(RSF/IFEX) – Ci-dessous, un rapport de RSF daté du 29 novembre 1999: Pour diffusion immédiate Paris, le 29 novembre 1999 Timor oriental Rapport sur les violations de la liberté de la presse « Tu es journaliste. Nous allons te tuer » Le 23 avril 1999, l’Indonésie et le Portugal, sous l’égide des Nations unies, signent un accord […]
(RSF/IFEX) – Ci-dessous, un rapport de RSF daté du 29 novembre 1999:
Pour diffusion immédiate
Paris, le 29 novembre 1999
Timor oriental
Rapport sur les violations de la liberté de la presse
« Tu es journaliste. Nous allons te tuer »
Le 23 avril 1999, l’Indonésie et le Portugal, sous l’égide des Nations unies, signent un accord sur la mise en place d’un référendum sur l’autodétermination du peuple timorais. Le vote sur l’avenir du territoire, qui a eu lieu le 30 août, a vu la victoire de l’option indépendantiste avec plus de 75 % des suffrages exprimés, contre les partisans de la simple autonomie.
La perspective d’un tel résultat au début de l’année 1999, l’arrivée sur place de la mission des Nations unies puis la campagne officielle au mois d’août ont poussé l’armée indonésienne à armer et organiser des milices qui ont semé la terreur au Timor oriental, puis ravagé le pays au début du mois de septembre. La presse timoraise, indonésienne et étrangère a été, tout au long du processus, l’une des cibles privilégiées des groupes paramilitaires aidés par Jakarta.
Le bilan est lourd : deux journalistes exécutés, des centaines de reporters agressés – particulièrement durant les mois d’avril, mai et août – et des menaces incessantes à l’encontre de la presse jugée hostiles à l’option autonomiste. Les journalistes indonésiens, bien que majoritairement hostile à l’indépendance, ont subi des pressions constantes de la part de l’armée et n’ont pas échappé à la violence des miliciens pro-Jakarta : un envoyé spécial a été blessé par balles, au moins trois autres ont dû se cacher quelques jours, des dizaines ont été menacés.
Au mois de novembre 1999, le paysage médiatique timorais, à l’image du territoire tout entier, est ravagé. Depuis l’arrivée de la force d’interposition multinationale, l’Interfet, et la mise en place d’une administration provisoire par l’Onu, la presse timoraise tente de renaître de ses cendres : deux stations de radio ont repris leurs émissions au milieu du mois de novembre, en attendant la création de journaux enfin libérés de la tutelle des autorités indonésiennes.
Reporters sans frontières demande aux autorités indonésiennes que les militaires responsables de la mort des deux journalistes soient jugés conformément aux standards reconnus du droit international. L’organisation demande au nouvel administrateur des Nations unies au Timor oriental, Sergio Vieira Mello, de veiller au développement d’une presse pluraliste représentant toute les sensibilités politiques de la société timoraise.
Avant 1999, des médias aux ordres de l’armée
La presse est-timoraise s’est résumée, depuis février 1993, à un seul quotidien : Suara Timor Timur (STT, La Voix du Timor oriental). Le journal est dirigé par Salvador Ximenes Soares, membre du Parlement, élu du Golkar, le parti au pouvoir en Indonésie jusqu’en octobre 1999. A cette époque, l’Indonésie de Suharto est le pays de la censure et de la propagande officielle, où très peu de voix dissidentes peuvent se faire entendre, sans risquer la prison.
En juin 1994, trois journalistes de STT sont interpellés durant une journée après avoir publié un article rapportant des violences militaires à l’encontre de la population. » Nous avons été libérés après l’intervention de Mgr Belo, l’évêque de Dili « , affirme Metha Guterres, l’un des reporters arrêtés.
» Dès 1995, la pression des militaires s’est accentuée, les soldats venaient tous les jours dans les locaux . » Une situation qui se détériore en 1996 avec l’attribution du prix Nobel de la paix à deux militants indépendantistes timorais : Mgr Belo et Jose Ramos-Horta. » A partir de cette date-là, les articles étaient systématiquement relus par des officiers de la TNI (armée indonésienne) « , selon Metha Guterres. Le journaliste témoigne : » Le gouvernement local a même demandé à S. Soares de licencier deux journalistes, ce qu’il a finalement refusé. » Metha Guterres affirme également que l’armée organisait régulièrement des » séances d’autocritique » avec les journalistes, notamment après la publication d’informations sur le principal mouvement d’opposition armée, les Falintil. Selon le journaliste Lourenco Vincente Martins de STT, l’armée demandait aux journalistes de publier de fausses informations, en écrivant par exemple que des gens avaient été tués par les Falintil alors que les responsables étaient des militaires indonésiens.
Un deuxième média timorais a vu le jour avant 1999. Radio Timor Kmanek (RTK), liée à l’influente église catholique, et surtout au Prix Nobel Mgr Belo, a commencé à émettre le 3 février 1998 après de longs pourparlers au plus haut niveau. Les programmes sont principalement constitués d’émissions pédagogiques et religieuses. L’information n’est pas une priorité de la station.
Jusqu’à l’accord sur le référendum, les autres médias autorisés sur le territoire sont exclusivement indonésiens, comme la radio nationale RRI, la télévision publique TVRI ou la station de l’armée, Radio Lorosae. Un hebdomadaire intitulé Novas a vu le jour au mois de février 1999. Dirigé par Gil da Costa, beau-frère du gouverneur du Timor oriental, il se sabordera au mois d’avril après avoir diffusé la propagande indonésienne au fil de ses pages durant trois mois. Parallèlement, les quatre premiers mois de 1999 ont vu la publication de Romansa, un mensuel entièrement dévoué à la cause indonésienne. Selon un journaliste timorais, toute l’équipe était constituée d’Indonésiens. Le journal cesse sa publication au moment de l’installation de l’Unamet.
Après l’accord sur le référendum : naissance d’au moins cinq médias » alternatifs «
Quelques médias essaieront, à l’approche du scrutin, de diffuser une information » alternative » à celle des journaux ou radios autorisés. Ainsi, Radio Matubian, la station du DPP Impetu (le comité des étudiants), diffuse, à partir d’avril 1999, deux heures de programmes (à 6 heures et 18 heures) appelant la population à voter pour l’indépendance et expliquant les raisons du vote, les accords en vigueur, etc. Le lieu de diffusion est toujours différent, les étudiants déplaçant leur matériel de maison en maison » pour ne pas se faire arrêter par les services secrets « , explique l’un des responsables de la station. Le 2 septembre, les locaux de l’association des étudiants sont incendiés par des miliciens anti-indépendantistes et le matériel de la radio détruit.
Les Falintil, l’aile armée du CNRT (Centre national de la résistance timoraise) de Xanana Gusmao, ont également mis en place une radio à l’attention de la population, Vos de Esperanca. Un des » journalistes » de la station explique : » Nous reprenions des informations diffusées sur Internet par des activistes timorais, nous les traduisions en tetum pour informer la population sur les violations des droits de l’homme, les nouvelles de la résistance ou la préparation du scrutin. » La station clandestine a cessé d’émettre au mois d’août quand les Falintil ont dû se retirer dans la forêt. Elle fonctionne à nouveau depuis le 18 octobre, à Dili, et diffuse quatre heures de programmes par jour à partir d’un ancien bâtiment des services de renseignements indonésiens…
Le CNRT a également créé son propre journal au cours du mois d’août. Vox Populi, imprimé à environ 5 000 exemplaires, a été distribué tous les deux jours durant le mois précédant le scrutin.
Le mensuel Avante!, publié par l’association indonésienne Fortilos, a été distribué à Dili à partir du mois de mai 1999 » pour contrer la propagande des autorités « , selon l’une des responsables, également journaliste à Jakarta. Deux journalistes travaillaient au Timor oriental en complément de l’équipe en place en Indonésie. A plusieurs reprises, des personnes qui distribuaient le journal dans les rues de Dili ont été prises à partie et battues par des miliciens pro-indonésiens. Le mensuel a cessé de paraître après le référendum. Au mois de juin, le BRTT, un parti pro-Jakarta, avait demandé dans un communiqué l’interdiction pure et simple d’Avante!.
Enfin, Radio Unamet, la station de la mission des Nations unies à Dili, a débuté ses programmes au début du mois d’avril, qui consistaient principalement à expliquer les tenants et les aboutisants du scrutin. La station a cessé d’émettre le 3 septembre : la proclamation officielle des résultats du référendum n’a jamais été diffusée…
1999 : Suara Timor Timur, cible privilégiée de l’armée et des milices
La vingtaine de journalistes timorais qui composent l’équipe de STT se trouve, dès le début de l’année 1999, confrontée à une situation inédite. Les discussions des gouvernements indonésien et portugais, sous l’égide des Nations unies, sur le futur statut du territoire, puis, avec les accords du 11 mars, du 23 avril et du 5 mai, la mise en place du scrutin sur l’autonomie et l’arrivée de l’Unamet, la mission des Nations unies au Timor oriental : jamais dans leur histoire, les journalistes n’avaient eu à traiter de tels sujets pour lesquels l’information officielle des autorités indonésiennes ne constituait plus la seule source.
Selon les journalistes de STT rencontrés par le représentant de Reporters sans frontières au Timor oriental, l’équipe a essayé de pratiquer un journalisme professionnel, c’est-à-dire de rendre compte de la situation du point de vue des deux parties, les pro-autonomistes et les indépendantistes. Une ligne de conduite qui leur a fait prendre des risques. Ils sont ainsi devenus une des cibles privilégiées des milices soutenues et armées par la TNI (armée indonésienne).
Dès la fin février 1999, et l’éclosion des premières milices – l’une d’elles promet déjà de tuer tous les diplomates et journalistes australiens -, la situation est tendue. L’équipe de STT, sous le patronage de Mgr Belo, décide de réunir dans ses locaux toutes les forces en présence. Se retrouvent donc des militants indépendantistes, des représentants de l’église et de l’armée ainsi que des leaders des milices. Mais cette tentative de conciliation sur le traitement de l’information échoue. Ainsi, le 26 mars, des miliciens favorables à l’option autonomiste attaquent les bureaux de STT pour se plaindre de la ligne éditoriale qu’ils jugent trop indépendantiste. Des membres d’un groupe se faisant appeler Mahidi menacent de mettre le feu aux bureaux et demande au journaliste de STT Antonio Kiik, présent dans les locaux, de révéler l’identité du journaliste qui a réalisé l’interview de David Ximenes, un des leaders du CNRT, publiée dans l’édition du jour. La veille, STT avait pourtant publié un entretien avec le chef de la milice Mahadi, Cancio Carvalho…
Le 5 avril, des miliciens attaquent une église à Liquiça. Le bilan officiel du massacre, communiqué par l’armée indonésienne, fait état de cinq morts, alors que le clergé affirme que vingt-cinq personnes ont été assassinées (certaines sources évoquent jusqu’à une cinquantaine de tués). Dans ses éditions des 7 et 8 avril, STT décide de communiquer les deux chiffres. » A partir de ce moment-là, nous sommes devenus un ennemi des milices et de l’armée « , affirme Lourenco Vincente Martins de STT. Metha Guterres, de son côté, explique » qu’un photographe de Reuters a été approché à Liquiça par des miliciens qui lui ont ordonné de livrer des informations sur les journalistes de STT « . Après cet incident, le photographe appelle le journal pour prévenir les journalistes de ne pas se rendre à Liquiça, où leur vie est désormais en danger.
