Une déclaration conjointe de 32 membres et partenaires de l'IFEX qui œuvrent à la défense de la libre expression en Afrique, en réponse aux consultations entreprises par l'Union africaine et l'Union européenne à propos du Projet d'Observatoire panafricain des médias.
Attn:
Habiba Mejri-Cheikh
Porte Parole et Chef de l’Information et de la Communication
Commission de l’Union Africaine
Ian Barber
Chef de l’Unité Information et Communication
Direction Générale Développement et Relations avec les Etats d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique
Commission européenne
Déclaration conjointe
À propos du projet d’Observatoire panafricain des médias
Introduction
La déclaration qui suit est émise par les organisations dont la liste figure ci-dessous à la suite de l’invitation lancée par la Commission européenne (CE) et l’Union africaine (UA) qui sollicitent de la part des organisations qui participent au développement des médias des réponses au projet d’Observatoire panafricain des médias (OPAM). Les organisations signataires de la présente déclaration sont membres ou partenaires du Réseau des Organisations africaines de défense de la liberté d’expression (NAFEO) et de l’Échange international de la liberté d’expression (IFEX).
Les organisations qui font partie de la liste ci-dessous accueillent favorablement l’intention de l’Union européenne, en partenariat avec l’Union africaine, d’appuyer et de favoriser le développement des médias en Afrique.
Notre appui à cette politique se fonde sur le fait que nous croyons qu’un secteur médiatique fort est d’une importance critique pour le développement de l’Afrique, car il peut promouvoir la bonne gouvernance, offrir une plate-forme pour la tenue de débats ouverts sur des questions d’intérêt public auxquels peut participer le public, et offrir aux gouvernements et aux citoyens des occasions de communiquer entre eux.
Commentaires substantiels
Les organisations signataires croient fermement que l’approche offerte par le projet d’Observatoire panafricain des médias, dont l’adoption est proposée par l’UE et l’UA, ne peut pas mener à la réalisation de l’objectif de faire avancer le développement des médias en Afrique, en particulier d’assurer la liberté, l’indépendance et le professionnalisme des médias.
Nous croyons plutôt que l’idée, telle qu’elle conçue en ce moment, contredit ou viole un certain nombre de principes bien établis qui garantissent la liberté et l’indépendance des médias et qu’elle créerait à terme d’autres problèmes pour les médias et pour le droit des peuples d’Afrique à des sources indépendantes de nouvelles et d’informations pour la prise de décisions personnelles, professionnelles et politiques. Voici les facteurs clés qui expliquent notre position :
1. Le cadre du projet se fonde sur une prémisse erronée
Le document de consultation fournit le contexte du Projet d’Observatoire panafricain des médias dans les termes suivants: « Le contexte a été décrit comme suit par les auteurs de l’Observatoire mondial des médias, au Forum Social de Porto Alegre en 2002: ‘le pouvoir réel est détenu maintenant par un petit groupe de sociétés et d’entreprises économiques d’envergure mondiale, qui semblent parfois avoir plus d’influence sur les affaires mondiales que les gouvernements et les États’. Il importe par conséquent de ne pas laisser l’Afrique à la merci d’une pensée unique ou d’une offre et d’un contenu standardisés ou imposés. Bref, il est nécessaire de veiller à ce que les médias d’Afrique jouissent du pluralisme, de la liberté et de l’indépendance vis-à-vis des puissances politiques et économiques et de tous les lobbys, y compris des lobbys professionnels, et qu’ils portent le sceau de la créativité en développant leur propre contenu original, leurs coproductions et leurs séries thématiques. » (cf. p. 1)
Bien qu’il y ait en Afrique peu d’entreprises de presse qui soient sous la coupe de sociétés économiques mondiales, ce contexte n’est certainement pas la réalité dominante des médias en Afrique. Les difficultés d’expansion des médias sur le continent sont beaucoup plus étendues, mais la vraie question pour la grande majorité des médias africains maintenant, c’est comment surmonter l’influence impérieuse et omniprésente de l’État, qui cherche invariablement à contrôler les médias à des fins de propagande, habituellement pour empêcher tout examen public véritable et pour réaliser ses visées d’auto-perpétuation au pouvoir.
