Juillet 2021 en Europe et en Asie centrale. Un tour d’horizon de l’état de la liberté d’expression, produit sur la base des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région par Cathal Sheerin, rédacteur régional de l'IFEX.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
En juillet, l’enquête publique sur la mort de Daphne Caruana Galizia a conclu à la responsabilité de Malte. Ce mois a également vu les autorités biélorusses tenter de purger la société civile ; une augmentation des violences policières dirigées contre les journalistes en Turquie ; des révélations selon lesquelles le gouvernement hongrois a déployé des logiciels espions illégaux contre ses détracteurs ; et le meurtre apparemment commandité d’un journaliste aux Pays-Bas. Toutefois, il y a eu des développements très positifs pour la sécurité des journalistes en Macédoine du Nord.
Les tentacules de la corruption
L’État de Malte porte la responsabilité de la mort de Daphne Caruana Galizia. C’est le verdict accablant de l’enquête publique sur le meurtre de la journaliste en 2017.
Bien que le rapport de l’enquête, publié le 29 juillet, ne trouve aucune preuve de l’implication directe du gouvernement dans ce meurtre, il constate que l’administration de l’ancien Premier ministre Muscate avait créé un « climat favorable » pour que le crime soit commis :
« Cela a créé une atmosphère d’impunité, générée depuis les plus hauts échelons de l’administration à l’intérieur de La Castille (siège du gouvernement), dont les tentacules se sont ensuite étendues à d’autres institutions, telles que la police et les autorités de régulation, entraînant un effondrement de l’État de droit ».
Le rapport indique que pour la commission d’enquête, Daphne Caruana Galizia a été assassinée parce qu’elle avait écrit sur les liens étroits entre les grandes entreprises et la politique locales, et que « quiconque a planifié et exécuté l’assassinat l’a fait en sachant qu’il serait protégé par ceux qui avaient un intérêt à faire taire la journaliste ».
Le rapport formule également une série de recommandations concernant la lutte contre la corruption, la protection du droit à l’information et la sécurité des journalistes. Vous pouvez les lire dans une version anglaise du rapport, fournie par la Fondation Daphne Caruana Galizia.
[Traduction : « Il s’agit d’une opportunité historique de garantir un réel changement pour la sécurité des journalistes et un processus d’apaisement national suite à l’assassinat traumatisant de Daphne Caruana Galizia le 16 octobre 2017. » #DaphneCaruanaGalizia #PublicInquiry ]
« Une purge en marche »
En juillet, la persécution des voix d’opposition en Biélorussie a connu une énorme intensification et, selon les propres mots du président Loukachenka, il s’agit d’une « purge » de la société civile.
Des dizaines d’ONG sont menacées de dissolution (souvent pour des erreurs présumées d’enregistrement), y compris le membre de l’IFEX, l’Association biélorusse des journalistes (BAJ) et PEN Belarus. Au cours d’une vague de raids mi-juillet, au moins 60 bureaux et domiciles de défenseurs des droits ont été perquisitionnés, plus de 30 personnes ont été interrogées et 13 ont été arrêtées. Les organisations ciblées comprennent celles qui travaillent avec des groupes vulnérables, tels que les enfants, les personnes âgées et les personnes vivant avec un handicap. En public, Loukachenka a décrit ces ONG et leurs travailleurs comme des « gangsters » et des « agents étrangers » ; il a laissé entendre que jusqu’à 2 000 d’entre eux sont dans sa ligne de mire.
La tentative de purge a provoqué l’indignation mondiale. Le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme a appelé à la fin du harcèlement de la société civile. Les membres de l’IFEX et 161 organisations de la société civile du monde entier ont appelé la communauté internationale à tenir les autorités biélorusses responsables des attaques contre les ONG. PEN America a lancé une campagne d’envois de lettres (ouverte à tous) pour manifester sa solidarité avec PEN Biélorussie.
L’une des organisations perquisitionnées par les autorités était Gender Perspectives, qui œuvre pour l’égalité des sexes et aide les victimes de violences domestiques. Peu de temps après s’être retrouvée ciblée, l’organisation a annoncé qu’elle suspendait indéfiniment sa hotline contre la violence domestique.
Ceux qui travaillent dans les arts sont également sous pression. Selon une enquête récemment publiée par PEN Belarus, 621 travailleurs du secteur culturel ont vu leurs droits humains violés au cours du premier semestre 2021.
[Traduction : Fil : L’ensemble du réseau @IFEX est solidaire des groupes et défenseurs des droits humains @baj_by et #Belarus #humanrights, alors que le régime de Loukachenka poursuit ses attaques contre la société civile. @Baj_by fait partie des dizaines d’ONG menacées de dissolution par le régime]
Début juillet, la répression contre les médias indépendants assiégés de Biélorussie s’est intensifiée, avec des raids dans des bureaux et des domiciles, et au moins 30 arrestations. À la mi-juillet, il y avait eu 63 raids et arrestations ciblant des journalistes et des locaux de médias. Les cibles comprenaient Radio Free Europe Radio Liberty, Nasha Niva et Belsat, qui a été officiellement déclaré extrémiste fin juillet (le partage ou la publication de contenu de Belsat est désormais passible d’une amende ou d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à 15 jours).