Pourtant, selon Lourenco Vincente Martins, l’édition du 16 avril présente en première page une photo de Eurico Guterres, leader de la milice Aitarak. Celui-ci s’était plaint à diverses reprises que son mouvement n’était pas assez présent dans les informations publiées par STT. Le quotidien avait alors cédé à la pression. Malgré tout, le 17 avril, alors que Dili est envahie par des centaines de militants pro-autonomistes, transportés dans la capitale à bord de camions de l’armée indonésienne, les locaux de STT sont saccagés : la totalité du matériel informatique est détruite, si bien que le quotidien ne peut paraître à nouveau que le 3 mai. Les dommages sont évalués à plus de 30 000 dollars (30 000 euros).
Le jour même de l’attaque, le journaliste Metha Guterres quitte Dili pour Jakarta, d’où il ne reviendra que début novembre. Il y séjournera dans la clandestinité, ne fréquentant que des militants des droits de l’hommes et quelques amis journalistes. Deux autres journalistes de STT quittent momentanément le Timor oriental : Joao Barreto pour Jakarta et Hugo Da Costa pour Darwin en Australie.
Suara Timor Timur : quand la censure du directeur s’ajoute aux menaces de l’armée
Après le reparution du quotidien, le 3 mai, la pression exercée par le directeur, S. Soares, augmente de jour en jour. Pour lui, plus question de laisser la parole aux indépendantistes. Lourenco Vincente Martins raconte qu’ » il convoque toute l’équipe et ordonne aux journalistes de suivre ses instructions. Sinon, ils seront immédiatement licenciés « . La situation se détériore énormément au cours du mois d’août lors du lancement officiel de la campagne électorale pour le référendum sur l’autonomie, qui s’est tenu le 30 août.
Lourenco Vincente Martins précise que » durant la deuxième semaine d’août, les journalistes menacent le directeur de quitter le journal s’ils ne peuvent travailler librement « . Rosa Garcia, reporter à STT, affirme qu’elle a finalement pu publier une interview de membres des Falintil, qu’elle avait rencontrés le 22 août, à la faveur de l’absence de son patron. Elle a amené elle-même le texte à la maquette en déclarant que S. Soares avait donné son accord. » C’était le seul moyen de passer cet article. Sinon, il aurait été retouché ou complètement censuré. «
Le 24 août, Rosa Garcia se rend en compagnie de sa collègue Suzanna Cardoso à Santa Cruz pour couvrir un rassemblement de miliciens pro-indonésiens alors que la campagne électorale bat son plein. Sur place, elles sont prises à partie, puis des miliciens tirent dans leur direction. Suzanna est légèrement touchée au bras.
Le 26 août, STT, déjà menacé par les miliciens, devient la cible de l’armée. Lourenco Vincente Martins raconte : » Juste à proximité du bureau je croise des membres des services des renseignements indonésiens qui me demandent où se trouvent les journalistes timorais, qu’ils désirent rencontrer. J’ai eu le temps de prévenir mes collègues. Je sentais que quelque chose de mauvais se préparait. » Les journalistes présents dans les locaux se précipitent au-dehors et vont trouver refuge à l’hôtel Makota, qui jouxte leurs bureaux, pour se placer sous la protection des journalistes étrangers qui y séjournent. La grande majorité de l’équipe de STT ne retournera plus au journal.
Dans la semaine qui suit, la plupart des journalistes de STT quittent Dili pour Denpasar (Bali) ou Jakarta. Le 3 septembre, la veille des résultats, Rosa se réfugie chez un journaliste japonais : » Un milicien est venu me voir pour m’informer que j’allais être kidnappée si je ne partais pas du pays. J’ai quitté Dili le lendemain pour Jakarta. » Lourenco Vincente Martins, lui, n’a pas quitté le Timor oriental mais a été obligé de se réfugier dans les montagnes pour échapper aux miliciens. Au mois de novembre 1999, S. Soares, le directeur de STT, se trouvait toujours à Jakarta.
Le 6 septembre, alors que Dili est le théâtre d’exactions de la part des milices, sous l’¦il bienveillant de l’armée indonésienne, les locaux de STT sont ravagés par un incendie. Tout le matériel est détruit ainsi que la documentation et les archives.
A l’image du pays tout entier, le paysage médiatique timorais doit être entièrement reconstruit. Au mois de novembre 1999, aucun journal ne circulait plus au Timor oriental. Trois radios ont repris leurs émissions : Vos de Esperanca le 18 octobre, Radio Timor Kmanek le 8 novembre avec des programmes en tetum et portugais et une heure d’information quotidienne, Radio Untaet le 15 novembre.
La presse écrite n’existe plus. Un ordinateur est une denrée rare, et le papier, l’encre et les pellicules photo sont pratiquement introuvables. Pourtant la volonté des journalistes timorais de relancer des organes de presse est manifeste. Ainsi, Rosa Garcia, qui travaillait à STT, a commencé à publier une lettre d’information (une page) dès le 8 octobre. Loro Foun Sae (Le Nouveau lever du soleil) a tout d’abord été distribué à… cinq exemplaires. Depuis, elle essaie de la photocopier à plusieurs centaines d’exemplaires à Darwin, en Australie, et de les diffuser à Dili. C’est pour le moment le seul » journal » indépendant qui existe au Timor oriental.
Les journalistes indonésiens également agressés et menacés par les « pro-Jakarta »
Dès le mois d’avril 1999, certaines milices ont décidé de s’attaquer aux journalistes indonésiens qui ne soutenaient pas l’option autonomiste. Ainsi, la milice Red and White Iron affirme disposer d’une » liste noire » de reporters. Quelques jours plus tard, un responsable de l’armée, le major Bambang Wisnumurthy, justifie les agressions perpétrées contre la presse indonésienne en affirmant « que les journalistes doivent mieux respecter les codes de l’éthique professionnelle « .
Tout au long de la préparation du scrutin, et de la campagne officielle du mois d’août, les autorités indonésiennes n’ont cessé de rappeler à l’ordre les médias coupables à leurs yeux de ne pas être assez pro-autonomistes. Ainsi, au mois de juillet, les locaux d’une association timoraise de défense des droits de l’homme, la fondation Hak, sont attaqués par des miliciens. L’information paraît dans le quotidien Jakarta Post et l’hebdomadaire Tempo. Le ministre des Affaires étrangères Ali Alatas en personne reproche aux deux journaux » de ne pas être suffisamment nationalistes » en rapportant la nouvelle. Ndari, journaliste à Tempo, confirme avoir reçu à plusieurs reprises des » remarques » de la part du même ministère. Des pressions confirmées par Tri Agus Siswowihardjo, journaliste à Jakarta News FM et responsable de l’association de défense des droits de l’homme Solidamor : » Ma radio a reçu des coups de téléphone d’officiels et de militaires se plaignant de la couverture des événements du Timor par la station. » Et d’ajouter : » La police approchait régulièrement les journalistes indonésiens en leur demandant de contrer la propagande indépendantiste. «
Ging Ginanjar, journaliste indépendant, raconte qu’une de ses cons¦urs qui ne s’était pas fait accréditer auprès de l’armée indonésienne a subi des pressions de la part des militaires et a préféré quitter Dili le 23 août, après un séjour de deux jours, de peur » que les soldats ne livrent son nom aux miliciens « .
