Plus de 15 ans derrière les barreaux… C’est ce que risquent quatre journalistes accusés par la police d’avoir pris part à une manifestation qui a dégénéré à Chakaria, et d’avoir attaqué les forces de l’ordre.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 23 août 2023.
Dans le cadre de violentes manifestations, plusieurs journalistes ont été blessés par des participants et d’autres sont aujourd’hui accusés abusivement d’avoir pris part aux violences contre les forces de l’ordre. Reporters sans frontières (RSF) demande aux autorités de traduire en justice les agresseurs des premiers et d’abandonner les charges retenues contre les professionnels de l’information.
Plus de 15 ans derrière les barreaux… C’est ce que risquent quatre journalistes bangladais – Abdul Majid, Abul Kalam Mohammad (A.K.M.) Iqbal Farooq, A.K.M. Belal Uddin et A.M. Omar Ali – accusés par la police d’avoir pris part à une manifestation qui a dégénéré à Chakaria, dans le sud-est du pays, le 15 août dernier, et d’avoir attaqué les forces de l’ordre. Un rassemblement qui, à l’instar de nombreux autres à travers le pays, a été organisé par le parti islamiste d’opposition Jamaat-e-Islami, à la suite de la mort en prison de leur dirigeant Delwar Hossain Sayeedi.
Alors que l’enquête n’a pas encore déterminé s’ils étaient présents aux manifestations et s’ils étaient impliqués dans les violences, les journalistes sont d’ores et déjà poursuivis pour cinq infractions pénales, dont la section 333 du Code pénal qui prévoit à elle seule jusqu’à dix ans de prison pour « blessures aggravées sur un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions ». L’un d’entre eux pourrait faire l’objet d’une arrestation au titre de la loi sur les pouvoirs spéciaux de 1974 permettant à la police d’arrêter une personne sans mandat d’arrêt.
Le soir du 14 août, à Dhaka, la capitale du pays, quatre autres journalistes, Shawkat Manjur Shanto, Bishwanath Sarker, Sheikh Farid et Mohammad Manik ont été, quant à eux, brutalement attaqués par certains manifestants du parti islamiste.
« Les attaques dont font l’objet ces journalistes de part et d’autre traduisent une sombre réalité : les professionnels de l’information sont aujourd’hui la cible tant de manifestants que des forces de l’ordre. RSF appelle les autorités compétentes à abandonner les charges absurdes retenues contre les journalistes à Chakaria et à poursuivre les agresseurs de ceux de Dhaka. Les professionnels des médias doivent pouvoir travailler librement et en toute sécurité. »
Le bureau Asie du Sud, Reporters sans frontières
Plaintes ubuesques
Le jour des funérailles, le 15 août dernier, de l’influent leader du parti Jamaat-e-Islami Delwar Hossein Sayeedi, emprisonné depuis 2014 pour crimes de guerre (perpétrés durant la guerre d’indépendance du Bangladesh en 1971), des manifestations de plusieurs milliers de personnes ont été organisées dans de nombreuses localités du pays. À Chakaria, le rassemblement s’est rapidement transformé en violents affrontements opposant partisans du Jamaat-e-Islami et la police locale ainsi que quelques membres du parti au pouvoir, la Ligue musulmane (Awami League). Bilan : un mort et plus d’une dizaine de blessés selon les sources locales. La police de la ville, qui a fait usage de balles en caoutchouc et de gaz lacrymogènes pour disperser la foule, a ensuite ouvert des enquêtes contre plusieurs milliers de personnes qu’elle soupçonne d’avoir attaqué les forces de sécurité ce jour-là.
Parmi elles, figurent quatre journalistes : le correspondant du quotidien Manobkantha, Abdul majid, et celui des quotidiens Alokito Bangladesh et Dainik Purbodesh A.K.M. Iqbal Farooq. Ces derniers ont pourtant assuré n’avoir même pas été sur place lors de la manifestation. Les deux autres, lecorrespondant du quotidien Cox’s Bazar Sangbad Belal Uddin et celui du Daily Naya Diganta Omar Ali, affirment n’avoir été présents que pour couvrir le rassemblement pour leurs médias respectifs. Contactés par RSF, les responsables des associations locales de journalistes sont catégoriques : aucun des accusés n’a pris part à la manifestation et aucun d’entre eux n’est affilié politiquement au Jamaat-e-Islami.
En outre, la version de la police locale ne fait que peu de sens : si l’officier responsable du poste de police de Chakaria, Javed Mahmud, affirme posséder “des vidéos ainsi que des témoins prouvant l’implication des quatre journalistes”, une enquête approfondie serait toujours en cours afin de déterminer si les journalistes ont bel et bien été impliqués dans les violences. Une partie des charges qui les visent – dont celles de violences, de blessures ou de tentative d’intimidation d’un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions – pourraient déjà leur valoir une peine cumulée allant jusqu’à 15 ans de prison. Quelques heures après la manifestation, environ 17 000 personnes sont poursuivies en justice dans plusieurs villes du pays, dont environ 5 000 rien que dans la ville de Dhaka.
Recrudescence des violences
La mort de Delwar Hossein Sayeedi a également provoqué des violences dans la capitale Dhaka, où ses partisans ont violemment agressé le reporter Shawkat Manjur Shanto et son caméraman Bishwanath Sarker, travaillant pour la chaîne d’information privée Jamuna TV. Les deux professionnels des médias auraient été pris à partie le 14 août au soir, à la suite d’une émission en direct à proximité de la faculté de médecine Bangabandhu Sheikh Mujib (BSMMU) où le leader islamiste est décédé le même jour d’une crise cardiaque.
Arrivés sur place environ une demi-heure plus tard, le reporter Sheikh Faridet son collègue caméraman Mohammad Manik, travaillant pour la chaîne privée RTV, ont, eux aussi, été victimes de plusieurs coups, leur causant d’importantes blessures nécessitant une prise en charge médicale. Leur matériel leur a en outre été volé.
Ces violences interviennent alors que le cabinet de la Première ministre envisage de présenter au Parlement une nouvelle loi draconienne, la loi sur la cybersécurité de 2023, dont le caractère large et ambigu pourrait permettre de poursuivre n’importe quelle personne soupçonnée de diffamation, ce qui renforcerait la censure des médias à quelques mois des élections générales en janvier 2024.