frontalière avec les Etats-Unis où sévissent les trafiquants de drogue. Directeur du quotidien La Prensa, de San Luis Río Colorado, Benjamin Flores González a été tué le 15 juillet 1997 après avoir mis en cause les liens présumés entre le gouverneur de la province et des barons de la drogue. Il avait également dénoncé les conditions de détention privilégiées du narcotrafiquant Jaime González Gutierrez. Ce dernier a été libéré en mars 1999, faute de preuves. Près de quatre ans après, l’enquête ne progresse plus. Quatre individus, arrêtés peu après l’assassinat, sont toujours détenus. Deux d’entre eux affirment avoir signé leurs aveux sous la torture.
Au Brésil, sur les treize journalistes tués depuis 1991, sept l’ont été dans le seul Etat de Bahia. Parmi eux, Manoel Leal de Oliveira, directeur de l’hebdomadaire A Região, a été assassiné le 14 janvier 1998. Dans son journal, publié à Itabuna, il s’en était pris au maire de la ville, Fernando Gomes. Personne n’a été arrêté à ce jour. Pourtant, Marcel Leal de Oliveira, le fils du journaliste, a dénoncé à plusieurs reprises dans la presse le fait que Marcone Sarmento, l’un des tueurs présumés contre qui a été délivré un mandat d’arrêt, avait été vu se déplaçant librement dans les rues d’Itabuna. L’absence de procès dans chacune de ces affaires conduit à s’interroger sur la pertinence de confier les enquêtes à la police locale alors que certains de ses membres ou des élus locaux sont souvent directement mis en cause.
En Haïti, bien que six personnes aient été arrêtées pour leur participation présumée à l’assassinat, le 3 avril 2000, de Jean Dominique, directeur de Radio Haïti Inter, les commanditaires n’ont toujours pas été désignés. L’enquête a failli être étouffée à plusieurs reprises. En juin 2000, Jean Wilner Lalanne, soupçonné d’avoir servi d’intermédiaire entre les commanditaires et les exécutants, est mort dans des circonstances douteuses après son arrestation. Pendant plusieurs mois, le Sénat s’est opposé à la convocation d’un sénateur comme témoin par le juge d’instruction. Ce dernier a par ailleurs été victime d’actes d’intimidation alors que son prédécesseur avait préféré abandonner le dossier après avoir également subi des pressions. Au lendemain de l’investiture à la présidence de Jean-Bertrand Aristide, le 7 février 2001, de nombreux observateurs considèrent que l’issue de l’enquête dépend avant tout des moyens que la nouvelle administration est prête à mobiliser. L’assassinat de Jean Dominique, le journaliste le plus célèbre du pays, est vécu comme un avertissement par l’ensemble de la profession.
Dans plus de la moitié des Etats participant au Sommet, des peines de prison sont prévues pour des délits de presse
Actuellement, dans vingt des trente-quatre Etats présents au Sommet, des lois prévoient des peines de prison pour des délits de presse : Argentine, Bolivie, Brésil, Canada, Chili, Colombie, Costa-Rica, Equateur, El Salvador, Guatemala, Haïti, Honduras, Jamaïque, Mexique, Nicaragua Panama, Pérou, République dominicaine, Uruguay et Venezuela. En imposant des sanctions disproportionnées par rapport au préjudice subi, ces lois favorisent, dans certains pays, l’autocensure des journalistes.
Le délit de diffamation est ainsi réprimé dans dix-sept de ces Etats par des peines pouvant aller, à l’instar du Canada, jusqu’à cinq ans de prison. D’après le rapporteur spécial pour la liberté d’expression de l’Organisation des Etats américains, Santiago Canton, dans seize pays participant au Sommet, le Code pénal protège l' »honneur » des fonctionnaires ou des élus. Rapporter des affaires de corruption ou d’abus de biens sociaux par des agents de l’Etat, des maires ou des ministres peut ainsi se transformer en un « outrage » sanctionné par de lourdes peines de prison. La Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) a souligné que ces lois sont contraires au droit des citoyens à disposer d’une information libre et indépendante sur l’activité des agents de l’Etat.
Heureusement ces dispositions ne sont pratiquement plus appliquées, à l’exception du Panama. Dans ce pays, les lois sur l' »outrage » donnent le pouvoir aux représentants de l’Etat d’ordonner, sans aucun procès, l’incarcération d’un journaliste pour avoir manqué de respect à leur fonction. Les sanctions vont de trois jours à deux mois de prison en cas d’outrage au président de la République. Le 28 juillet 2000, Carlos Singares, directeur du quotidien El Siglo, a été incarcéré huit jours sur ordre du procureur général, José Antonio Sossa. Le journal avait repris les déclarations d’un avocat accusant ce magistrat de pratiques pédophiles. Par ailleurs, au mois de mars 2001, pas moins de quatre journalistes ont été condamnés pour « diffamation » à des peines allant de douze à dix-huit mois de prison. Au total, on estime à une quarantaine le nombre de journalistes poursuivis au Panama pour « diffamation » ou « outrage ».
