Reporters sans frontières (RSF) recense une quinzaine de cas de harcèlement judiciaire et policier depuis les quatre dernières semaines, pour l’essentiel en lien avec la couverture du coronavirus.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 26 mai 2020.
Reporters sans frontières (RSF) recense une quinzaine de cas de harcèlement judiciaire et policier depuis les quatre dernières semaines, pour l’essentiel en lien avec la couverture du coronavirus. L’organisation demande à la Cour suprême indienne de rappeler aux gouvernements des différents territoires du pays leur devoir constitutionnel de respecter la liberté de la presse.
Les attaques judiciaires portées contre les journalistes qui couvrent la crise du Covid-19 se suivent inlassablement. Dernier incident en date, le gouvernement local de Sitamarhi, un district situé dans l’Etat du Bihar, en Inde du Nord, a déposé plainte, mercredi 20 mai, contre le reporter freelance Gulshan Kumar Mitho pour troubles à l’ordre public.
En fait de troubles, le journaliste avait simplement réalisé un reportage dans un centre de quarantaine établi dans un lycée du quartier de Balaji Pur. Il y a notamment enregistré le témoignage de plusieurs patients expliquant qu’ils “ne sont pas correctement nourris depuis une semaine”, et qu’ils en sont “réduits à avaler des pois chiches séchés”. Selon l’accusation, avec ces révélations, le reporter aurait violé le code pénal.
Deux jours plus tôt, c’est le Premier ministre de l’Etat voisin de l’Uttar Pradesh qui a porté plainte contre Ravindra Saxena, un reporter du portail d’information Today-24, au motif de la loi sur la gestion des catastrophes et de la loi sur la prévention des crimes atroces. Là encore, c’est un reportage vidéo, réalisé dans un centre de quarantaine du district de Sitapur, qui a déplu aux autorités. On y voit notamment des patients expliquer qu’on ne leur donne que du riz avarié pour seule nourriture.
Eliminer le messager
“Les journalistes n’ont pas à être les victimes collatérales des négligences des autorités, dont le seul réflexe est de faire taire les reporters qui dévoilent les problèmes, au lieu de tenter de les résoudre, déplore Daniel Bastard, responsable du bureau Asie-Pacifique de RSF.
« L’actuelle recrudescence de cas de harcèlement judiciaire contre des reporters dans plusieurs Etats indiens témoigne d’une volonté d’éliminer le ‘messager’ pour étouffer toute information dissidente. Nous appelons la Cour suprême à intervenir pour rappeler aux pouvoirs exécutifs des différents territoires indiens leur devoir constitutionnel de respecter la liberté de la presse.”
Le 11 mai, dans l’Etat du Gujarat, dans l’ouest de l’Inde, la police a arrêté Dhaval Patel, rédacteur en chef et responsable du portail d’information Face of Nation, pour sédition, en vertu de la section 124A du code pénal indien.
Il lui a été reproché d’avoir publié, quatre jours plus tôt, un article suggérant que le BJP, le parti au pouvoir en Inde, pourrait démettre de ses fonctions le premier ministre du Gujarat, Vijay Rupani, à la suite de plusieurs critiques formulées sur la hausse des cas de coronavirus dans la région. Selon son avocat, il a été maintenu en détention au secret pendant 72 heures, avant d’être finalement présenté à un juge, qui lui a officiellement notifié son acte d’accusation.
Chasse aux sources
Le même jour, à New Delhi, la police de la capitale a interrogé pendant trois heures le journaliste de l’Indian Express Mahender Singh Manral à propos d’un article qu’il a publié sur la falsification présumée d’un clip audio. Dans cet enregistrement, on entendrait le chef du Tablighi Jamaat, un mouvement de prédication fondamentaliste islamiste, demander à ses membres de ne pas suivre les règles de distanciation sociale – ce qui a entraîné son arrestation.
Or, l’enquête menée par Mahender Singh Manral montre que l’enregistrement en question a manifestement été trafiqué. Pour cette révélation, le journaliste a été menacé de poursuite en justice en vertu de l’article 174 du code pénal indien, qui prévoit notamment une peine de six mois de prison. Les menaces de la police ont été largement commentées sur les réseaux sociaux comme une tentative d’identifier les sources du reporter et d’intimider l’ensemble de la profession.
Le 1er mai, le reporter de la chaîne hindiphone News1 India, Manish Pandey, a été longuement interrogé par la police de Lucknow, la capitale de l’Uttar Pradesh (nord du pays). Selon son témoignage, les policiers ont, là encore, tenté de faire pression pour qu’il révèle ses sources, à la suite d’un reportage diffusé deux semaines plus tôt. Manish Pandey y révélait la mauvaise qualité des kits d’équipement de protection individuelle fournis aux hôpitaux et aux universités.
