Décembre 2024 en Europe et en Asie centrale. Tour d’horizon de la liberté d’expression réalisé à partir de rapports des membres de l’IFEX et d’informations de la région par Cathal Sheerin, rédacteur régional de l’IFEX.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
« L’année la plus répressive » de la Biélorussie pour les médias ; la police cible les journalistes, attaque et torture les manifestants en Géorgie ; les procédures-bâillons (SLAPP) « de plus en plus utilisées, comme une forme de censure privée » en Europe ; violence en ligne contre les femmes journalistes en Ukraine ; l’IFEX appelle au retrait du projet de loi turc sur les « agents influenceurs ».
« L’année la plus sombre et la plus répressive »
L’élection présidentielle biélorusse aura lieu le 26 janvier 2025, et le résultat – le maintien au pouvoir du président Loukachenko – ne fait aucun doute.
L’élection présidentielle précédente (en août 2020) s’était déroulée dans un contexte très différent. À l’époque, il existait un mouvement d’opposition fort et dynamique dans le pays et une société civile active (dans la mesure où une société civile pouvait fonctionner librement sous le régime de Loukachenko).
Avant ce scrutin – et pendant les semaines qui l’ont suivi – des candidats de l’opposition ont été arrêtés, emprisonnés ou contraints à l’exil. Le dépouillement douteux des bulletins de vote le jour du scrutin a vu Loukachenko remporter plus de 80 % des suffrages. Ce résultat a déclenché une vague de manifestations sans précédent dans toute la Biélorussie, et une réaction violente tout aussi inédite de la part des autorités. Des milliers de citoyens biélorusses ont été battus et/ou arrêtés ; nombre d’entr’eux ont été torturés.
Depuis lors, les médias indépendants et la société civile biélorusses ont été laminés dans ce que Loukachenko lui-même a décrit comme une « purge ». La Biélorussie compte actuellement environ 1 300 prisonniers politiques, dont beaucoup sont en prison pour avoir participé aux manifestations de 2020. Tous les candidats de l’opposition basés en Biélorussie en 2020 sont toujours derrière les barreaux. Et, comme le souligne Sviatlana Tsikhanouskaya, la cheffe de l’opposition en exil, dans un article pour Index on Censorship, la répression s’est intensifiée ces derniers mois.
Les nouvelles de la Biélorussie en 2024 ne sont pas rassurantes. Dans son bilan de l’année, le Centre des droits humains Viasna décrit 2024 comme « l’année la plus sombre et la plus répressive » pour les médias biélorusses. L’Association biélorusse des journalistes (BAJ) est du même avis, estimant qu’il y avait au moins 45 journalistes derrière les barreaux à la fin de 2024. Presque tous les médias, rapporte-t-elle, ont été déclarés « organisations extrémistes ».
Dans une interview accordée en décembre à la radio biélorusse Racyja, le vice-président de la BAJ, Barys Haretski, a identifié le ciblage des journalistes biélorusses en exil comme une tendance particulièrement représentative de l’année 2024 :
« La ‘procédure par contumace’ est probablement l’expression de l’année pour la communauté médiatique biélorusse. Cette année, les mesures répressives des autorités contre les journalistes qui ont quitté la Biélorussie se sont considérablement intensifiées. Près de 60 perquisitions ont été enregistrées jusqu’à présent. Je crains qu’il y en ait encore plus d’ici la fin de l’année. Et la plupart de ces perquisitions concernent des personnes qui ont quitté la Biélorussie. Les forces de sécurité sont venues chez leurs proches à Minsk et dans d’autres villes. Lors de ces procédures par contumace, elles confisquent des biens et emportent des cartes professionnelles. C’est l’un des aspects tristes de cette année. »
Barys Haretski, vice-président de BAJ
Au cours du dernier trimestre de 2024, des dizaines de journalistes et d’activistes ont été condamnés par contumace. Parmi eux figuraient les 20 accusés (journalistes, chercheurs et hommes politiques) jugés en raison de leur association avec la cheffe de l’opposition en exil Svetlana Tsikhanouskaya. Tous ont été condamnés à de lourdes peines de prison et ont été ajoutés à la liste des « terroristes » tenue par le KGB.