La situation se dégrade à l’approche du vote. Trois journalistes du quotidien Kompas, pourtant jugé relativement favorable à l’autonomie du Timor oriental, sont menacés ou agressés. Le 15 août, Eddy Hasbi reçoit des menaces téléphoniques à son arrivée à Dili. Son interlocuteur, qui se présente comme un membre des services de renseignements, lui reproche d’avoir soutenu des groupes indépendantistes et lui conseille de quitter le Timor oriental sur le champ. Le 26 août, Kornelius Kewa est blessé par balles alors qu’il couvre le rassemblement de militants lors de la journée réservée aux mouvements pro-autonomistes. Le 28 août, Rien Kuntari est pris à partie à Becora : » Si vous êtes un de ces journalistes qui écrivent des mensonges sur le Timor oriental, nous vous tuerons « , menacent des militants autonomistes.
Le 24 août, Albert Kuhon, journaliste à la télévision privée SCTV, et son cameraman sont frappés par des miliciens pro-indonésiens devant leur maison. Quelques jours plus tard, juste avant le vote, un proche d’Eurico Guterres, le leader de la milice Aitarak, menace Albert Kuhon : « Nous savons que tu travailles pour SCTV ; nous allons te tuer. » Quelques minutes plus tard pourtant, après avoir négocié, il réalise une interview d’E. Guterres… Albert Kuhon confirme les pressions de l’armée et des milices qui pesaient sur les journalistes indonésiens : » Si je n’avais pas édulcoré certains reportages, mes reporters auraient été tués. » Ainsi, à la suite de son agression du 24 août, et à la demande de son équipe, il censure ses propres images sur les violences commises par des miliciens. A diverses reprises, il a envoyé un message au bureau de Jakarta pour que certaines scènes ne soient pas diffusées.
Le 30 août, le jour du vote, trois journalistes indonésiens quittent le Timor oriental à la suite de menaces : Peter Rohe, du quotidien Jakarta Suara Bangsa, Joaquim Rohi, reporter indépendant, Mindho Rajagoekgoek, de Radio Nederland. Ils réussissent à rejoindre Jakarta quelques jours plus tard.
Pour un certain nombre d’observateurs, même si elle a été victime des milices pro-Jakarta et de la TNI, la presse indonésienne a pourtant dans sa grande majorité soutenu l’option autonomiste. Au point parfois de désinformer le public. Ainsi, selon Rusdi Marpaunge, directeur de l’Institut des études sur la presse et le développement (LSPP), après l’annonce des résultats, » pour la quasi-totalité des titres, les destructions de Dili étaient tout simplement dues à la colère des perdants que l’armée ne pouvait plus contrôler « . Un journaliste d’un grand quotidien de Jakarta explique que » de toute façon, la police a fait son travail en n’intervenant pas lors des violences : il ne fallait pas augmenter la tension déjà importante qui existait entre les deux camps « … Une citation qui illustre bien l’état d’esprit d’une grande partie de la presse de Jakarta.
Après le référendum, la chasse aux journalistes s’organise
Le journaliste Tri Agus Siswowihardjo est formel : » La rumeur, propagée par l’armée et les services secrets (STI), enflait de jour en jour : certains d’entre nous allaient être kidnappés s’ils ne quittaient pas le Timor oriental. » Ging Ginanjar, journaliste indépendant, collaborateur notamment de la radio australienne SBS, confirme : » Les journalistes indonésiens ont quitté très tôt le territoire à cause de la rumeur distillée par l’armée selon laquelle la vengeance des indépendantistes contre la presse indonésienne serait terrible. » La propagande disait même que » tous les journalistes asiatiques seraient menacés par les Australiens et les Falintil après le résultat du référendum « , selon Ging Ginanjar qui affirme que les menaces de la part des indépendantistes ont été rarissimes. Ndari, de Tempo, témoigne : » Pour moi, il y avait une politique délibérée de la part de l’armée indonésienne pour que les journalistes quittent le Timor oriental. Avant même la proclamation des résultats, celle-ci a fait courir la rumeur sur la supposée vengeance des indépendantistes et la fureur des milices pro-indonésiennes. «
Aussi, dès le 3 septembre, soit la veille de la proclamation officielle des résultats, l’armée et la police indonésiennes informent les journalistes qu’elles ne sont plus en mesure de les protéger contre les milices et contre les supposées représailles des indépendantistes. Elles leur enjoignent de quitter le Timor oriental le plus rapidement possible ou d’y rester au péril de leur vie. Cette annonce a décidé la quasi-totalité des envoyés spéciaux indonésiens à rentrer à Jakarta grâce aux vols mis à leur disposition par l’armée indonésienne.
Les rares journalistes indonésiens qui sont néanmoins restés sur le sol timorais, par devoir professionnel et par courage, ont été menacés ou agressés, alors que les milices pro-autonomistes commençaient méthodiquement la destruction du territoire. Albert Kuhon, responsable d’une équipe de douze personnes dont six journalistes, décide de rester à Dili avec Gunawan, un cameraman, et de faire rapatrier le reste de son équipe. Le 5, alors qu’ils sont à Liquiça pour couvrir le départ de centaines de réfugiés, le cameraman, qui filme le poste de police, est menacé par un milicien qui lui met un pistolet sur la tempe. Les deux journalistes sont une nouvelle fois menacés le même jour alors qu’ils se trouvent à proximité de la résidence de Mgr Belo dont la maison est incendiée.
Le 8 septembre, Gunawan est menacé par un journaliste de l’agence officielle Antara. Celui-ci, qui accompagne les deux reporters de SCTV, exhibe un couteau et demande les cassettes vidéo enregistrées dans la matinée : » C’est mieux que ce soit moi qui te demande les images plutôt que la milice Aitarak « , menace-t-il. Gunawan lui remet les cassettes qui sont détruites sur le champ. SCTV était la dernière télévision indonésienne présente au Timor oriental. Albert Kuhon et Gunawan quittent Dili peu après.
La presse internationale : deux journalistes assassinés par l’armée indonésienne
Le 21 septembre, soit le lendemain de l’arrivée des troupes australiennes de l’Interfet (la force multinationale d’interposition) sur le sol timorais, Sander Thoenes, correspondant du quotidien britannique The Financial Times et de l’hebdomadaire néerlandais Vrij Nederland à Jakarta, est porté disparu. Son cadavre mutilé est retrouvé le lendemain par des militaires australiens. Son chauffeur affirme » qu’ils ont été pris sous le feu d’hommes portant des uniformes de l’armée indonésienne » alors qu’ils se dirigeaient vers le quartier de Becora, fief des mouvements pro-autonomistes.
Le journaliste indonésien Ging Ginanjar apporte un témoignage précieux sur les auteurs présumés de cet assassinat : » Un sous-officier indonésien m’a clairement affirmé que ce sont des soldats du bataillon 744 qui ont tué Sander. Apparemment, lorsqu’il est passé à moto, de nombreux Timorais en ont profité pour insulter l’armée indonésienne, ce qui a humilié les militaires présents à proximité. » Cette version semble se confirmer puisque le 19 octobre, l’Interfet a interrogé un officier indonésien à propos de l’assassinat du journaliste hollandais. Concernant ce meurtre, trois autres soldats de la TNI sont également en détention.
Le 25 septembre, Agus Mulyawan, un journaliste indonésien travaillant pour l’agence japonaise Asia Press, est assassiné avec un groupe de huit personnes près de la localité de Los Palos. Présent sur le territoire timorais depuis près de six mois, le journaliste réalisait un documentaire sur les Falintil et suivait, au moment du massacre, un groupe de religieux qui se rendaient à la rencontre des réfugiés dans les montagnes. Tout porte à croire que les responsables de ces assassinats sont des soldats indonésiens du bataillon 745 qui était en train de se replier devant l’avancée des troupes de la force multinationale. Selon certaines sources, nombre de ces soldats auraient été appréhendés puis exécutés par des membres des Falintil.
