Novembre 2024 en Europe et en Asie centrale. Tour d’horizon de la liberté d’expression produit à partir des rapports des membres de l’IFEX et des nouvelles de la région, par Cathal Sheerin, rédacteur régional de l’IFEX.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
L’Allemagne hésite quant à son engagement envers la justice internationale et multiplie les efforts pour museler les critiques à l’encontre d’Israël ; l’élection de Trump met en lumière la dégradation de la sécurité des journalistes en Europe ; une vague de répression à l’approche de l’élection présidentielle de janvier en Biélorussie ; les dommages infligés aux médias ukrainiens par 1 000 jours de guerre ; les États membres de l’UE sont invités à agir contre le cyberharcèlement des femmes journalistes.
Lutter contre l’antisémitisme en ciblant la liberté d’expression et les migrants
Comme le souligne Human Rights Watch (HRW) dans un récent document explicatif, tous les États membres de l’UE sont obligés d’arrêter les individus sur leur territoire qui font l’objet d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI).
Cependant, lorsqu’on les a interrogés sur le mandat d’arrêt émis ce mois-ci par la CPI contre le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, recherché pour « crimes contre l’humanité », certains membres de l’UE ont refusé de s’engager à l’appliquer.
L’Allemagne fait partie de ce groupe, qui, tout en hésitant sur ses engagements envers la justice internationale, a également poursuivi ses efforts pour restreindre l’espace civique dans son pays afin de protéger Israël de critiques pourtant légitimes.
L’une de ces initiatives a porté ses fruits début novembre lorsque le Bundestag a adopté une résolution qui, bien que visant à combattre l’antisémitisme en Allemagne, menace en réalité les organisations de la société civile, la liberté d’expression et la liberté de réunion.
La résolution non contraignante, intitulée « Plus jamais ça : protéger, préserver et renforcer la vie juive en Allemagne », appelle à réduire les financements publics et à interdire les groupes ou projets qui promeuvent le boycott d’Israël, soutiennent le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) ou « remettent en question » le droit d’Israël à exister. Elle est le résultat de plusieurs mois de discussions à huis clos entre la coalition gouvernementale de centre-gauche au pouvoir et l’opposition de centre-droit. Le seul à avoir voté contre la résolution est le parti de gauche populiste Sahra Wagenknecht Alliance (BSW).
La résolution lie le financement public à la définition controversée de l’antisémitisme de l’Alliance Internationale pour la mémoire de l’ Holocauste (IHRA), qui a été adoptée ou approuvée par 43 pays (dont l’Allemagne). Les groupes de défense des droits [humains] ont souvent souligné la manière dont cette définition a été manipulée pour faire l’amalgame entre la critique du gouvernement israélien et l’antisémitisme, et restreindre de façon illégitime la liberté d’expression.
Deux exemples d’antisémitisme inclus dans la définition sont souvent cités comme particulièrement problématiques.
Le premier (« nier au peuple juif son droit à l’autodétermination, par exemple en prétendant que l’existence d’un État d’Israël est une entreprise raciste ») expose les individus ou les organisations à des accusations d’antisémitisme s’ils critiquent les pratiques d’apartheid actuelles de l’État israélien (qui ont été reconnues comme telles par la Cour internationale de justice, le rapporteur spécial des Nations-Unies sur la situation des droits humains dans le territoire palestinien occupé depuis 1967, et diverses organisations de défense des droits humains, dont Human Rights Watch et Amnesty International).
Le deuxième (« appliquer deux poids deux mesures en exigeant d’[Israël] un comportement qui n’est ni attendu ni exigé d’aucune autre nation démocratique ») ouvre également la porte à des accusations d’antisémitisme si un individu ou une organisation critiquent l’occupation ou évoquent les violations des droits humains commises par Israël alors que des violations pires sont commises ailleurs.
Parmi ceux qui craignent que la définition de l’antisémitisme de l’IHRA ait été « instrumentalisée » pour « refroidir » les discours critiques à l’égard d’Israël figure le principal rédacteur de la définition de l’IHRA.
En tant que pays responsable de l’Holocauste, l’Allemagne a fait de la protection d’Israël et des Juifs sa « raison d’Etat » (Staatsräson), et les politiciens de tous les partis souscrivent à cette obligation unique qu’ils s’imposent. En 2019, le Bundestag a adopté une résolution qualifiant le mouvement BDS d’antisémite. Les critiques à l’égard d’Israël, en particulier depuis le début des bombardements de Gaza en octobre 2023, sont fréquemment interprétées comme antisémites, et le maintien de l’ordre lors d’évènements pacifiques où Israël est critiqué piétine souvent la liberté d’expression et la liberté de réunion. Cette année, l’ancien ministre grec des Finances a été banni d’Allemagne, un éminent chirurgien palestinien a été expulsé, de jeunes enfants ont été arrêtés, de nombreux manifestants ont été brutalement battus, les domiciles d’activistes pro-palestiniens ont été perquisitionnés et des centres de soutien aux homosexuels et aux féministes ont été fermés. Tout cela en raison de la détermination des autorités allemandes à étouffer les manifestations pro-palestiniennes et les critiques contre Israël.