Des femmes ont souvent été à la pointe de la résistance au régime Loukachenka. Selon la BAJ, 16 des 27 journalistes présentement détenus et jugés sont des femmes. Ce mois-ci, la chef de l’opposition en exil Sviatlana Tsikhanouskaya a appelé à une journée de solidarité avec les femmes en Biélorussie. De son côté, Justice for Journalists a lancé un appel pour que des lettres de solidarité soient envoyées aux femmes journalistes emprisonnées par le régime. Pour en savoir plus sur la façon dont les femmes tentent de confronter Loukachenka, consultez le rapport spécial de la Coalition for Women in Journalism.
Ce mois-ci, Sviatlana Tsikhanouskaya s’est rendue aux États-Unis où elle a assisté au premier Conseil des amis de la Biélorussie, composé de parlementaires américains, qui vise à soutenir le mouvement démocratique biélorusse. Elle a également parlé à PEN America de la situation actuelle dans son pays et de l’avenir du mouvement d’opposition. Consultez le podcast de l’interview.
Selon l’organisation biélorusse pour les droits humains Viasna, il y a actuellement 586 prisonniers politiques dans le pays. L’un d’eux est le candidat de l’opposition à la présidentielle Viktar Babaryka, qui a été condamné à 14 ans de prison ce mois-ci pour des accusations très douteuses de corruption. L’UE a déclaré qu’il avait été emprisonné uniquement pour avoir exercé son droit politique de se présenter comme candidat à l’élection présidentielle de 2020 ; elle a demandé sa libération immédiate ainsi que celle de tous les prisonniers politiques biélorusses.
Maxim Znak – avocat de Viktar Babaryka et membre du Conseil pro-démocratie de coordination de Biélorussie – sera jugé à huit clos en août avec Maria Kalesnikava, cheffe de l’opposition actuellement en détention et membre du même Conseil de coordination. Tous deux sont inculpés de « complot en vue de s’emparer du pouvoir de l’État de manière inconstitutionnelle » et de « constitution et direction d’une organisation extrémiste ».
À la fin du mois, un groupe d’organisations, dont ARTICLE 19 et Reporters sans frontières, a annoncé avoir déposé une plainte auprès du Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire pour le rédacteur en chef de NEXTA, Raman Pratasevich. Ce dernier est détenu depuis mai (d’abord en prison, maintenant en résidence surveillée). Les autorités biélorusses avaient forcé son vol Ryanair à atterrir à Minsk afin de l’arrêter.
Veuillez consulter la chronologie biélorusse, régulièrement mise à jour par l’IFEX, où nous rassemblons tous nos résumés mensuels des activités des membres de l’IFEX et des événements clés en Biélorussie.
Des « listes d’exécution »
La répression contre les journalistes et les voix de l’opposition en Turquie continue. Le mois de juillet a connu de nombreux développements inquiétants.
Il y a eu, entre autres, l’augmentation continue des cas d’agressions policières contre des journalistes, illustrée par les blessures de plus de 20 reporters qui couvraient les manifestations à Istanbul et à Izmir le 20 juillet. Un récent rapport d’Expression Interrupted note que cette augmentation de la violence coïncide avec une circulaire émise fin avril par la Direction générale de la sécurité qui interdit l’enregistrement audio et vidéo des manifestations publiques.
[Traduction : L’IPI condamne les violences policières contre des journalistes grièvement blessés alors qu’ils couvraient les manifestations d’hier en #Turquie. Selon le journaliste blessé @eemreorman : « Depuis les manifestations de Gezi, cela ressemblait à la première attaque tous azimuts contre les journalistes » #FreeTurkeyJournalists ]
Les femmes reporters sont de plus en plus la cible de brutalités policières : selon un communiqué de la Coalition for Women in Journalism, la violence à l’égard des femmes journalistes a augmenté de 158 % au cours du premier semestre 2021, avec 44 femmes journalistes déclarant avoir été agressées physiquement par des agents de police.
Les journalistes turcs de la diaspora sont également en danger. De manière alarmante, le gouvernement allemand a confirmé ce mois-ci qu’un certain nombre de « listes d’exécutions » étaient en circulation, ciblant des militants et des journalistes turcs en exil en Allemagne. Les listes comprendraient le nom de journalistes aussi connus que Can Dündar, Hayko Bağdat, Fehim Işık et Ahmet Nesin. L’International Press Institute a appelé les autorités allemandes à enquêter sur la circulation de ces listes et à assurer la sécurité des personnes qui y sont mentionnées.
