Après des décennies d'un conflit armé interne qui a forcé des millions de personnes à quitter leur foyer et fait plus de 220,000 victimes, la mise en œuvre des pourparlers de paix entre le gouvernement et les rebelles devraient être une source d'espoir. Toutefois, le nombre outrageusement élevé de meurtres et de disparitions et l'impossibilité d'obtenir justice pour les crimes passés indiquent que la culture de la violence et de l'impunité reste profondément enracinée.
Ce que demande la plupart des victimes – encore plus que toute réparation ou justice – c’est la vérité. Les victimes veulent savoir ce qui s’est passé, comment cela s’est passé, quand c’est arrivé, où cela s’est passé et pourquoi.
GOUVERNEMENT:
République de Colombie. Président : Iván Duque, élu en juin 2018 avec 54% des voix.
CAPITALE: Bogotá
POPULATION: 48.65 millions
PIB: 282.5 milliards $USi
MEMBRE DE:
Organisation des États américains (OEA), Organisation des Nations Unies, l’Unión de Naciones Suramericanas (UNASUR)
MEMBRES ACTIFS DE L’IFEX DANS CE PAYS:
Foundation pour la liberté de la presse | flip.org
Fundación Karisma | karisma.org.co
INDICE MONDIAL DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE:
Indice mondial de la liberté de la presse 2018 de Reporters sans frontières 130 sur 180 pays
Des décennies de terreur et d’espoirs de paix
Les Colombiens vivent depuis plus de cinquante ans dans la terreur semée autant par les combats entre les groupes rebelles marxistes et les forces gouvernementales, que les paramilitaires d’extrême droite qui ont envahi de vastes zones du pays souvent en collaboration avec l’armée, ou que les abus fréquents commis par les forces gouvernementales ou encore la narco-criminalité qui s’est répandue dans le pays récemment. Motivées par la peur de ces différentes forces, 6,8 millions de personnes ont fui leur foyer pour se réfugier dans d’autres régions. Un chiffre qui place la Colombie juste derrière la Syrie. Les civils représentent la majorité des 220 000 meurtres recensés. Des milliers d’autres sont portés disparus. Les meurtriers, les forces gouvernementales, les groupes paramilitaires et les guérilleros, jouissent d’une impunité quasi totale, ce qui vaut à la Colombie la réputation d’être l’un des pays les plus dangereux au monde.
Toutefois, le nombre de meurtres est en déclin depuis 2004, coïncidant avec l’essoufflement du conflit politique et la démobilisation des groupes paramilitaires, et plus récemment avec le début des pourparlers de paix entre le gouvernement et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) en 2012. En 2014, le nombre de décès s’est stabilisé dans les 3 000 meurtres par an, et le nombre de disparitions a également fortement chuté.
Les pourparlers de paix avec les FARC ont abouti à la signature d’un accord de paix le 26 septembre 2016, qui permettrait aux FARC de rendre les armes aux observateurs des Nations Unies et de se réinsérer dans la vie civile sous la supervision d’un groupe de suivi tripartite composé du gouvernement, des FARC et de l’ONU. L’accord de paix a été largement salué à l’échelle internationale tout comme en Colombie, et certains l’ont même comparé à l’Accord du Vendredi saint de 1998 qui a mis fin à quarante ans de « troubles » en Irlande du Nord. L’accord a été soumis à un référendum public le 3 octobre 2016 avec bon espoir qu’il serait approuvé. Mais l’Histoire en a voulu autrement et ce vote, qui a surpris les partisans du « Oui », a rejeté le traité avec une majorité de 50,02 %.
L’opposition à l’accord de paix trouve son origine dans l’incertitude qui entoure la capacité des ex-rebelles à s’intégrer à la vie civile après des décennies de domination par la violence ainsi que le rôle toujours actif de réseaux criminels. En laissant la possibilité aux guérilleros et aux membres des forces armées qui ont commis des crimes de guerre d’éviter la prison et même de se présenter aux élections, l’accord de paix a soulevé de nombreuses inquiétudes, tout comme la crainte que de nouveaux groupes armés ou réseaux criminels s’emparent de l’espace libre laissé par les FARC. Le président Juan Manuel Santos s’est investi immédiatement afin de maintenir le dialogueentre les FARC, les partisans du « non » et le gouvernement pour « guider ce processus de paix vers un dénouement heureux ».