Les détracteurs de la nouvelle résolution affirment qu’elle renforcera l’autocensure à un moment où les défenseurs des droits humains, les artistes et les intellectuels pro-palestiniens en Allemagne subissent déjà des pressions pour garder le silence. Au cours des treize derniers mois, plusieurs cas très médiatisés de censure ou de déplateformage fondés sur des critiques d’Israël ou des allégations douteuses d’antisémitisme ont été signalés. Rien qu’en 2023, 25% des personnes censurées pour de tels motifs étaient juives. En octobre 2024, des intellectuels juifs d’Allemagne ont publié une lettre condamnant les tentatives des autorités allemandes de réprimer les critiques des actions d’Israël à Gaza :
« Nous craignons qu’avec la suppression actuelle de la liberté d’expression, l’atmosphère en Allemagne soit devenue plus dangereuse – pour les juifs comme pour les musulmans – qu’à tout autre moment de l’histoire récente du pays. Nous condamnons ces actes commis en notre nom. »
Lettre publique signée par des intellectuels juifs en Allemagne
Dans une lettre distincte publiée en août 2024, plus de 150 artistes et intellectuels juifs ont critiqué la nouvelle résolution (alors en projet) pour avoir confondu la critique d’Israël avec l’antisémitisme et pour avoir fait une fixation sur « les artistes, les étudiants et les migrants comme les auteurs d’antisémitisme les plus dangereux du pays ». (Des statistiques récentes montrent que la grande majorité des crimes et délits antisémites sont commis par l’extrême droite allemande.)
Le texte final de la résolution – qui a été soutenu par Alternative pour l’Allemagne (AfD), un parti d’extrême droite anti-immigrés et islamophobe – attribue explicitement la responsabilité de l’antisémitisme aux migrants musulmans. Selon le texte (cité par la Deutsche Welle), « l’ampleur alarmante de l’antisémitisme découlant de l’immigration en provenance des pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, où l’antisémitisme et l’hostilité envers Israël sont répandus, en partie à cause de l’endoctrinement islamiste et anti-israélien de l’État, est devenue évidente ». La résolution demande ensuite que « la stratégie nationale contre l’antisémitisme » soit appliquée au « droit pénal ainsi qu’au droit de séjour, d’asile et de citoyenneté ».
Peu de temps après l’adoption de la résolution par le Bundestag, la Fondation d’architecture Schelling a annulé un prix de 10 000 € qu’elle avait décerné à l’artiste britannique James Bridle (qui utilise les pronoms ils/eux) après que celui-ci ait signé une pétition appelant au boycott des « institutions culturelles israéliennes qui sont complices ou sont restées des observatrices silencieuses de l’oppression écrasante subie par les Palestiniens ». En communiquant sa décision à James Bridle, la Fondation d’architecture Schelling a cité la nouvelle résolution sur l’antisémitisme.
Selon l’organisme allemand de surveillance de l’antisémitisme RIAS, les incidents antisémites en Allemagne ont augmenté de 83% l’année dernière.
Une ONG qui surveille l’islamophobie et la haine anti musulmans en Allemagne a signalé une augmentation de 114% des attaques contre les musulmans au cours de la même période.
La réélection de Trump met la sécurité des journalistes au centre des débats
En novembre, Donald Trump a été élu président des États-Unis. Trump est connu pour sa rhétorique extrêmement hostile à l’égard de la presse et son précédent mandat a sans doute encouragé les dirigeants autoritaires et d’autres à travers le monde à cibler les journalistes et les voix critiques. En réaction à la réélection de Trump, la Fédération européenne des journalistes (FEJ) a publié une déclaration appelant à une meilleure protection des journalistes en Europe et mettant en garde contre les risques pour la liberté d’expression et l’accès à l’information posés par l’implication d’Elon Musk dans l’administration Trump. Ricardo Gutiérrez, secrétaire général de la FEJ, a déclaré :
« L’élément le plus inquiétant, à mes yeux, est la collusion entre le président de la plus grande puissance mondiale et l’homme le plus riche du monde, Elon Musk, qui a une capacité effrayante à contrôler l’opinion publique via les réseaux sociaux. Il apparaît comme un acteur politique particulièrement influent de l’extrême droite. Il est désormais urgent que l’Union européenne (UE), en tant que puissance régionale, régule la domination des Big Tech américaines et asiatiques, via le Règlement sur les marchés numériques (DMA) et le Règlement sur les services numériques ou Digital Services Act (DSA) de l’UE. »
Ricardo Gutiérrez, secrétaire général de la FEJ
Quelques jours avant la victoire électorale de Trump, la FEJ a marqué la Journée internationale pour mettre fin à l’impunité des crimes contre les journalistes (2 novembre) en nous rappelant les risques permanents que court la sécurité des journalistes à travers le continent, et l’impunité dont jouissent beaucoup de ceux qui les attaquent et les tuent. La FEJ a mis en lumière six cas de meurtres pour lesquels aucune justice – ou seulement une justice partielle – n’a été rendue : Daphne Caruana Galizia (Malte), Giorgos Karaivaz (Grèce), Jan Kuciak (Slovaquie), Slavko Ćuruvija (Serbie), Martin O’Hagan (Irlande du Nord) et Hrant Dink (Turquie). Le pays qui a le pire bilan en matière d’impunité en Europe, comme l’a souligné la FEJ, est le Kosovo, où 19 journalistes serbes et albanais ont été tués, enlevés ou portés disparus entre 1998 et 2005.
