La police tunisienne a recouru illégalement à la force pour disperser des manifestations apparemment pacifiques organisées dans trois villes du pays au cours de la semaine écoulée.
Cet article a été initialement publié sur hrw.org le 10 septembre 2015.
La police tunisienne a recouru illégalement à la force pour disperser des manifestations apparemment pacifiques organisées dans trois villes du pays au cours de la semaine écoulée, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch. Ces manifestations étaient tenues afin de protester contre un projet de loi destiné à accorder l’immunité aux hommes d’affaires et aux fonctionnaires accusés d’actes de corruption commis sous le régime de l’ancien président Ben Ali, à condition qu’ils restituent les actifs détournés.
Le 4 juillet dernier, le Président tunisien Béji Caïd Essebsi a instauré l’état d’urgence pendant un mois, une semaine après l’assassinat de 38 civils – tous des touristes étrangers – par un extrémiste armé, dans la station balnéaire de Sousse. Le 31 juillet, Essebsi a prolongé de deux mois l’état d’urgence, autorisant ainsi le gouvernement à suspendre les droits fondamentaux et à interdire les manifestations en invoquant la nécessité absolue de préserver l’ordre public.
« La Tunisie est indubitablement confrontée à de graves problèmes de sécurité, mais la réaction musclée des autorités à ces manifestations pacifiques ne constitue en aucun cas le moyen de les résoudre », a déclaré Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Les autorités tunisiennes devraient faire clairement comprendre à leurs forces de sécurité que la violence et les autres mauvais traitements perpétrés à l’encontre de manifestants pacifiques ne seront pas tolérés. »
Interrogé le 7 septembre sur la chaîne de télévision privée Nessma, Walid Louguini, a déclaré que le Ministère de l’Intérieur, dont il est un porte-parole, avait décidé d’interdire sur l’ensemble du territoire toutes les manifestations publiques, arguant de la loi d’urgence. Toutefois, le gouvernement n’a pas encore officiellement annoncé une telle interdiction. Ce serait la première de la sorte depuis la révolution de 2011 qui a renversé l’ancien Président Zine El Abidine Ben Ali et il s’agirait d’un sérieux revers pour les droits humains en Tunisie, a souligné Human Rights Watch.
Le 8 septembre, le Ministère de l’Intérieur a annoncé avoir interdit une marche de protestation à laquelle partis politiques et groupes opposés au projet de loi avaient appelé pour le 12 septembre. Le Ministre de l’Intérieur, Najem Gharsalli, a déclaré que « toute manifestation pacifique serait contraire à l’état d’urgence », ce qui semble confirmer que les autorités imposent de facto une interdiction générale de toutes les manifestations.
Le 14 juillet, le gouvernement a approuvé le projet de loi sur la réconciliation dans le domaine économique et financier, et l’a soumis au Parlement. Une fois adopté, ce texte mettrait fin à toutes les poursuites en cours et annulerait toutes les condamnations déjà prononcées si les chefs d’entreprises concernés acceptent de restituer les biens qu’ils ont détournés. En réponse à la proposition de loi, plusieurs militants ont créé le mouvement Manich Msemah (« Je ne pardonnerai pas »), appelant à des manifestations pacifiques pour s’opposer au projet de loi.
Le 1er septembre, vers 17h30, la police a encerclé des centaines de manifestants rassemblés sur la Place Mohamed Ali, devant le siège de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), Imen Ben Ghozzi, a déclaré à Human Rights Watch un membre de Manich Msameh qui prenait part à la manifestation. Environ une heure plus tard, des manifestants se sont retrouvés devant un théâtre de l’avenue Habib Bourguiba, l’artère principale de Tunis. Sans leur avoir donné au préalable l’ordre de se disperser ou adressé le moindre avertissement, des policiers portant des équipements anti-émeute, ainsi que des officiers en civil, ont repoussé de nouveaux manifestants arrivant par les rues latérales et dispersant ceux déjà sur place. Certains ont été frappés, tandis que d’autres étaient menacés par des policiers à moto, a témoigné Ben Ghozzi. Des vidéos téléchargées sur les réseaux sociaux montrent des manifestants en train de se rassembler sur le trottoir de l’avenue Habib Bourguiba et de scander des slogans antigouvernementaux, tandis que plusieurs policiers motorisés roulent à travers la foule.