Viasna fournit un aperçu complet de la manière dont le gouvernement Loukachenko a harcelé les Biélorusses en exil en 2024. En plus d’être jugés par contumace et de voir leurs proches restés au pays victimes de pressions, les exilés ont reçu des menaces écrites et téléphoniques de la part des autorités biélorusses. Quand ces exilés étaient également qualifiés d’« extrémistes » ou de « terroristes », toute communication avec eux dans le cadre de leur profession était pénalisée.
Parmi les journalistes restés en Biélorussie, plusieurs ont été arrêtés ou condamnés à des peines de prison en décembre. Parmi eux : Volha Radzivonava, condamnée à quatre ans de prison pour avoir collaboré avec le journal allemand Die Tageszeitung, ; Ihar Karnei, condamné à huit mois de prison supplémentaires pour avoir prétendument désobéi aux autorités pénitentiaires, Andrei Tolchyn, qui a été à nouveau arrêté moins de trois mois après avoir été libéré grâce à une grâce présidentielle, et sept employés du journal privé Intex-Press, récemment disparu, qui ont été arrêtés parce qu’ils étaient soupçonnés de « promouvoir des activités extrémistes ».
Cependant, une bonne nouvelle en provenance de Biélorussie en décembre a été la libération de prison de la rédactrice en chef de BelaPAN, IIryna Leushyna. Elle était derrière les barreaux depuis août 2021 et avait été reconnue coupable de « création et de direction d’une organisation extrémiste ». Elle a été libérée à l’issue de sa peine.
« Traquée et arrêtée brutalement »
En Géorgie, les manifestations antigouvernementales massives se sont poursuivies tout au long du mois de décembre, alimentées par la décision du parti au pouvoir Rêve géorgien de geler les négociations d’adhésion à l’UE et aussi par la colère suscitée par les résultats des élections parlementaires d’octobre qui ont maintenu le parti Rêve géorgien au pouvoir.
L’ancienne présidente géorgienne, Salomé Zourabichvili (remplacée par son allié du Rêve géorgien Mikheil Kavelashvili le 29 décembre), a déclaré publiquement que les résultats des élections d’octobre avaient été truqués ; les observateurs électoraux de l’OSCE ont également exprimé leurs « graves inquiétudes » quant à l’équité du scrutin ; les membres du Parlement européen ont refusé de reconnaitre le résultat de l’élection, évoquant de « graves irrégularités », et ont demandé que des sanctions soient imposées au Premier ministre géorgien et à d’autres hauts fonctionnaires, et que les élections soient recommencées.
Les autorités ont réprimé les manifestations avec une violence extrême, et souvent brutale. Début décembre, des centaines de manifestants avaient été arrêtés, les bureaux des partis d’opposition avaient été pris d’assaut par la police et des hommes masqués avaient été filmés en train d’agresser l’équipe de tournage d’une chaîne de télévision pro-opposition. Human Rights Watch (HRW) a rapporté que les forces de sécurité « ont pourchassé, arrêté violemment et battu des manifestants [et que]… la police les a également torturés et maltraités ».
Des dizaines de journalistes couvrant les manifestations ont été victimes d’agressions physiques, d’insultes ou d’intimidations de la part de la police. Plusieurs membres de l’IFEX ont appelé l’UE à faire pression sur la Géorgie pour qu’elle mette fin à ce ciblage des médias. HRW a appelé les États membres de l’UE à « utiliser le régime mondial de sanctions de l’UE en matière de droits humains pour sanctionner les fonctionnaires responsables d’avoir autorisé et perpétré des violences et des passages à tabac contre les manifestants géorgiens ».
Procès-bâillons
Les poursuites-bâillons stratégiques contre les participations publiques (Strategic Lawsuits Against Public Participations, ou SLAPPs), des procédures judiciaires déclenchées par les riches et les puissants pour faire taire les organismes de surveillance du secteur public, continuent de représenter une grave menace pour la liberté d’expression en Europe. Malgré les évolutions encourageantes de 2024, qui ont vu l’UE adopter sa directive anti-SLAPP et le Conseil de l’Europe adopter une recommandation sur la lutte contre les SLAPP, les journalistes, les militants et les organisations de la société civile (OSC) restent vulnérables face aux procès abusifs.
En décembre, Case Coalition Against SLAPPs in Europe (CASE) a publié son rapport sur les SLAPPs pour 2024. Sur la période 2010-2023, le rapport souligne le fait que « d’année en année, les SLAPP sont de plus en plus utilisées comme une forme de censure privée ». Reconnaissant les difficultés liées au suivi de tant de poursuites judiciaires bâillons dans tant de juridictions, les auteurs déclarent que leurs conclusions « ne font qu’effleurer la surface du problème des SLAPP en Europe » et qu’« il est probable qu’il y ait des centaines d’autres cas non signalés ».