Six journalistes arrêtés dans un seul Etat
Durant la dernière semaine d’avril, ce sont pas moins de six journalistes qui ont été arrêtés par la police de l’Etat de l’Himachal Pradesh, situé dans le nord-ouest de l’Inde, pour leur couverture des conséquences du confinement. Selon le site d’information Newslaundry, le reporter de Divya Himachal, Om Sharma, compte cinq plaintes portées à son encontre, à la suite d’une vidéo qu’il a publiée où l’on voit des travailleurs migrants expliquer qu’ils ne reçoivent aucune aide alimentaire.
Le journaliste Ashwani Saini, qui réalise des vidéos pour la page Facebook Mandi Live et pige pour le quotidien Dainik Jagran, est lui aussi poursuivi par cinq plaintes liées à sa couverture de la crise du Covid-19.
Jagat Bains, qui travaille pour la chaîne régionale News18 Himachal, doit pour sa part répondre de trois plaintes déposées à son encontre par la police de la ville de Nalagarh, après qu’il a mis en cause la stratégie de la municipalité pour gérer la pandémie.
Correspondant freelance pour plusieurs chaînes nationales, Vishal Anand, basé dans la ville de Dalhousie, est poursuivi sous deux chefs d’accusation pour avoir simplement publié une photo sur la gestion de la crise du Covid-19 dans la ville de Gandhi Chowk.
Rédacteur pour le Dainik Bhaskar, Gauri Shankar doit également répondre d’une plainte déposée en lien avec un reportage sur la famine, liée au confinement, qui frappe les travailleurs migrants dans son district de Kullu.
Correspondant du Punjab Kesari dans la ville de Manali, aux confins de l’Himalaya, le reporter Somdiv Sharma a également été interpellé suite à une plainte déposée par la police locale après qu’il eut publié un article sur les négligences des autorités locales dans l’exécution des mesures de quarantaine.
En prison pour un tweet
Cette même dernière semaine d’avril, c’est à l’autre bout du pays, dans l’archipel d’Andaman-et-Nicobar, au sud-est de l’Inde, que le journaliste Zubair Ahmed, responsable, entre autres, de l’hebdomadaire The Light of Andaman, a été arrêté sous différents motifs d’accusation pour un simple tweet. Il s’interrogeait notamment sur le placement en quarantaine d’une famille entière pour la seule raison que l’un de ses membres a simplement parlé au téléphone avec un proche atteint du Covid-19. Bien que l’information ait été confirmée par le principal quotidien de l’archipel, l’Andaman Chronicle, Zubair Ahmed est toujours poursuivi pour diffusion de “fausses informations”.
Si la couverture de la pandémie de coronavirus est à l’origine de l’essentiel des cas de harcèlement contre des reporters, trois journalistes ont été visés pour d’autres raisons par des actions d’intimidation de la part des forces de sécurité.
Le vendredi 15 mai, Manash Jyoti Baruah, qui travaille aujourd’hui pour le site d’information Mirror of Assam, du nom de cet Etat du nord-est de l’Inde, a dû se rendre dans les bureaux de l’Agence nationale d’investigation (NIA), l’antiterrorisme indien, à Sonapur, dans la banlieue de la capitale régionale, Guwahati. Il avait été convoqué la veille pour « répondre à quelques questions” sur sa couverture, pour la chaîne News18-Northeast Assam, des manifestations hostiles à la loi controversée sur la citoyenneté que le gouvernement nationaliste hindou a fait passer en décembre dernier.
“Propagande malveillante”
Deux semaines plus tôt, au Kerala, dans le sud-est de l’Inde, la même NIA interrogeait pendant deux jours, les 1er et 2 mai, le jeune journaliste freelance Abhilash Padachery. Soupçonné de liens avec des milieux maoïstes, ce qu’il a constamment nié, le reporter a vu son téléphone portable et son ordinateur passés au peigne fin par les agents de l’antiterrorisme, dans le plus grand mépris du principe du secret des sources.
Le 4 mai, c’est le commentateur proche de la droite nationaliste hindoue Arnab Goswami, rédacteur en chef de la chaîne Republic TV, qui était à son tour visé par une plainte déposée par la police de l’Etat du Maharashtra, dont la capitale est Bombay. Accusé de “propagande malveillante”, le journaliste aurait tenu des propos discriminatoires durant un débat télévisé. Il a également reproché à la police son manque de mobilisation après que lui et son épouse furent attaqués,le 22 avril, par deux individus ayant jeté de l’encre sur sa voiture. Selon le site The Wire, les deux suspects ont été arrêtés, puis relâchés sous caution le 27 avril.
En chute de deux places par rapport à 2019, l’Inde se situe désormais à la 142e place sur 180 pays dans le Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2020.