La police a arrêté certains manifestants, notamment Lasaad Yakoubi, le secrétaire général de l’Union des écoles secondaires, ainsi qu’un membre de l’UGTT, Nejib Sellami, qui ont tous deux déclaré à Human Rights Watch avoir été détenus dans un poste de police pendant une heure, avant d’être relâchés sans inculpation.
Wael Naouar, le secrétaire général de l’Union générale des étudiants de Tunisie (UGET), a confié à Human Rights Watch que trois policiers en civil l’avaient attaqué, de même qu’un autre membre de l’UGET, alors qu’ils tentaient d’intercéder auprès de hauts fonctionnaires de la police. Les policiers se sont précipités sur eux, a-t-il expliqué, leur donnant des coups de poing à l’estomac au point de le faire tomber. L’un de ses assaillants a alors frappé Naouar aux jambes et dans les organes génitaux. Le militant s’est rendu à l’hôpital Charles Nicole pour y recevoir des soins avant de déposer une plainte contre le policier, en y joignant une photo prise par un autre manifestant.
Le 2 septembre, la police a arrêté trois militants de Manich Msameh, qui avaient appelé sur les réseaux sociaux à une manifestation publique contre le projet de loi et cherché à se réunir à 17h30 devant le siège de la police de Kef, une ville du nord-ouest de la Tunisie. Afraa Ben Azza, l’un des trois militants, a déclaré que la police était alignée devant la porte lorsqu’il est arrivé sur place avec un ami. « Quand ils nous ont vus, ils ont dit : Nous vous attendions ». « Ils nous ont emmenés à l’intérieur et commencé à nous interroger. Ils nous ont montré des captures d’écran de nos messages sur Facebook appelant à la manifestation, nous accusant de provoquer des troubles et de contourner l’état d’urgence ».
La police a relâché les trois militants au bout d’une heure et demie, mais les a cités à comparaître devant le procureur de Kef le lendemain matin, a ajouté Ben Azza. Le procureur leur a dit qu’il avait décidé de demander de plus amples informations à la police avant d’ouvrir officiellement une enquête, mais leur a enjoint de « garder le silence » sous peine de faire l’objet de « poursuites plus graves ».
La violence policière la plus grave s’est déroulée le 6 septembre, lorsque des militants ont tenté d’organiser un sit-in contre le projet de loi devant la banque centrale de Sfax. Lorsque Mariem Bribri et d’autres militants sont arrivés sur place à 10 heures, de nombreux policiers s’y trouvaient déjà. Elle et d’autres organisateurs ont assuré à la police s’être conformés aux dispositions en vigueur pour organiser la manifestation, mais celle-ci a lancé sans prévenir des gaz lacrymogènes dès que la foule s’est mise à brandir des banderoles et à scander des slogans.
Mariem Bribi a dit qu’elle s’était servie de son téléphone pour filmer ce qui se passait alors qu’elle courait pour échapper aux gaz lacrymogènes, mais trois officiers de police l’ont pourchassée, l’un d’entre eux criant: « Arrêtez-là, elle est en train de nous filmer ». Quand elle a vu des officiers frapper son ami Ghazi Taiari à coups de pied et de matraque alors qu’il gisait au sol, elle leur a hurlé d’arrêter. Les trois policiers se sont alors jetés sur elle, la frappant au visage, aux côtes et à l’épaule avec une matraque jusqu’à ce qu’un autre agent leur demande d’arrêter.
Mazen Ben Mabrouk, un autre manifestant, a déclaré que cinq policiers en civil l’avaient poursuivi pendant qu’il courait pour échapper aux gaz lacrymogènes, le giflant et le frappant à coups de bâton aux côtes et aux jambes.
Les autorités tunisiennes devraient enquêter sur le comportement de la police contre les manifestants et poursuivre tous les agents responsables de l’utilisation excessive de la force, a déclaré Human Rights Watch.
Le droit de réunion pacifique est consacré par l’article 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, que la Tunisie a ratifié. Cet article stipule: « L’exercice de ce droit ne peut faire l’objet que des seules restrictions imposées conformément à la loi et qui sont nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et les libertés d’autrui ». Le droit international exige par conséquent que les restrictions au droit de réunion pacifique soient précisément définies, toujours proportionnées et absolument nécessaires.
« Manifester pacifiquement est un droit fondamental vital dans une société démocratique », a conclu Eric Goldstein. « Les autorités doivent garantir que les civils souhaitant s’exprimer pacifiquement soient protégés, et non battus et maltraités. »