Un aperçu de certaines des principales conclusions du rapport :
- CASE a enregistré 1049 poursuites-bâillons déposées au cours de la période 2010-2023, dont 166 déposées rien qu’en 2023 ;
- En 2023, un nombre notable de poursuites-bâillons ont été déposées en Italie, en Roumanie, en Serbie et en Turquie ;
- Au cours de la période 2010-2023, 64,3 % des poursuites-bâillons étaient des procédures civiles, tandis que 21,7 % étaient des procédures pénales ;
- La grande majorité des poursuites-bâillons étaient fondées sur les lois nationales sur la diffamation (à la fois pénales et civiles), ou sur des dispositions similaires concernant l’insulte ou l’honneur ;
- Des poursuites-bâillons ont été identifiées dans des pays qui n’avaient pas été répertoriés dans les rapports CASE précédents, notamment Monaco, la Lituanie, l’Azerbaïdjan et le Danemark ;
- Les journalistes étaient les plus susceptibles d’être la cible de poursuites-bâillons, suivis des médias, des rédacteurs en chef, des militants et des OSC ;
- Entre 2010 et 2023, les plaignants les plus représentés étaient des hommes d’affaires (45,2 %) et des politiciens (35,5 %) ;
- En 2023, la majorité des poursuites-bâillons ont été intentées pour faire taire ceux qui dénonçaient la corruption (36,1 %) ou ceux qui travaillaient pour la justice environnementale (16,3 %) ;
- Les frais de justice – en particulier dans des procès intentés par les géants des combustibles fossiles contre des groupes de justice environnementale – ont continué d’inclure des demandes exorbitantes. L’une réclamait l’équivalent de 8,6 millions de dollars américains ;
- Les cibles des poursuites-bâillons ont continué d’être menacées de peines de prison dans des affaires de diffamation pénale dans certaines juridictions, comme l’Italie et la Slovaquie.
Les auteurs du rapport espèrent qu’il « servira de rappel aux gouvernements de toute l’Europe de l’importance d’élaborer des lois anti-bâillons solides qui s’alignent sur les meilleures pratiques internationales et le droit international des droits humains ».
En bref
En décembre, l’agence de journalisme de données Texty.org.ua a publié un rapport sur ses recherches sur la violence en ligne contre les femmes journalistes en Ukraine. En se concentrant sur 15 chaînes YouTube (dont les dix chaînes d’information en langue ukrainienne les plus populaires et les chaînes de ces médias considérées comme les plus fiables), l’étude a analysé 285 000 commentaires laissés par les téléspectateurs. Elle a constaté que 9 % de ces commentaires représentaient de la violence en ligne fondée sur le genre. Les types de violence en ligne les plus courants que les chercheurs ont trouvés étaient les suivants : les discours de haine (qui comprennent les insultes misogynes), les menaces de violence physique et la misogynie courante. Les chercheurs soulignent « l’effet paralysant » que cela a sur la libre expression des femmes journalistes en particulier, et des femmes en général. En plaçant cette recherche dans un contexte plus large, Texty.org.ua cite une enquête de 2024 qui a révélé que 81 % des femmes journalistes ukrainiennes avaient subi des violences en ligne et que celles-ci pouvaient souvent déborder sur la version physique : « 14 % des [femmes journalistes] qui avaient subi des violences en ligne ont déclaré que les menaces à leur encontre étaient passées de l’espace numérique à la dimension physique ».
IFEX, aux côtés de plusieurs groupes de défense de la liberté d’expression, a signé une lettre conjointe exhortant l’UE à demander à la Turquie de retirer son projet de loi controversé sur les « agents d’influence ». Le projet de loi vise à protéger la sécurité et les intérêts politiques de l’État turc en imposant une série de sanctions (y compris des peines de prison) ciblant les manifestations présumées d’influence étrangère en Turquie. La lettre souligne la menace que représente le projet de loi pour la liberté d’expression, la liberté de la presse et l’accès à l’information : « Le langage vague du projet de loi et l’absence de définition claire de ses termes, associés au manque d’indépendance de la justice en Turquie, permettraient aux tribunaux de traiter effectivement les personnes critiques envers le gouvernement comme des espions ».