Alors que les journalistes y sont l’objet de pressions grandissantes des pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires locaux, RSF fait un gros plan sur ce petit État du Nord-Est indien, où se multiplient les atteintes à la liberté de la presse.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 3 mars 2021.
Alors que les journalistes y sont l’objet de pressions grandissantes des pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires locaux, Reporters sans frontières (RSF) fait un gros plan sur ce petit État du Nord-Est indien, où se multiplient les atteintes à la liberté de la presse. L’organisation demande aux autorités locales de cesser toute intimidation contre les reporters.
“Les gardes ont menacé d’utiliser la force contre moi. À un moment, j’étais encerclée par les agents de sécurité […] J’étais totalement sous le choc”.
C’est en ces termes que la journaliste indépendante Grace Jajo, qui couvre notamment les débats à l’Assemblée législative de l’État du Manipur, a décrit auprès de RSF la mésaventure qui lui est arrivée le 22 février dernier. Alors qu’elle disposait des autorisations et de tous les documents requis pour entrer dans la salle de presse, le personnel de sécurité du parlement lui a demandé son passe d’entrée et, contre toute attente, l’a confisqué sans la moindre explication.
“Ils disaient qu’ils avaient reçu l’ordre de ne pas me laisser entrer, poursuit-elle. J’ai demandé à pouvoir prendre connaissance de cet ordre, mais il n’est jamais venu. Alors que j’attendais, ils se sont très mal comportés avec moi et m’ont insultée pour me demander de partir”.
Le lendemain, Grace Jajo apprend que le bureau du parlement l’accuse d’avoir “intentionnellement critiqué les procédures officielles” et qu’il porte plainte contre elle pour “atteinte aux privilèges parlementaires”, une disposition issue du droit britannique censée préserver l’indépendance du pouvoir législatif.
En cause : un message qu’elle a publié sur son compte Facebook, dans lequel elle partageait un article de The Frontier Manipur publié le 20 février. Le site d’information y exerçait un droit de réponse après deux plaintes du bureau du parlement pour “outrage à la chambre” et “atteinte aux privilèges”. Ces accusations font suite à la publication d’un article sur un discours prononcé devant la chambre par le ministre en chef du Manipur, Nongthombam Biren Singh. Le site n’avait pourtant fait que reprendre des informations issues d’un communiqué de presse officiel.
Crédibilité des institutions
Contacté par RSF, le rédacteur en chef de The Frontier Manipur, Paojel Chaoba, défend la journaliste : “Grace Jajo a été humiliée malgré toutes ses qualités de journaliste. Aucune explication ne lui a été donnée pour justifier son interdiction d’entrée dans l’Assemblée, c’était ‘circulez, y a rien à voir’”.
“En s’en prenant ainsi aux journalistes qui lui déplaisent, le bureau de l’Assemblée fait montre d’un comportement absolument inadmissible pour une institution qui prétend assurer l’exercice démocratique, déclare le responsable Asie-Pacifique de RSF, Daniel Bastard. L’organisation appelle le président de la chambre, Yumnam Khemchand Singh, à lever immédiatement les poursuites absurdes à l’encontre de Grace Jajo et The Frontier Manipur. Plus généralement, compte tenu de la dégradation persistante de la liberté de la presse au Manipur, RSF met en garde le ministre en chef N. Biren Singh contre de futures violations des droits des journalistes, et lui rappelons qu’il a lui-même occupé le poste de reporter avant d’entrer en politique.”
Le jour-même où Grace Jajo était notifiée de la plainte portée contre elle, le 23 février, deux autres journalistes, le directeur du service d’information 7Salai, Kirmil Soraisam, et un de ses correspondants, Rabi Takhellambam, ont été arrêtés pour “fake news” – en raison d’une erreur minime publiée dans un article, qui a pourtant été rapidement corrigée.
Libérés sous caution trois jours plus tard, ils sont toujours inculpés pour trouble à l’ordre public, intimidation criminelle et diffamation. “Je ne m’attendais vraiment pas à cela, étant donné que l’on avait déjà fait les corrections nécessaires, a réagi Kirmil Soraisam auprès de RSF. Les choses vont vraiment très mal dans l’Etat [du Manipur] en ce moment, le gouvernement veut faire taire toutes les voix critiques”.
Répression orchestrée par l’État
Un mois plus tôt, le 17 janvier, le journaliste de The Frontier Manipur, Dhiran Sadokpam, et son rédacteur en chef, Paojel Chaoba, ont été placés en garde à vue, puis relâchés le lendemain, pour avoir publié une tribune sur des groupes révolutionnaires. Ils ont dû déclarer à la police ne pas connaître son auteur, M Joy Luwang, et mettre en doute l’authenticité de ses sources, pour être libérés.
Autre cible du harcèlement judiciaire mené par les autorités contre The Frontier Manipur : le présentateur Kishorechandra Wangkem, dont RSF avait pris la défense le 1er décembre 2020, alors qu’il était en détention depuis deux mois. Libéré sous caution 10 jours plus tard, il reste la cible d’un harcèlement judiciaire continu. Il est en effet régulièrement arrêté depuis qu’il a critiqué, en 2018, le ministre en chef du Manipur, N. Biren Singh, et le Premier ministre indien, Narendra Modi, tous deux membres du Bharatiya Janata Party (BJP), le parti au pouvoir au niveau fédéral et local.
Parler de liberté de la presse devient même problématique. Ainsi, l’émission ‘Khanesi Neinasi’, que Kishorechandra Wangkem avait consacrée, le 16 février, à la liberté d’expression, a fait l’objet, lundi 1er mars, d’un rappel à la loi accompagné de menaces de poursuites judiciaires. Le gouvernement du Manipur devient ainsi le premier à appliquer un nouveau code de conduite régulant les contenus en ligne mis au point par les autorités fédérales. Le texte donne des pouvoirs étendus aux exécutifs locaux pour restreindre la liberté de la presse. Devant le tollé national, les autorités du Manipur ont toutefois retiré leurs menaces de poursuites.
“Ce qui est en train de se passer au Manipur, c’est une répression systémique de la presse orchestrée par l’État, résume Paojel Chaoba à RSF. Le gouvernement veut museler les médias et réprimer la société civile en général. C’est une tendance dans tout le pays. Mais ici, les journalistes sont constamment menacés. Avec le gouvernement actuel, qui s’en prend férocement aux voix critiques, il est de plus en plus difficile d’exercer le métier de journaliste.”
En plus de ces cas de harcèlement, la communauté des journalistes du Manipur a été choquée, il y a deux semaines, après un attentat à la grenade qui a visé les locaux des journaux Poknapham et People’s Chronicle à Imphal, la capitale provinciale. L’attaque a heureusement échoué, mais les reporters ont dû organiser une grève générale pendant cinq jours avant que les autorités ne décident de mettre en place une équipe d’enquête pour retrouver les responsables.
L’Inde figure en 142e position sur 180 dans le Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF.