"À l'aune de cette année 2024, alors que l’indice de la démocratie est tombé à son plus bas niveau depuis sa création en 2006, RSF constate que les journalistes sont de plus en plus entravés dans leur travail par les forces politiques."
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 15 septembre 2024.
Si la liberté de la presse est un pilier fondamental de toute démocratie, elle se révèle aussi être un baromètre essentiel de sa vitalité. C’est le constat dressé par Reporters sans frontières (RSF), qui met en regard, à l’occasion de la journée internationale de la démocratie le 15 septembre, les résultats de son Classement mondial de la liberté de la presse avec l’indice de démocratie du groupe de presse britannique The Economist.
La corrélation entre démocratie et liberté de la presse est flagrante. C’est ce que confirme la mise en perspective de la situation des 167 pays évalués par le Classement mondial de la liberté de la presse 2024 de RSF et par l’indice annuel de démocratie du groupe The Economist.
Ces dix dernières années, la carte de la liberté de la presse de RSF, tout comme celle du classement des démocraties de The Economist, se sont progressivement teintées de rouge. En une décennie, 16 pays supplémentaires ont vu la situation de la liberté de la presse devenir “très grave” et 36 pays sont passés sous le joug de gouvernements autoritaires. Dix de ces pays – la Palestine, l’Irak, l’Égypte, le Pakistan, la Birmanie, le Cambodge, la Russie, le Bélarus, le Venezuela et le Nicaragua – sont devenus rouges dans les deux classements.
À l’aune de cette année 2024, alors que l’indice de la démocratie est tombé à son plus bas niveau depuis sa création en 2006, RSF constate que les journalistes sont de plus en plus entravés dans leur travail par les forces politiques. Parmi les cinq indicateurs du Classement mondial de la liberté de la presse de RSF, l’indicateur politique est en effet celui qui se dégrade le plus.
« La liberté de la presse agit comme un miroir, reflétant la vitalité des démocraties à travers le monde. Les forces politiques qui ne garantissent pas l’indépendance des médias mettent en péril les fondements de la démocratie. Dès lors, RSF insiste sur la nécessité de lutter contre la désinformation, l’un des symptômes de l’effritement de la vie démocratique, et ce, en menant des politiques ambitieuses pour valoriser l’information fiable, protéger les journalistes et le droit à l’information. »
Blanche Marès, Data journaliste et responsable du Classement mondial de la liberté de la presse de RSF
Démocratie et liberté de la presse : une décennie alarmante
Il y a, en 2024, près de deux fois moins de démocraties “à part entière” – soit des démocraties qui n’ont que des problèmes mineurs dans leur fonctionnement – qu’en 2015 (24 au lieu de 47) et trois fois moins de pays avec une “bonne” situation en matière de liberté de la presse (8 au lieu de 26).
Plus de 85 % des journalistes détenus à travers le monde sont emprisonnés par des régimes autoritaires. À eux seuls, les 59 régimes « autoritaires », au sein desquels l’État exerce un contrôle direct sur les médias et la critique des autorités est dangereuse, détiennent plus de 500 journalistes, à savoir notamment 111 détenus en Chine, 61 en Birmanie, 42 au Bélarus, 40 en Russie, 37 en Israël et au Vietnam, 25 en Syrie et en Iran.
Bangladesh, Honduras, Bhoutan, Turquie : quatre régimes “hybrides” qui brident la liberté de la presse
Dans la grande majorité des régimes corrompus et peu démocratiques – appelés “hybrides” par The Economist – les pressions sur les médias sont fortes et les journalistes sont fréquemment tués ou emprisonnés dans le cadre de leurs fonctions.
Ces violences sont particulièrement fréquentes au cours des périodes électorales. Ce fut le cas en Turquie (158), où 43 journalistes sont passés par la case prison en 2023. Quant au Honduras (146), qui reste l’un des pays les plus dangereux d’Amérique latine pour les journalistes, et au Bangladesh (165), où trois journalistes ont été assassinés en 2023, l’impunité est de mise. Enfin, au Bhoutan (147), pays qui a chuté dans le Classement de RSF, la liberté de la presse, inscrite dans la Constitution de 2008, demeure fragile.
Certains régimes “hybrides” dans le premier quart du Classement de RSF, tels que l’Arménie (43), les Fidji (44) et la Mauritanie (33), montrent que même au sein de systèmes politiques qui ne sont pas pleinement démocratiques, des améliorations en matière de liberté de la presse sont réalisables.
Liberté de la presse : “antidote à la tyrannie”
À l’inverse, les pays qui connaissent une “bonne” situation en matière de liberté de la presse sont tous des démocraties (“à part entière” ou “imparfaites”). Les démocraties respectant l’état de droit et les contre-pouvoirs favorisent la liberté d’informer et font barrage à l’autoritarisme. Ce constat est mis en lumière dans l’épisode “Liberté de la presse : antidote à la tyrannie” de l’émission “Le Dessous des cartes” d’Arte, qui revient en détail sur le Classement mondial de la liberté de la presse 2023.
Sur les 24 pays qui connaissent une démocratie à part entière, un quart connaissent une “bonne” situation de la liberté de la presse : il s’agit des six pays en tête du Classement de RSF, la Norvège, le Danemark, la Suède, la Finlande, les Pays-Bas et l’Irlande.
Liberté de la presse : un problème persistant dans cinq démocraties “à part entière”
Toutefois, cinq des 24 démocraties à part entière n’ont pas une situation de liberté de la presse satisfaisante (“bonne” ou “plutôt bonne”). En Grèce (88), les atteintes à la liberté de la presse plombent la démocratie, selon le rapport de The Economist. Si la Grèce, berceau de la démocratie, est cette année de retour dans la catégorie des démocraties “à part entière” – du jamais vu depuis 2010 –, il reste toutefois le pays le moins bien classé de l’Union européenne dans le Classement de la liberté de la presse. Les poursuites pénales pour diffamation sont notamment devenues un moyen de pression des forces politiques contre les journalistes.
Au Japon (70) et en Corée du Sud (62), deux pays qui font partie des rares exemples asiatiques de démocraties “complètes”, les intérêts économiques, les pressions politiques et les menaces de poursuites sous prétexte de diffamation, empêchent aussi les journalistes d’exercer pleinement leur rôle de contre-pouvoir. Maurice (57) a beau être l’un des pays africains salués comme modèles de démocratie, le paysage médiatique y est quant à lui fortement polarisé. De même, bien que le climat politique en Uruguay (51) soit propice à un dialogue sur le rôle des médias, la presse y est très concentrée.
Démocraties imparfaites : la liberté de la presse comme levier d’amélioration
Une presse libre permet à une démocratie de se regarder en face, de corriger ses défauts et de s’améliorer continuellement. Aussi, Les démocraties dites “imparfaites” – qui en dépit d’élections libres ont des lacunes au niveau de leurs institutions ou de leur culture politiques et qui présentent des degrés de liberté de la presse très variés (allant d’une situation “très grave” à “bonne” dans le Classement de RSF) – doivent notamment agir sur ce levier afin de pouvoir redresser la situation en matière démocratique.
C’est le cas notamment de l’Inde et du Sri Lanka, qui présentent des environnements extrêmement hostiles pour les journalistes, atteignant leur pire score depuis 2014 dans le Classement de la liberté de la presse.
L’Inde (159) stagne toujours à une position inacceptable pour une démocratie, selon RSF, qui a formulé en avril dix recommandations aux partis politiques participant aux élections générales. Depuis l’accession au pouvoir de Narendra Modi en 2014, la répression contre les journalistes et les médias s’est accrue. Avec au moins 28 journalistes tués et neuf emprisonnés, notamment par l’instrumentalisation des lois antiterroristes.
Au Sri Lanka (150), la situation politique est extrêmement volatile depuis la crise politique qui a secoué l’île en 2022. Travailler sur les questions relatives aux minorités tamoules ou musulmanes expose les journalistes à des arrestations, des cyberattaques coordonnées ou des menaces de mort.