Dans une lettre ouverte au Premier ministre, RSF exprime sa vive inquiétude concernant le projet du gouvernement de faire adopter prochainement un système obligatoire de filtrage d'Internet.
(RSF/IFEX) – Dans une lettre ouverte au Premier ministre, RSF exprime sa vive inquiétude concernant le projet du gouvernement de faire adopter prochainement un système obligatoire de filtrage d’Internet:
Lettre ouverte au Premier ministre australien
Monsieur Kevin Rudd MP
Premier ministre
Canberra, Australie
Paris, le 18 décembre 2009
Monsieur le Premier Ministre,
Reporters sans frontières, organisation internationale de défense de la liberté d’expression, souhaite vous faire part de sa vive inquiétude concernant le projet de votre gouvernement de faire adopter prochainement un système obligatoire de filtrage d’Internet. Si la lutte contre la pédopornographie est une nécessité, c’est se tromper de solution que de poursuivre ce projet de loi de filtrage liberticide. En mettant en place une censure systématique de certaines informations sur Internet, avec une définition relativement large du contenu filtré, l’Australie rejoindrait le club des censeurs d’Internet, au même titre que la Chine, l’Iran ou l’Arabie saoudite.
Le 15 décembre dernier, le ministre des Télécommunications, Stephen Conroy, a annoncé que votre gouvernement voulait faire voter une loi instaurant un filtrage obligatoire visant les sites pornographiques, pédopornographiques ou à caractère violent, après une année de tests effectués par votre gouvernement en partenariat avec les fournisseurs d’accès Internet australiens.
Reporters sans frontières souhaite attirer votre attention sur les risques que ce projet comporte pour la liberté d’expression.
Tout d’abord, la décision de bloquer l’accès à un site « inapproprié » ne serait pas prise par un juge, mais par une autorité administrative, l’ACMA (Australian Communications and Media Authority). Cette procédure, sans décision judiciaire, n’est pas satisfaisante au regard d’un Etat de droit: l’ACMA classe les contenus en secret, au terme d’une décision administrative unilatérale et arbitraire qui décide de la liste noire à filtrer. D’autres solutions sont actuellement examinées, mais aucune ne prévoit l’intervention d’un juge.
Par ailleurs, les critères d’application de ce projet de loi s’avèrent trop vagues. Le filtrage s’appliquerait à tout contenu jugé « inapproprié », un terme hautement évasif dont la définition est sujette à autant d’interprétations que d’opinions différentes. Selon toute probabilité, le filtrage viserait la classification de contenus RC (refused classification), une catégorie extrêmement controversée car elle s’applique aussi à des contenus qui n’ont rien à voir avec la lutte contre la pédopornographie ou la violence, représentant un choix de censure dangereux. Des sujets comme l’avortement, l’anorexie, la législation sur la vente de marijuana, ou les aborigènes risqueraient donc d’être filtrés. Tout comme des articles de presse ou des informations à caractère médical faisant référence à ces sujets.
Le choix des techniques de filtrage n’est pas clairement défini. S’agit-il d’un filtrage par mots clefs, par texte http, ou autre? Qu’en est-il par ailleurs de la responsabilité des fournisseurs d’accès Internet auxquels incombe l’obligation de filtrer sur demande du gouvernement? Se verront-ils accusés de défaillance et désignés coupables de complicité de pédopornographie si le filtrage se révèle inefficace, ce qui est certain?
Votre gouvernement a annoncé que le filtrage serait efficace à 100%. Un tel niveau est manifestement impossible à atteindre. Les experts du monde entier s’accordent pour dire que n’importe quel système de filtrage est inefficace pour lutter contre ce type de contenus. D’un côté, il filtre des sites qui ne devraient pas l’être (sites sur la psychologie de la sexualité infantile, l’actualité de la criminalité pédophile, etc.). D’un autre côté, il omet de filtrer des sites qui devraient l’être parce que ceux-ci contiennent dans leurs URL des mots clefs totalement étrangers par rapport à leurs contenus ou que leurs contenus (photos et textes) sont enregistrés sous des termes neutres. De même, les personnes qui veulent réellement visiter de tels sites sauront comment éviter le filtrage, en utilisant par exemple des serveurs proxies et / ou des logiciels de contournement de la censure.
Le site Wikileaks a mis en avant les limitations de ce système en révélant la liste des sites filtrés qui n’avaient rien de répréhensible. D’après Wikileaks, on compte par exemple le site AbortionTV, la page du communiqué de presse et de la liste de Wikileaks lui-même, des liens YouTube, des jeux de poker, des réseaux gays, des pages Wikipédia, des sites relatifs à l’euthanasie, des sites chrétiens, le site d’un tour opérateur et même d’un dentiste du Queensland.
L’entreprise américaine Google a également émis de fortes réserves. Le directeur stratégies de sa filiale australienne, Iarla Flynn, a déclaré hier, 16 décembre 2009 que « le passage à un système de filtrage obligatoire, via les fournisseurs d’accès, et concernant un contenu bien plus important que le matériel visé, est abusif et soulève de véritables questions quant aux restrictions de l’accès à l’information ». (« Moving to a mandatory ISP filtering regime with a scope that goes well beyond such material is heavy handed and can raise genuine questions about restrictions on access to information »).
Les endroits les plus dangereux de la Toile en termes de pédophilie enfantine concernent des tchats ou de simples emails. Dans la logique des concepteurs de ce projet, il faudrait alors bloquer l’accès à Gmail, Yahoo!, Skype, etc, ce qui semble irréalisable.
Il existe des moyens plus efficaces pour lutter contre la pornographie infantile, tels que le traçage informatique des cybercriminels sur la Toile, (cookies, comparaison des IP utilisés…) conjugué à une enquête de police sur les suspects et leurs habitudes sur Internet. Pourquoi avoir mis un terme au programme lancé par le gouvernement précédent, qui fournissait des systèmes de filtrage gratuits pour les familles australiennes? Ce procédé était adapté aux besoins de chaque foyer, laissant à chacun la possibilité de protéger ses enfants contre tout site pornographique.
Par ailleurs, alors qu’un vrai débat national s’imposait sur le sujet, votre ministre des Télécommunications, Stephen Conroy, a rendu toute discussion sur le sujet très difficile en qualifiant ses critiques de partisans de la pédopornographie. Une occasion manquée de susciter un débat d’idées constructif.
Nous regrettons également le manque de transparence dont votre gouvernement a fait preuve quant aux tests effectués ces derniers mois et dont la procédure est demeurée secrète. Votre gouvernement a dépensé près de 300 000 dollars australiens auprès des fournisseurs d’accès Internet pour les financer. Les contribuables australiens ont le droit d’être informés précisément du résultat de ces évaluations.
Enfin, vous savez que cette initiative est source d’inquiétudes pour vos compatriotes. Un sondage 2009 de Fairfax Media, réalisé auprès de 20 000 personnes, a montré que 96% d’entre elles sont fortement opposées à ce système de filtrage obligatoire d’Internet. Presque 120 000 Australiens ont également signé une pétition lancée par le groupe GetUp contre la censure d’Internet. Le retrait de ce projet irait non seulement dans le sens de l’opinion publique australienne, mais il permettrait également d’éviter la mise en place dans un pays démocratique d’un système dommageable pour la liberté d’expression.
Je vous remercie de l’attention que vous voudrez bien accorder à notre demande et vous prie d’agréer, Monsieur le Premier Ministre, l’expression de ma très haute considération.
Jean-François Julliard
Secrétaire général
de Reporters sans frontières