Bien que le document sur le projet prétende par la suite que le contexte, les motivations, les besoins et les réalités de la création du Projet d’Observatoire panafricain des médias sont totalement différents de ceux de l’Observatoire mondial des médias, il n’explique pas comment, ni ne définit un contexte différent. Une partie importante du cadre élaboré dans le document sur le projet semble plutôt organisée pour réagir à ce contexte par l’application de la « responsabilité des médias » d’une manière servile, qui se plie aux caprices des dirigeants africains et qui donne à l’Observatoire des médias « une bonne dose de reconnaissance et de légitimité parmi les États membres » de l’UA. (cf. p. 5)
2. Le concept du projet ne tient pas compte de la réalité de la répression brutale des médias en Afrique
À partir du point 1 ci-dessus, nous sommes d’avis que le cadre du projet ne tient aucun compte d’une réalité fondamentale, à savoir la répression brutale des médias (par des lois, des arrangements institutionnels et des pratiques odieuses) dans de nombreux pays du continent.
Dans beaucoup d’endroits en Afrique, les entreprises de médias sont parfois suspendus par le gouvernement ou par des agents de sécurité tandis que nombre de journalistes et de travailleurs des médias, tout comme d’autres citoyens, sont régulièrement contraints à l’exil, assassinés, agressés physiquement, menacés de mort ou de sévices; arrêtés et détenus de façon arbitraire; soumis à la torture et à des traitements inhumains et dégradants; harcelés au moyen d’accusations criminelles oppressives et de procès iniques; et soumis à d’autres formes d’agression parce qu’ils exercent leur droit à la libre parole.
Cette répression, plus que tout le reste, mine l’aptitude et la capacité des médias dans les différents pays à contester l’autorité établie. Pourtant, le document sur le projet ignore complètement cette réalité lorsqu’il souligne le contexte du projet. On ne doit donc pas s’étonner que le projet d’Observatoire des médias ne contienne aucune stratégie concrète en vue de corriger ce problème fondamental.
3. Le cadre du projet n’est pas conforme au principe établi de l’indépendance des médias face au contrôle ou à l’ingérence gouvernementale
Le projet s’éloigne du principe bien établi que des médias libres, indépendants et pluralistes doivent idéalement être libres de toute ingérence et de tout contrôle gouvernemental, parce qu’il cherche à soumettre les entreprises de presse africaines et les professionnels des médias au contrôle et à l’ingérence du gouvernement.
En établissant le Projet d’Observatoire panafricain des médias comme institution ou comme organe de l’Union africaine, tout en habilitant en même temps celle-ci à appliquer des normes et une conduite professionnelles pour les médias et les praticiens des médias, par voie de médiation ou par d’autres moyens, le projet soumet en effet les médias au contrôle des gouvernements et des institutions gouvernementales.
4. Le projet ne tient pas compte de certains événements marquants antérieurs
Bien que la description du projet prétende qu’il s’agit d’une structure destinée à soutenir et à renforcer les initiatives, organisations et organismes existants, dans la réalité il ne reconnaît pas les principes marquants établis antérieurement, mais dont l’efficacité a été minée par l’incapacité des gouvernements nationaux ou par leur refus de les respecter et de s’y conformer.
Parmi ces événements marquants, il y a la Déclaration de Windhoek de 1991 sur la Promotion d’une presse africaine indépendante et pluraliste, qui par la suite a été avalisée à l’unanimité par l’UNESCO et par l’Assemblée générale des Nations Unies; la Charte africaine de la radiodiffusion, adoptée lors d’une conférence internationale organisée en 2001 par l’UNESCO à Windhoek, en Namibie, en commémoration du dixième anniversaire de la Déclaration de Windhoek; enfin, la Déclaration de principes sur la liberté d’expression en Afrique, adoptée en 2002 par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples.
À la suite de l’adoption de la Déclaration de principes sur la liberté d’expression en Afrique par la Commission africaine, un organe de l’UA, la Commission a établi un mécanisme de surveillance de la liberté d’expression en Afrique sous la forme d’un Rapporteur spécial sur la liberté d’expression et d’accès à l’information en Afrique, doté du mandat, entre autres, de surveiller le respect, par les États membres de l’UA, des normes sur la liberté d’expression en général et de la Déclaration de principes sur la liberté d’expression en particulier.
Le document sur le projet ne fournit aucune indication quant à la connaissance de ces instruments et de ces mécanismes. Il ne semble pas que l’on ait accordé la moindre considération à leur potentiel pour faire progresser la liberté, l’indépendance et le professionnalisme des médias sur le continent. Aucune indication non plus sur la façon dont le Projet d’Observatoire panafricain des médias pourrait chercher à les renforcer ou à en assurer la mise en œuvre réelle, par exemple en s’assurant que les États font concorder leurs lois et leurs pratiques avec les normes énoncées dans les documents.
5. Le projet ne tient pas compte des initiatives existantes
Le projet semble ignorer des initiatives en cours dans la région, lors desquelles ont été effectuées des consultations importantes et d’une portée considérable au cours des dernières années. Certaines de ces initiatives comprennent la consultation très détaillée menée dans le cadre du processus appelé Renforcement des médias d’Afrique (STREAM), qui était coordonné par la Commission économique pour l’Afrique (ONUCEA), ainsi que par l’Initiative concernant le développement des médias africains (African Media Development Initiative, AMDI), elle-même coordonnée par la Fiducie du BBC World Service, qui ont tous deux reçu un important soutien du gouvernement du Royaume-Uni.
Le processus STREAM faisait intervenir de vastes consultations en ligne à divers stades parmi les différents groupes d’intervenants à travers tout le continent avec plusieurs centaines de répondants ainsi qu’au moins cinq consultations sous-régionales sous forme de rencontres en personne et de conférences de praticiens des médias, de propriétaires de médias, de formateurs de médias et d’organisations de soutien aux médias dans les différentes régions d’Afrique. En outre, une consultation séparée a également été menée auprès des pays francophones.
Le processus AMDI faisait intervenir quant à lui une recherche primaire et secondaire en vue de rassembler des données sur le paysage médiatique, la situation des médias, le cadre juridique et réglementaire, etc., dans 17 pays d’Afrique, données qui ont ensuite été analysées et publiées. Les deux processus ont été fusionnés pour créer l’Initiative des médias africains (IMA), qui a elle-même procédé à d’autres consultations et d’autres recherches pour trouver un terrain d’entente sur des stratégies d’intervention, dans le cadre de divers projets de développement des médias en Afrique. L’IMA a établi un secrétariat à Nairobi, au Kenya.
D’autres plate-formes, dont le Réseau des Organisations africaines de défense de la liberté d’expression (Network of African Freedom of Expression Organizations, NAFEO) et son partenaire mondial, l’Échange international de la liberté d’expression (IFEX), ainsi que le Forum africain sur le développement des médias (Africa Forum on Media Development, AFMD) et son réseau international, le Forum mondial pour le développement des médias (FMDM), participent à ces efforts et demeurent actifs dans d’autres sphères et d’autres initiatives concernant le développement des médias en Afrique. Aussi, la Déclaration de Table Mountain, adoptée au Cap en juin 2007 lors du congrès de l’Association mondiale des journaux (qui compte 16 000 journaux membres à travers le monde) appelait-elle à l’abrogation de toutes les lois qui restreignent les activités des médias libres et indépendants, y compris des lois sur les « insultes » et la diffamation criminelle, toujours en vigueur et souvent invoquées dans 48 (des 53) pays d’Afrique.
Il semble logique que toute nouvelle initiative doive chercher à s’appuyer sur ces efforts antérieurs afin d’éviter le dédoublement, le gaspillage et la possibilité d’approches contradictoires.
Conclusion
Nous prions respectueusement la Commission européenne et la Commission de l’Union africaine de ne pas mettre en œuvre le Projet d’Observatoire panafricain des médias dans sa conception actuelle.
