Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU se penche sur la situation de l’Ukraine, dans le cadre du second cycle de l’examen périodique universel. Reporters sans frontières lui avait fait parvenir une contribution en amont de cet examen en avril, sur la situation de la liberté de l’information dans le pays. Six mois plus tard, la situation s’est encore détériorée. À la veille des élections législatives ukrainiennes, l’organisation souhaite tirer le signal d’alarme.
(RSF/IFEX)- 24 octobre 2012 – Le 24 octobre 2012, à Genève, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU se penche sur la situation de l’Ukraine, dans le cadre du second cycle de l’examen périodique universel. Reporters sans frontières, qui bénéficie d’un statut consultatif auprès des Nations-Unies, lui avait fait parvenir une contribution en amont de cet examen, en avril 2012 (disponible ici), sur la situation de la liberté de l’information dans le pays.
Six mois plus tard, la situation s’est encore détériorée. A quatre jours des élections législatives ukrainiennes, l’organisation souhaite tirer le signal d’alarme.
« Nous en appelons instamment aux membres du Conseil des droits de l’homme pour qu’ils rappellent Kiev au respect de ses obligations internationales et à ses propres engagements. La dégradation de la liberté de l’information est telle que le pays se trouve aujourd’hui à un tournant. Les députés issus des élections de dimanche ne devront pas seulement s’abstenir de nouvelles initiatives législatives liberticides ; ils seront attendus sur leur capacité à enrayer cette grave dérive et à inverser la tendance », a déclaré Reporters sans frontières.
« Alors que l’Ukraine vient de renoncer in extremis à pénaliser la diffamation, la liberté de l’information reste extrêmement menacée. L’impunité dont bénéficient les auteurs des nombreux actes de violence à l’encontre des journalistes, crée un climat d’intimidation qui encourage l’autocensure. Et la polarisation croissante du paysage médiatique à l’approche des élections ne fait qu’exacerber ces tensions. Les membres du Conseil des droits de l’homme doivent impérativement rappeler à l’Ukraine la recommandation n°27 qu’elle s’était engagée à mettre en œuvre en 2008, et qui est restée lettre morte jusqu’à présent : il est désormais grand temps, en effet, que Kiev “s’assure que tous les actes de violence contre les journalistes fassent l’objet d’investigations et que les peines appropriées soient rendues”. »
« Au cours des trois derniers mois, six journalistes ont été victimes d’agressions graves, dont l’une a entraîné la mort. Pas moins de vingt-cinq autres professionnels de l’information ont été empêchés, de façon plus ou moins violente, de faire leur métier, et neuf autres ont été clairement intimidés. Malgré les récents progrès dans l’enquête sur la disparition en 2010 de Vasil Klymentiev, l’impunité reste la règle, à commencer par le cas emblématique de Georgiy Gongadze, assassiné en 2000. Les pressions contre les médias indépendants et au sein des rédactions font un retour remarqué. Ce triste bilan est absolument indigne du pays qui prendra la présidence tournante de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) en janvier 2013 », a-t-elle rappelé.
Violence et impunité : un environnement toxique
Dans la soirée du 15 octobre 2012, Konstantin Kovalenko, journaliste de l’édition en ligne de GolosUA, a été enlevé, torturé et intimidé par des inconnus à Berditchev, dans la région de Zhytomir (Nord-Ouest). Ses agresseurs l’ont forcé à prendre place dans une voiture. Ils l’ont ensuite frappé de manière répétée à l’estomac et aux reins puis soumis à un simulacre de noyade, avant de menacer de le tuer en forêt. Ils souhaitaient le décourager de publier les résultats de son enquête sur des achats de voix dans le 63e district électoral. Malgré les intimidations, le journaliste a porté plainte et témoigné auprès des médias, mais il s’estime toujours en danger.
Dmytro Volkov, journaliste du magazine d’investigation “Hroshi” de la chaine 1+1, a été violemment passé à tabac dans la soirée du 26 septembre 2012, à Kiev, en rentrant chez lui. D’après son rédacteur en chef Maxym Soukhenko, le journaliste a été approché par derrière par deux inconnus, dont l’un l’a violemment frappé au crâne en disant “Si tu creuses ce sujet, nous t’arracherons la tête”. Les agresseurs lui auraient aussi intimé l’ordre de “ne plus aller à Vychgorod” (une ville dans la région de Kiev). Dmytro Volkov a été hospitalisé avec une commotion cérébrale, une fracture de la mâchoire et de multiples contusions. Le journaliste était en train de mener des investigations sur des problèmes fonciers à Vychgorod, dont les détails restent inconnus. Le ministre de l’Intérieur, Vitaliy Zakhartchenko, a annoncé qu’il superviserait personnellement l’enquête.