La répression s’intensifie à l’approche de l’élection présidentielle en Biélorussie
À l’approche de l’élection présidentielle en Biélorussie, prévue le 26 janvier 2025, la persécution des voix critiques s’intensifie.
Au début du mois de novembre, plus de 100 personnes ont été arrêtées dans tout le pays. Selon l’association de défense des droits humains Viasna, nombre de ces personnes ont été ciblées pour avoir participé à des groupes de discussion en ligne créés par des résidents d’immeubles. Les groupes de discussion de ce type ont pris leur essor en 2020, lorsqu’ils ont offert aux citoyens un moyen de communiquer en privé, de s’organiser et de se protéger pendant la vague massive de répression qui a suivi l’élection présidentielle truquée d’août.
Comme le montrent les statistiques sinistres, la répression se poursuit sans relâche :
- Il y a actuellement plus de 1 280 prisonniers politiques, dont 36 journalistes.
- Depuis 2020, plus de 1 200 personnes ont été condamnées pour « diffamation » et « insulte » envers le président Loukachenko.
- Au moins 1 838 organisations de la société civile ont reçu un ordre de liquidation ou ont choisi de la faire elles-mêmes sous la pression.
- Tous les candidats à la présidence emprisonnés qui se sont présentés contre Loukachenko en 2020 sont actuellement détenus au secret.
En novembre, l’Association biélorusse des journalistes (BAJ) a lancé « Word Behind Bars », [Un Mot de derrière les Barreaux], une campagne de vidéos sur les réseaux sociaux sensibilisant au sort des journalistes emprisonnés en Biélorussie. Les vidéos (que vous pouvez consulter ici) mettent en lumière des cas individuels où des journalistes ont été emprisonnés pour des motifs politiques.
Le marathon de solidarité de la BAJ avec les journalistes emprisonnés se poursuit, et des actions de solidarité ont été menées en Estonie en novembre.
En bref
En novembre, les membres de l’IFEX ont commémoré les 1 000 jours de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. L’Institut d’information de masse (IMI) a publié une déclaration soulignant les effets dévastateurs de la guerre de la Russie sur les médias ukrainiens, qui a contraint 329 médias à fermer. Les membres de la plateforme Media Freedom Rapid Response ont souligné les 13 journalistes tués alors qu’ils étaient en reportage et les dizaines de blessés. Ce mois-ci, l’IMI a également publié une liste de 112 journalistes ukrainiens et étrangers qui ont été « détenus ou pris en otage par les forces russes et pro-russes » depuis le début de l’agression russe en 2014. Trente d’entre eux sont toujours détenus en Russie.
À l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes (25 novembre), Reporters sans frontières a appelé les États membres de l’UE à mettre en œuvre rapidement une directive de 2022 sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. Cette directive criminalise le cyberharcèlement contre les femmes et reconnaît que le risque de préjudice est plus élevé lorsque la cyberviolence est dirigée contre des catégories spécifiques de femmes, comme les femmes journalistes.
IFEX s’est joint à la Coalition contre les poursuites-bâillons en Europe (CASE), à Free Press Unlimited et à plusieurs organisations de défense de la liberté de la presse dans une déclaration faisant part de ses inquiétudes concernant le projet de mise en œuvre aux Pays-Bas de la directive européenne contre les poursuites-bâillons. La déclaration démontre que le projet de loi néerlandais ne fournit pas de garanties suffisantes pour protéger les journalistes contre les poursuites-bâillons et formule des recommandations pour des mesures plus efficaces.
L’Institut international de la presse, l’organisme croate de vérification des faits Faktograf et le journal allemand Taz ont lancé une nouvelle plateforme documentant les campagnes de désinformation ciblant les journalistes et les médias en Europe.