Au Chili, la menace que représente la loi sur la sécurité d’Etat devrait bientôt disparaître. Le 10 avril 2001, une nouvelle loi sur la presse a été approuvée par la Chambre des députés qui abroge l’article 6b de ce texte. Ce dernier prévoit jusqu’à cinq ans de prison pour ceux qui « injurient ou calomnient » les hauts représentants de l’Etat. Au total, vingt journalistes ont été poursuivis au Chili en vertu de ce texte depuis 1990. Parmi eux, Alejandra Matus, inquiétée pour son « Livre noir de la justice chilienne » dans lequel elle dénonce « la corruption, le népotisme et les abus de pouvoir » au sein du système judiciaire. Menacée d’arrestation dans son pays, la journaliste est devenue, en septembre 1999, la première Chilienne à obtenir l’asile politique à l’étranger depuis le retour de la démocratie au Chili en 1990. L’adoption de la nouvelle loi sur la presse devrait permettre à Alejandra Matus de rentrer dans son pays.
Cuba : Bernardo Arévalo Padron, le dernier journaliste prisonnier d’opinion des Amériques
A la veille de l’ouverture du 3e Sommet des Amériques, le Cubain Bernardo Arévalo Padron est le seul journaliste emprisonné sur le continent américain pour ses opinions et son travail d’information. Alors qu’il peut théoriquement bénéficier d’une libération anticipée après avoir accompli la moitié de sa peine, il est toujours derrière les barreaux. Il lui reste à ce jour deux ans et demi de prison à purger. Le journaliste a été condamné en appel, le 28 novembre 1997, à six ans de prison pour « outrage » envers le président Fidel Castro et le vice-président Carlos Lage. Interviewé par une radio de Miami, il avait qualifié les deux hommes de « menteurs », leur reprochant de bafouer leur engagement, pris lors du Sommet ibéro-américain de 1996, à respecter les droits de l’homme.
Dans la prison de haute sécurité d’Ariza où il a été d’abord incarcéré, Bernardo Arévalo Padron a été passé à tabac, le 23 avril 1998, par deux agents de sécurité. Blessé à la tête, il a été victime de troubles de mémoire suite à cette agression. Depuis mai 1999, le journaliste a quitté la prison d’Ariza et a été transféré dans différents camps de travail où il est affecté au désherbage et à la coupe de la canne à sucre. Il souffre aujourd’hui de problèmes lombaires et de troubles cardiaques.
Alors que la Constitution stipule que les médias ne peuvent, « en aucun cas », être de propriété privée, Bernardo Arévalo Padron avait créé, en octobre 1996, l’agence indépendante Línea Sur Press, dans la province de Cienfuegos. Actuellement une centaine de journalistes indépendants, regroupés dans une vingtaine d’agences, tentent d’exercer leur droit d’informer. Soumis à une véritable « stratégie du harcèlement » de la part des autorités (89 interpellations de journalistes ont été recensées au cours des deux dernières années), près d’une cinquantaine ont pris le chemin de l’exil depuis 1995.
Conclusions et recommandations
Lors du précédent Sommet, à Santiago du Chili, le poste de rapporteur spécial pour la liberté d’expression, rattaché à la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) de l’Organisation des Etats américains (OEA), avait été créé. Les actions menées depuis par Santiago Canton, nommé à ce poste fin 1998, se sont révélées efficaces et constructives.
Le Sommet de Québec est l’occasion, pour les Etats participants, de prendre de nouvelles mesures témoignant de leur volonté de faire respecter la liberté de la presse sur le continent. Alors que les questions de l’impunité et des législations répressives constituent les principaux enjeux pour la liberté de la presse dans les Amériques, RSF et la FPJQ recommandent aux gouvernements participants :
– de prendre une résolution par laquelle ils s’engagent à faire de la lutte contre l’impunité une priorité et de tout mettre en oeuvre pour que les cas de journalistes assassinés ne restent pas impunis. Les deux organisations rappellent qu’en la matière, la Déclaration de principes sur la liberté d’expression approuvée par la Commission interaméricaine des droits de l’homme lors de sa 108e session, en octobre 2000, établit clairement qu' »il appartient aux Etats d’ouvrir des enquêtes [sur les assassinats de journalistes] et de sanctionner leurs auteurs » ;
– de prendre une résolution par laquelle ils s’engagent à supprimer de leur législation nationale les peines de prison pour délits de presse. RSF et la FPJQ rappellent que, dans un texte adopté en janvier 2000, le rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression des Nations unies, a clairement établi que « l’emprisonnement en tant que condamnation de l’expression pacifique d’une opinion constitue une violation grave des droits de l’homme ». L’article 11 de la Déclaration de principes sur la liberté d’expression précise que « les lois sur l' »outrage » portent atteinte à la liberté d’expression et au droit des citoyens à être informés ».
Les deux organisations demandent également aux Etats participants :
– de réaffirmer leur soutien au rapporteur spécial pour la liberté d’expression de l’OEA et d’appliquer la Déclaration de principes sur la liberté d’expression approuvée par la Commission interaméricaine des droits de l’homme lors de sa 108e session ;
– de prendre une résolution demandant aux autorités cubaines de libérer Bernardo Arévalo Padron et de légaliser les agences de presse indépendantes.