Le 30 novembre 2016, le Congrès de la Colombie a approuvé une nouvelle version de l’accord de paix qui a su répondre aux griefs de l’accord initial. Le nouvel accord demandait aux FARC de déposer leurs armes, un processus qui s’est conclu le 27 juin 2017.
Les défenseurs des droits de l’homme toujours en ligne de mire
En dépit de l’accord de paix, les défenseurs des droits de l’homme, les syndicalistes, les militants des droits autochtones et communautaires, et tous les journalistes restent vulnérables. Avec 69 meurtres recensés au cours des huit premiers mois de 2015, contre 35 pour la même période en 2014, Front Line Defenders faisait état d’une « détérioration alarmante » de la sécurité pour les défenseurs des droits de l’homme en 2015. En avril 2017, le nombre de militants et des défenseurs des droits de l’homme tués au cours des 14 derniers mois totalisait 156. L’escalade de la violence semble confirmer les craintes que la nouvelle aile droite et des groupes criminels tentent de s’installer dans des régions auparavant contrôlées par les FARC.
L’espoir que l’accord de paix mettrait un terme au déplacement massifs d’importantes franges de la population, qui en 2015 concernait près de 200 000 par année, ne c’est pas encore concrétisé, même si ce nombre est en baisse. En mars 2017, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés a déclaré que 11 363 personnes avaient été déplacées pendant que des groupes armés irréguliers s’affrontaient pour le contrôle de zones le long de la côte pacifique de la Colombie. Rien qu’au cours des trois premiers mois de 2017, plus de 3 549 personnes furent forcées de quitter leurs maisons. La majorité des personnes concernées sont issues des communautés afro-colombiennes et autochtones, déjà gravement touchés par la pauvreté et la discrimination.
Emilsen Manyoma et son mari comptaient parmi les courageux défenseurs des droits de la personne assassinés en début de 2017. Militante afro-colombienne active depuis 2006, elle documentait les meurtres et les disparitions pour la Commission de la véritéqui a commencé son travail en avril 2017 pour rendre justice aux victimes de ces 52 années de conflit. En janvier également, Yoryanis Isabel Bernal Varela, une indigène et activiste des droits des femmes, et chef de la tribu Wiwa vivant dans la Sierra Nevada, a été assassinée. En mars, Ruth Alicia Lopez Guisao, a été tuée à Medellín par des hommes armés. Elle travaillait avec les communautés autochtones sur des projets de sécurité sociale dans une région que des paramilitaires tentent de contrôler. La liste est longue.
La justice se fait attendre pour les journalistes
Les journalistes sont également en première ligne de ces attaques, et comme beaucoup d’autres défenseurs des droits de l’homme, ils réalisent que la justice peut prendre beaucoup de temps.
• Nelson Carvajal Carvajal, un journaliste assassiné en 1998. Après 17 ans de frustrations et l’absence de progrès dans les enquêtes menées par le gouvernement sur son décès, sa famille s’est réjouie de la décision de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (tribunal de l’IACHR) de s’occuper de l’affaire en 2015. L’affaire Carvajal et celles d’autres journalistes assassinés ont fait l’objet d’une campagne intense menée par la Société interaméricaine de presse (SIP), qui a envoyé 11 missions en Colombie au cours de cette période. Dans un jugement historique en juin 2018, le tribunal de l’IACHR a jugé l’Etat colombien coupable de violation du droit à la vie de Carvajal, coupable d’avoir manqué à garantir son droit à la liberté d’expression, coupable de n’avoir pas offert des garanties judiciaires pour enquêter sur ce meurtre et coupable de n’avoir pas protégé les proches du journaliste.
• La journaliste Jineth Bedoya, militante pour les droits des femmes victimes de violence, a attendu de nombreuses années pour obtenir justice après un processus qui a été décrit comme « glacial » et dominé par l’incompétence de la justice. Par exemple, deux agents qui ont avoué l’enlèvement, le viol et la torture de Jineth ont reçu une réduction de peine. En mars 2017, Bedoya a fait l’objet d’une 12e session devant un tribunal qui l’a forcée, une fois de plus, à revivre et à donner les détails de son supplice. L’affaire continue. Madame Bedoya a été enlevée à l’extérieur d’une prison de Bogotá en mai 2000 alors qu’elle enquêtait sur des allégations de ventes d’armes entre des groupes paramilitaires et des fonctionnaires de l’État. Elle continue de faire pression pour obtenir la condamnation d’autres auteurs, et la reconnaissance de la complicité du gouvernement dans son attaque.
Un programme gouvernemental créé en 2000, et censé assurer la protection des journalistes, a été vivement critiqué pour ne pas avoir su prévenir des meurtres et pour son incapacité à mener des enquêtes et à poursuivre les auteurs.
La presse de nouveau attaquée
L’observateur de presse colombienne, la Fundación para la Libertad de prensa (FLIP), rapporte, pour 2015, 147 cas d’agression contre des journalistes, dont deux meurtres, attribués aux groupes paramilitaires. Ces attaques se sont poursuivies en 2016. Par exemple, cette année-là, le journaliste Salud Hernández-Mora a été enlevé par les rebelles de l’ELN, tout comme l’ont été un autre journaliste et un caméraman qui enquêtaient sur sa disparition. Tous ont été libérés quelques jours plus tard. Une trêve de six mois s’en est suivie, sans attaques contre la presse signalés entre juin et décembre 2016. Puis, en janvier 2017, les attaques ont repris, lorsque deux journalistes couvrant un assassinat ont été attaqués et menacés pour mettre fin à leur enquête. Depuis lors plusieurs organisations, y compris le Comité pour la protection des journalistes ont fait état de menaces de mort, d’une agression au couteau, et de coups de feu tirés par des inconnus contre des journalistes couvrant les crimes et les violations des droits de la personne. Deux journalistes étrangers ont également été enlevés par les rebelles de l’ELN en juin 2017 avant d’être libérés quelques jours plus tard. La violence et les menaces ont continue tout au long du deuxième semestre de l’année et en 2018: en août 2017, des assaillants armés de couteaux ont attaqué le journaliste spécialiste des crimes Mauricio Cardoso dans le sud-ouest de la Colombie; quelques mois après, en novembre 2017, la journaliste Efigenia Vásquez Astudillo a été atteinte mortellement par balle pendant qu’elle couvrait des opérations antiémeutes de la police lors d’une manifestation des peuples autochtones; au printemps 2018, le célèbre caricaturiste politique Julio César González (connu sous le nom de ‘Matador’) a été forcé de quitter les réseaux sociaux après avoir été ciblé par de menaces de mort et des actions juridiques des fanatiques du sénateur (et ex-président) Alvaro Uribe. César González avait souvent présenté Uribe comme un torpilleur du processus de paix en Colombie.
Les journalistes doivent faire face à d’autres menaces comme la surveillance et l’espionnage illégal. La situation était devenue suffisamment grave pour que la dissolution de l’agence nationale de renseignement soit ordonnée en 2011, et que de nouvelles lois venant encadrer les activités de renseignement soient votées en 2013. La loi prévoit désormais des sanctions sévères pour les officiers qui franchiraient les limites de la légalité. Cependant les observateurs de la presse, comme la Fundación Karisma, rapportent toujours des activités d’espionnage et de mise sur écoute illégales concernant les membres des médias. Les enquêtes menées sur les violations de la vie privée ont été insuffisantes, et souffrent d’un manque de transparence.
Quel espoir pour mettre fin à l’impunité ?
Le déclin des conflits en Colombie au cours des dernières années a eu un impact significatif sur le nombre d’agressions et de meurtres. Bien que l’accord de paix connaît quelques obstacles, il a le mérite d’ouvrir le dialogue, d’identifier des solutions et de montrer qu’il existe une volonté de mettre fin aux conflits. Pourtant, être un défenseur des droits de l’homme, un activiste ou un journaliste reste très dangereux, et de nouveaux acteurs violents sont entrés en scène venant remplacer le vide laissé par ceux qui ont déposé les armes. Ces dangers ne pourront être dissipés que par des enquêtes judiciaires rigoureuses et la poursuite de ceux qui se livrent à ces crimes; c’est à dire en mettant fin à l’impunité dont ont joui tant de criminels par le passé.
PLUS DE RESSOURCES ET DE RENSEIGNEMENTS
Jineth Bedoya : Chronique d’une justice à deux vitesses
AMÉRIQUES 19 January 2016
Notre profile, dans le cadre de la campagne Non à l’impunité de l’IFEX, détaille le combat que mène Jineth Bedoya, et ceux qui l’accompagne dans son périple, pour obtenir justice.