Outre ces deux assassinats, la presse étrangère a été la cible d’agressions et de menaces quasi systématiques de la part des milices pro-autonomie. Selon Ezki Suyanto, journaliste à la radio Voice of Human Rights, et coresponsable du SOMET (Bureau de sécurité à l’attention des journalistes et des médias au Timor oriental), mis en place par l’Alliance des journalistes indépendants (Jakarta) et par la Fédération internationale des journalistes (Bruxelles), » presque chaque journaliste présent sur le sol timorais durant les mois d’avril, mai, août et septembre a au moins été menacé de mort, sinon physiquement agressé « . Le chiffre avancé par Ezki Suyanto est d’environ trois cents agressions au cours de l’année 1999.
Certains reporters ont échappé de peu à la mort. Le 1er septembre, Jonathan Head, de la BBC, est frappé par un milicien avec le plat d’une machette. Cible de tirs, il se fracture le bras en tentant de fuir. » Mon agresseur avait les yeux injectés de sang. Je ne peux dire pourquoi il ne m’a pas exécuté. » Le 21 septembre, John Swain, du Sunday Times, et Chip Hires, photographe à l’agence Gamma, réussissent à s’enfuir dans la forêt après avoir été arrêtés par des militaires indonésiens. Leur traducteur est kidnappé et leur chauffeur battu. Les deux journalistes sont finalement secourus par l’armée australienne.
Mais dès la première vague de violence de la part des milices pro-indonésiennes, aux mois d’avril et mai, de nombreux journalistes étrangers sont menacés de mort. Ainsi, le 17 avril, Bernard Estrade, de l’Agence France Presse, et Marie-Pierre Vérot, de Radio France Internationale, se trouvent dans la maison du leader indépendantiste Manuel Jose Carrascalao alors que celle-ci est attaquée par des membres de la milice Aitarak. Au cours de cet assaut, huit personnes sont tuées par les miliciens. Quelques heures plus tard, armés de barres de fer, des hommes se rendent à l’hôtel Tourismo où logent les journalistes et exigent de récupérer les notes, pellicules et enregistrements. Bernard Estrade exhibe son accréditation délivrée par les autorités indonésiennes et refuse d’obtempérer. Les paramilitaires quittent finalement les lieux sans récupérer les documents.
Le 10 septembre, impuissants face au déchaînement de la violence, les derniers fonctionnaires de l’Unamet et journalistes étrangers accrédités quittent le territoire. Un reporter « clandestin » reste sur l’île. Le 14 septembre, Allan Nairn, journaliste américain travaillant pour l’hebdomadaire progressiste The Nation et animant l’ONG East Timor Action Network, est arrêté par les forces de sécurité indonésiennes. Il est interrogé par des officiers, notamment le général en chef au Timor oriental, Kiki Syahnakri. Les autorités justifient cette détention en expliquant que le journaliste ne dispose pas d’un visa professionnel. Le lendemain, Allan Nairn est expulsé vers Kupang, dans la partie occidentale de l’île, où il est détenu par la police des frontières. Malgré les assurances des autorités données à l’ambassade américaine, le journaliste est maintenu en détention jusqu’au 20 septembre, date à laquelle il est expulsé vers Singapour. Certains officiels indonésiens ont insisté pour le traduire en justice : il risquait dix ans de prison. En 1991, Allan Nairn avait été très sévèrement battu par des soldats indonésiens alors qu’il était témoin du massacre de Santa Cruz au cours duquel deux cents civils avaient été tués par l’armée lors d’un enterrement.
Recommandations
Reporters sans frontières demande :
– au président de la République indonésienne, M. Abdurrahman Wahid, de tout mettre en oeuvre afin que les militaires responsables de la mort de Sander Thoenes et de Agus Mulyawan, et leurs supérieurs, soient jugés et condamnés conformément aux standards du droit international,
– au nouvel administrateur des Nations unies au Timor oriental, Sergio Vieira Mello, de veiller au développement d’une presse pluraliste représentant toutes les sensibilités politiques du peuple timorais.