Ce n’est pas seulement la violence (ou la menace de violence) qui est utilisée pour dissuader les journalistes indépendants de Turquie. Le règlement sur l’obtention des cartes de presse, récemment modifié, rend presque impossible aux journalistes dissidents d’obtenir des cartes de presse (qui sont délivrées par le gouvernement). Expression Interrupted fournit une analyse de la situation, notant que la moitié des 44 000 demandes de carte de presse déposées au cours des trois dernières années ont été rejetées. Le Comité de protection des journalistes a appelé à une réforme de la carte de presse.
À la fin du mois de juillet, les membres de l’IFEX ont fait part de leurs préoccupations concernant des propositions visant à introduire une nouvelle règlementation des informations dites « falsifiées » et « financées par l’étranger » en Turquie à la suite de déclarations du président Erdoğan et d’autres responsables politiques. Selon des articles, les travaux commenceront bientôt sur un projet de loi qui pourrait condamner les utilisateurs de médias sociaux à jusqu’à cinq ans de prison pour propagation de désinformation.
Des morts à la suite des attaques
Le mois de juillet a connu la mort de deux journalistes des suites d’agressions violentes.
Aux Pays-Bas, l’enquêteur néerlandais sur le crime organisé Peter R de Vries est décédé neuf jours après avoir été atteint de plusieurs balles lors d’une tentative d’assassinat qui portait toutes les caractéristiques d’un meurtre commandité par contrat. Le procureur de la République a lié la mort de De Vries à ses investigations.
En Géorgie, le journaliste Alexander Lashakarava a été retrouvé mort à son domicile. Quelques jours auparavant, lui et environ 50 autres journalistes avaient été sauvagement battus par une foule de voyous homophobes lors d’une marche des fiertés à Tbilissi. La violence, qui visait également les manifestants LGBTQI+, a été encouragée par des personnalités de l’Église orthodoxe géorgienne. La police présente à l’événement n’a pas fait grand-chose pour empêcher les attaques. Les personnes LGBTQI+ géorgiennes déclarent maintenant se sentir en danger dans la rue.
Le “Victateur”
Ce mois-ci, Il y a eu de nouvelles preuves de la descente de la Hongrie dans l’autoritarisme fanatique.
À la suite des demandes de l’UE au gouvernement hongrois de retirer la récente législation interdisant la « promotion » ou la représentation de l’homosexualité ou des personnes transgenres auprès des mineurs de moins de 18 ans, le Premier ministre Viktor Orbán a annoncé qu’à la place, il organiserait un référendum national sur la loi en question d’ici début 2022.
L’UE intente une action en justice contre la Hongrie en raison de cette loi récemment adoptée. Elle fait de même avec la Pologne en raison de ses soi-disant « zones sans LGBT ».
Ce mois-ci, il a été révélé que le gouvernement d’Orbán avait déployé un logiciel espion de NSO contre des journalistes d’investigation, des militants et au moins un politicien de l’opposition, accédant ainsi aux messages, photos, e-mails, appels et microphones de leurs téléphones. Les citoyens sont descendus dans les rues de Budapest pour protester contre cette surveillance illégale, qualifiant Viktor Orbán de « Victateur » [un néologisme tiré de Viktor/dictateur]. Le bureau du procureur régional de Budapest a déclaré qu’il ouvrait une enquête sur l’utilisation du logiciel espion, bien qu’un certain scepticisme règne quant à la vigueur de son implication. Le gouvernement d’Orbán ne semble pas disposé à s’engager sur la question de manière substantielle. Les députés de l’opposition ont appelé à une réunion d’urgence de la commission parlementaire de la sécurité nationale, mais les députés du parti au pouvoir ne se sont pas présentés.
En bref
Nouvelles très applaudies en provenance de Macédoine du Nord en juillet : le ministre de la Justice a annoncé des modifications au Code pénal qui renforceront la sécurité des journalistes. Les changements proposés incluent de nouvelles sanctions pour les agressions contre les travailleurs des médias et la pénalisation du harcèlement en ligne. Les attaques contre les journalistes seront traitées de la même manière que les agressions contre les policiers.
Le gouvernement du Royaume Uni a proposé des modifications à la loi sur les secrets officiels (Official Secrets Act). Les journalistes pourraient être qualifiés d’espions et passibles de jusqu’à 14 ans de prison pour avoir fait leur travail.
La Commission européenne a publié son Rapport 2021 sur l’Etat de droit, qui a déçu les membres de l’IFEX. Human Rights Watch a critiqué ce rapport pour son manque de vision stratégique claire sur la manière de lutter contre l’effritement de l’état de droit dans certains États, tels que la Pologne et la Hongrie. Les membres du Mécanisme de réponse rapide de la liberté des médias (Freedom Rapid Response mechanism) ont des préoccupations similaires, affirmant que des « analyses dépolitisées » avaient abouti à un rapport qui ne rendait pas suffisamment compte de la profondeur de la crise en Pologne et en Hongrie.