Le placement en détention de Sihem Bensedrine intervient dans un contexte de répression accrue par le gouvernement du président Saied à l’approche de l’élection présidentielle du 6 octobre.
Cet article a été initialement publié sur hrw.org le 30 septembre 2024.
Il faut mettre fin aux représailles à l’encontre de défenseurs des droits humains
Un juge tunisien a placé en détention une éminente activiste et ancienne présidente de l’Instance Vérité et Dignité, Sihem Bensedrine, vraisemblablement en représailles pour son travail de lutte contre l’impunité pour des décennies d’atteintes aux droits humains, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Les autorités tunisiennes devraient immédiatement la libérer.
Un juge d’instruction d’un tribunal de Tunis a ordonné le 1er août 2024 la détention de Bensedrine, à l’issue d’une audience portant sur son travail à la tête de l’Instance Vérité et Dignité entre 2014 et 2018. Le juge a rejeté sa demande de libération le 20 septembre. Sihem Bensedrine, 73 ans, a été placée en détention provisoire à la prison de Manouba. Elle est aussi poursuivie dans quatre autres affaires liées à son travail en tant que présidente de l’instance.
« Sihem Bensedrine n’a rien à faire en prison, pas plus que de nombreux autres Tunisiens injustement incarcérés par le gouvernement du président Kais Saied, dont des journalistes, avocats et activistes », a déclaré Bassam Khawaja, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Il s’agit clairement d’un cas de représailles. Les autorités devraient immédiatement libérer Sihem Bensedrine, abandonner les poursuites contre elle et cesser de cibler les défenseurs des droits humains. »
Le placement en détention de Sihem Bensedrine intervient dans un contexte de répression accrue par le gouvernement du président Saied à l’approche de l’élection présidentielle du 6 octobre. Alors que Saied brigue un second mandat, les autorités ont exclu ou emprisonné des concurrents potentiels, incarcéré des activistes et ciblé des médias indépendants et des organisations de la société civile observatrices du processus électoral. Plus de 170 personnes sont actuellement détenues en Tunisie pour des motifs politiques ou pour avoir exercé leurs droits fondamentaux.
En mai 2020, une ancienne membre de l’instance avait déposé plainte en affirmant que Sihem Bensedrine aurait falsifié le rapport officiel de l’instance sur les allégations de corruption dans le système en lien avec la Banque franco-tunisienne. La plaignante affirmait que le rapport final publié au Journal officiel n’était conforme à la version présentée à l’ancien président Béji Caïd Essebsi le 31 décembre 2018. Or, la version de rapport de 2018 était inachevée et les membres de l’instance devaient le réviser en janvier 2019, comme le confirme un procès-verbal de l’instance consulté par Human Rights Watch.
Les avocats de Sihem Bensedrine ont expliqué à Human Rights Watch que sa détention n’était fondée que sur cette plainte. Le procureur de la République près du Tribunal de première instance de Tunis a ouvert une enquête à son encontre en février 2023 et Bensedrine a été placée sous interdiction de voyager le 2 mars 2024. Le 7 mars, un premier juge d’instruction l’a inculpée d’« abus de pouvoir afin de procurer des avantages injustifiés à elle-même ou un tiers » ainsi que de « faux » et « falsification ».
Le 8 août, trois experts des Nations Unies ont déclaré dans un communiqué de presse que l’arrestation de Sihem Bensedrine « pourrait s’apparenter à un harcèlement judiciaire […] pour le travail qu’elle a entrepris » en tant que présidente de l’instance et qu’elle « semble viser à discréditer les informations contenues dans le rapport ».
Cette Instance Vérité et Dignité a été créée en décembre 2013 avec la mission de faire la lumière sur les abus commis dans le pays depuis juillet 1955 (peu avant l’indépendance de la Tunisie vis-à-vis de la France) et de proposer des mesures en faveur de la redevabilité, réparation et réhabilitation.
Elle a reçu plus de 62 000 plaintes et renvoyé 205 affaires de graves atteintes aux droits humains à des chambres spécialisées, ce qui a donné lieu à des poursuites judiciaires, notamment à l’encontre d’anciens ministres, des responsables des forces de sécurité et des entrepreneurs. Mais plus de six ans après l’ouverture du premier procès en mai 2018, aucun jugement n’a encore été prononcé, selon la Coalition civile pour la défense de la justice transitionnelle. Quant au Parlement, il n’a pas donné suite aux recommandations de l’instance.
Dès ses débuts, l’instance a fait face à des critiques dans les médias, à l’opposition de partis politiques et à des obstacles dans l’accomplissement de son mandat, notamment de la part des autorités judiciaires et sécuritaires, qui entravaient son travail, empêchant l’accès aux preuves contenues dans les archives et à l’identité des fonctionnaires mis en cause.
Sihem Bensedrine a œuvré pendant près de quarante ans à la dénonciation des violations des droits humains en Tunisie. Elle a cofondé le Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT) en 1998, l’Observatoire de la liberté de la presse, de l’édition et de la création (OLPEC) en 2001 ainsi que Kalima, site d’information indépendant et station de radio, qui a été fermé par les autorités en 2009.
Elle avait été emprisonnée une première fois pendant deux semaines en 1987, sous la présidence de Habib Bourguiba, puis à nouveau pendant presque deux mois sous le régime autocratique du président Zine al Abidine Ben Ali, après avoir dénoncé la torture, la corruption et le manque d’indépendance de la justice. Sihem Bensedrine a vécu en exil de 2010 jusqu’à la révolution de 2011. Elle a sévèrement critiqué Saied et dénoncé ses « incessantes attaques contre la démocratie ».
L’arrestation de Sihem Bensedrine est un coup de plus porté à la justice transitionnelle en Tunisie, a déclaré Human Rights Watch. La Tunisie est le seul pays de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord à avoir établi une commission nationale de vérité dans le sillage des soulèvements de 2011. Pourtant le président Saied en a interrompu le processus suite à sa confiscation du pouvoir en 2021. En mars 2022, il a promulgué par décret une loi qui amnistie les entrepreneurs poursuivis pour des crimes financiers s’ils remboursent ou investissent les montants litigieux dans le développement régional. Puis, il a adopté une nouvelle Constitution en 2022, qui a supprimé les garanties en matière de justice transitionnelle contenues dans la Constitution de 2014.
Depuis 2022, le président Saied a également porté systématiquement atteinte à l’indépendance de la justice, en prenant le contrôle du Conseil Supérieur de la Magistrature temporaire, en limogeant arbitrairement des juges et des procureurs et en instrumentalisant la justice pour servir ses fins politiques.
Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), auquel la Tunisie est un État partie, protège les droits à la liberté d’opinion, d’expression, d’association et de réunion. Le Comité des droits de l’homme, dont l’interprétation du Pacte fait autorité, a conclu que la détention provisoire ne devait pas être employée comme « pratique générale », mais seulement après avoir déterminé au cas par cas qu’elle était raisonnable et nécessaire. La Tunisie est également tenue, en vertu PIDCP et de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, de respecter le droit à un procès équitable.
« Après avoir sapé pendant des années le processus de justice transitionnelle en Tunisie, le gouvernement du président Saied lui porte le coup de grâce en emprisonnant Sihem Bensedrine », a conclu Bassam Khawaja. « Les partenaires internationaux de la Tunisie, qui ont soutenu la justice transitionnelle, devraient appeler à sa libération et veiller à ce que les obstacles au processus de justice transitionnelle soient levés. »