Nous ne sommes pas encouragés par l’absence apparente de volonté politique de la part de nombreux dirigeants africains d’entériner les décisions des mécanismes existants en Afrique, notamment de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, de la Cour de justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), et du Tribunal de la Communauté pour le développement de l’Afrique australe (Southern Africa Development Community, SADC). Pour cette raison, et pour les autres raisons soulignées ci-dessus, nous ne croyons pas que l’Observatoire des médias, tel qu’il est proposé à l’heure actuelle, représente un cadre susceptible d’apporter des changements positifs pour les médias d’Afrique.
Nous sommes d’avis que l’objectif d’assurer la liberté, l’indépendance, le pluralisme et le professionnalisme des médias aurait plus de chances de se réaliser en reconnaissant clairement et en respectant la mise en œuvre et l’application plus consciencieuses des documents, chartes, principes et mécanismes existants, en plus d’autres instruments reconnus internationalement.
Nous insistons donc pour que les dirigeants africains prennent clairement l’engagement de mettre effectivement en œuvre les instruments et principes africains pertinents qui existent déjà, notamment la Déclaration de Windhoek sur la Promotion d’une presse africaine indépendante et pluraliste; la Charte africaine de la radiodiffusion; la Déclaration de principes sur la liberté d’expression en Afrique; et les dispositions pertinentes des instruments internationaux comme la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIRDCP).
Nous recommandons que la Communauté européenne et la Commission de l’Union africaine collaborent afin de renforcer le poste de Rapporteur spécial sur la liberté d’expression et l’accès à l’information en Afrique.
Nous recommandons en outre que la Communauté européenne et la Commission de l’Union africaine appuient et favorisent davantage le développement des médias en Afrique en soutenant le travail des associations de médias et des organisations de soutien aux médias qui fournissent de l’aide et une gamme de services au secteur des médias, notamment dans les domaines de la formation et de la capacité d’intervention, de la recherche et de la revendication, du soutien des recours en justice et de l’aide juridique, et de la surveillance et des campagnes de revendication.
Signées,
Africa Free Media Trust, Kenya
Arabic Network for Human Rights Information (ANHRI), Égypte
Association Mondiale des Journaux et des Éditeurs de Médias d’Information/World Association of Newspapers and News Publishers (WAN-IFRA), France
Canadian Journalists for Free Expression (CJFE), Canada
Cartoonists Rights Network International (CRNI), Etats-Unis
Center for Media Studies and Peace Building (CEMESP), Liberia
Ethiopian Free Press Journalists’ Association (EFJA), en exil
Exiled Journalists Network (EJN), Royaume-Uni
FAMEDEV-Inter Africa Network for Women, Media, Gender and Development/Le Réseau Inter Africain Des Femmes, Médias, Genre et Développement, Sénégal
Freedom of Expression Institute (FXI), Afrique du Sud
Freedom House, Etats-Unis
Ghana Journalists Association (GJA), Ghana
Human Rights Network-Uganda (HURINET), Uganda
Human Rights Network for Journalists-Uganda (HRJN), Uganda
Index on Censorship, Royaume-Uni
Institute for Media and Society, Nigéria
International Press Centre (IPC), Nigéria
International Federation of Journalists – Africa Regional Office, Sénégal
Journaliste en danger (JED), République démocratique du Congo
Liberia Media Center, Liberia
Media Foundation for West Africa (MFWA), Ghana
Media Institute (MI), Kenya
Media Rights Agenda (MRA), Nigéria
Observatoire pour la liberté de presse, d’édition et de création (OLPEC), Tunisie
Radio Alternative Voice For Gambians- Radio AVG, Sénégal
Somali Coalition for Freedom of Expression (SOCFEX), Somalie
South African National Editors’ Forum (SANEF), Afrique du Sud
Union des Journalistes de l’Afrique de l’Ouest (UJAO), Sénégal
World Association of Community Radio Broadcasters (AMARC), Kenya /Canada
World Press Freedom Committee (WPFC), Etats-Unis
Diallo Souleymane, Le Lynx, Conakry, Guinée
Jeanette Minnie, Zambezi FoX: (International Freedom of Expression and Media Consultant), Afrique du Sud
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