L’écologiste réputé Vladimir Gontcharenko, président du mouvement « Pour le droit des citoyens à la sécurité écologique » et éditeur du journal EKO Bezpeka (Sécurité écologique), est décédé le 3 août 2012 à l’hôpital de Dnipropetrovsk (Sud) des suites de son agression par un groupe d’inconnus. Ces derniers avaient stoppé sa voiture avec un autre véhicule, puis l’avaient violemment passé à tabac. Vladimir Gontcharenko était connu pour ses publications sur la situation écologique dans la région, et notamment sur l’état de l’eau du Dniepr, principal fleuve ukrainien. Le 27 juillet, soit quelques jours avant son agression, il avait annoncé la découverte d’une décharge illégale de déchets métalliques radioactifs et chimiquement contaminés dans la région de Saksagan, près de Krivoï Rog.
La police a ouvert une enquête pour « blessures graves ayant provoqué la mort » (article 121 du Code pénal). Elle privilégie pour l’instant l’hypothèse d’un différend privé, mais n’exclut pas la piste professionnelle. Les proches et collègues de Vladimir Gontcharenko considèrent que cette agression est directement liée aux investigations de l’écologiste.
La gestion des ressources naturelles et les questions foncières constituent un sujet éminemment sensible. Une enquête a été ouverte sur la base de l’article 129 du Code pénal ukrainien (« menaces de mort »), à la demande de la journaliste de la chaîne STB, Irina Fedoriv, qui a reçu des menaces téléphoniques le 20 septembre. Elle mène depuis quatre ans des investigations sur l’attribution illégale de secteurs de la forêt de Belitchansky, dans la région de Kiev.
Même s’ils n’atteignent pas toujours la même gravité, les cas d’agressions et d’intimidations à l’encontre des professionnels des médias ne cessent de se multiplier. Pire, les responsables en sont souvent des fonctionnaires et hommes d’affaires puissants, qui sont très rarement inquiétés. A titre d’exemple, Sergueï Kiva, correspondant du journal local Focus, a été agressé le 16 août par le député Vladimir Borisenko, lors d’une enquête sur l’approvisionnement en eau d’un village de la région de Poltava (Est). Hostile à l’enregistrement de ses propos, le député a déchiré la carte de presse du journaliste, saisi tout son matériel et l’a menacé de représailles. La veille, dans le village de Karmalyukove (région de Vinnytsya, au centre du pays), une équipe de la chaîne Inter dirigée par le reporter Roman Botchkala avait essuyé des jets de pierre de la part d’un homme d’affaires interrogé sur des allégations d’exploitation de main d’œuvre. Le cameraman avait été blessé par un bidon d’huile, lancé sur lui par l’homme d’affaires.
Les médias face à un regain de pression en période électorale
La campagne électorale a vu se multiplier les cas de censure dans les médias et les pressions sur les journalistes. Victimes de la tension politique, de nombreux professionnels des médias ont été malmenés en marge des meetings électoraux. Pour n’en citer que quelques-uns : Georgiy Motchaïev, correspondant du journal Totchka Opory, violemment pris à partie alors qu’il tentait de couvrir l’intervention publique d’un candidat pro-gouvernemental le 12 septembre à Kysorychi (région de Rivne, Nord-Ouest) ; Tatyana Zhutchenko (Khersonski Visti), empêchée le 8 août à Myrne (région de Kherson, Sud) d’assister à une rencontre avec la députée communiste Kateryna Samoylyk, sur laquelle elle avait écrit un article critique ; Serhiy Furmanyuk (Ostrov), violemment expulsé du meeting d’un candidat du Parti des Régions à Artemivsk (région de Donetsk, Est), le 14 septembre ; un cameraman de la chaîne locale Kapri, menacé de coups par le maire de la ville de Selidovo (région de Donetsk), alors que ce dernier assistait à une réunion en violation de l’article 74 du code électoral ukrainien.
Les pressions politiques n’épargnent pas les rédactions. Deux journalistes de la chaîne MIG, Olga Godovenko et Olga Komarova, ont expliqué leur démission par leur refus de « représenter les intérêts d’une certaine force politique ». D’après elle, il ne leur était plus possible « d’accomplir leurs activités professionnelles conformément aux principes du journalisme éthique ». La directrice de la chaîne, Tatyana Yarochenko, a elle aussi quitté ses fonctions. La célèbre journaliste d’investigation Natalia Sokolenko a quant à elle claqué la porte de la chaîne STB pour dénoncer des émissions « commandées ».
La situation de la chaîne indépendante TVi continue de se dégrader. Les uns après les autres, les réseaux câblés ukrainiens retirent la chaîne de leurs bouquets satellitaires, notamment à l’est du pays. Plusieurs autres médias se disent l’objet de manœuvres d’étouffement diverses, comme par exemple le magazine Ukrayinskiy Tyzhden, exclu de certains réseaux de distribution, ou le site d’information « Mayesh Pravo Znaty » (Tu as le droit de savoir), rejeté par son hébergeur au motif qu’il abordait « des questions politiques ».
L’Ukraine figure à la 116e place sur 179 pays dans le classement mondial 2011/2012 de la liberté de la presse réalisé par Reporters sans frontières.