RSF appelle les gouvernements africains à tirer tous les enseignements de la crise sanitaire ayant marqué cette année 2020 pour ne pas affaiblir davantage la production d’information indépendante, mise à rude épreuve sur le continent.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 26 novembre 2020.
En partenariat avec Cartooning for peace, Reporters sans frontières (RSF) publie le bilan des atteintes à la liberté d’informer sur le continent africain perpétrées en lien avec l’épidémie de coronavirus. Augmentations des exactions contre les journalistes, affaiblissement économique des médias, manque de transparence, lois liberticides, RSF appelle les gouvernements africains à tirer tous les enseignements de la crise sanitaire ayant marqué cette année 2020 pour ne pas affaiblir davantage la production d’information indépendante, mise à rude épreuve sur le continent.
Une forte recrudescence des exactions
Pris en chasse par la police à qui il avait pourtant expliqué qu’il était dans la rue pour couvrir le confinement décrété par le gouverneur du Haut-Katanga, Tholi Totali Glody, journaliste pour Alfajari TV, l’une des chaînes phares de cette province de la République démocratique du Congo (RDC), est renversé délibérément de sa moto par les forces de l’ordre. Ce 24 mars 2020, le reportage du journaliste se termine à l’hôpital par la pose d’un plâtre sur sa jambe fracturée. Quelques jours plus tard, en Afrique du Sud, la reporter de News24 Azarrah Karrim filme elle aussi la mise en œuvre du confinement généralisé instauré par les autorités lorsqu’elle est visée par des tirs de balles en caoutchouc de la part des forces de sécurité. Lors du dépôt de sa plainte, les policiers s’en amusent entre eux : “Ils vous ont loupée ? Quel gâchis !”
Quand les journalistes ne sont pas physiquement pris à partie pour leur couverture de l’épidémie, ils sont très souvent arrêtés. Au Nigéria, Kufre Carter, journaliste pour XL 106.9 FM, une radio locale du sud-est du pays, est arrêté le 27 avril par le State Security Service (SSS), une unité normalement chargée de la sécurité intérieure et du contre-terrorisme. Accusé de conspiration et de diffamation, le reporter passera un mois en détention pour avoir critiqué la gestion de la crise sanitaire par les autorités locales. Au moment de la rédaction de ces lignes, Dieudonné Niyonsenga, qui dirige Ishema TV, une web télé rwandaise, demeure le seul journaliste africain emprisonné pour avoir “enfreint les règles du confinement”. Au moment de son arrestation, il couvrait les effets des mesures décidées par les autorités sur la population et enquêtait sur des allégations de viols qui auraient été commis par des soldats chargés de faire respecter le couvre-feu.
Pour éviter le pire, certains ont dû fuir. Eugene Dube, le rédacteur en chef du site d’information Swati Newsweek, a quitté l’Eswatini après avoir mis en cause la gestion de l’épidémie par les autorités. Dans la dernière monarchie absolue d’Afrique, toute critique du roi Mswati III peut être interprétée comme de la “haute trahison”, un crime passible de la peine de mort. Paul Nthoba, le directeur du journal communautaire sud-africain Mohokare News, s’est quant à lui réfugié au Lesotho après avoir été agressé et menacé par des policiers lors d’une opération menée pendant le confinement. C’est la première fois dans l’Afrique du Sud post-apartheid qu’un journaliste est contraint de fuir à l’étranger pour avoir exercé son métier.
Au plus fort de la crise, entre le 15 mars et le 15 mai 2020, le nombre d’agressions (23) et d’arrestations arbitraires (31) de journalistes en Afrique subsaharienne aura triplé par rapport à la même période en 2019 d’après les informations recueillies sur l’Observatoire 19. Cet outil lancé par RSF pour documenter les impacts de la pandémie sur le journalisme, a permis de recenser un total de 109 atteintes à la liberté de la presse depuis le début de la crise sanitaire sur le continent.
Sur les 48 pays d’Afrique subsaharienne, 29 sont concernés par au moins une violation de la liberté d’informer en lien avec ce sujet. Cependant, 38% des violations ont été enregistrées dans seulement trois pays : le Nigéria (15 cas), le Zimbabwe (14) et l’Ouganda (12).
Ensemble des atteintes à la liberté de la presse documentées par RSF en 2020 :
“Ce bilan est le sombre révélateur de la très grande hostilité et de la défiance dont ont été victimes les journalistes et médias africains, trop souvent perçus comme des ennemis plutôt que des alliés dans la lutte contre le coronavirus, déclare le responsable du bureau Afrique de RSF, Arnaud Froger. Face aux incertitudes et aux inconnues, de nombreux gouvernements ont opté pour la méthode forte, préférant les coups de matraque aux coups de crayon, et la censure aux enquêtes sur la réalité de l’épidémie. La répression, la rétention d’information et la criminalisation du journalisme ne peuvent pas constituer des réponses à la hauteur des enjeux considérables auxquels cette épidémie nous as confrontés. Nous appelons l’ensemble des pays du continent à tirer toutes les leçons de cette année de crise sanitaire, notamment sur le rôle plus que jamais indispensable joué par les journalistes dans l’accès à une information fiable et de qualité, en leur garantissant plus de liberté, de protection, de soutien financier, et un accès large et transparent aux informations publiques.”
Censure et hyper-contrôle de l’information
Dans certains pays, la crise sanitaire a aussi eu un rôle d’amplification des fortes menaces et contraintes qui pesaient déjà sur le journalisme avant l’épidémie. Depuis 2016, la Tanzanie, où le président John Magufuli vient d’être réélu pour un second mandat, a perdu 53 places au Classement mondial de la liberté de la presse (124e/180 pays). Dès le mois d’avril, le chef de l’Etat a décidé de ne plus communiquer d’information sur les contaminations dans le pays, tout en évoquant ouvertement dans ses discours la théorie d’un “complot de l’Occident”. Dans un contexte déjà fortement dégradé, où l’autocensure est devenue la règle pour éviter les ennuis, ce blackout de l’information a rendu la couverture de l’épidémie et de ses effets pratiquement impossibles pour les journalistes tanzaniens, comme l’avait dénoncé RSF dans une récente enquête. Plusieurs médias, dont Mwananchi, le premier quotidien d’information en Swahili du pays, ont été suspendus après des publications sur la Covid-19. D’autres ont dû présenter leurs excuses à l’antenne lorsque les informations diffusées sur ce sujet avaient déplu aux autorités.
Dans les pays où l’information indépendante est traquée, quand elle n’est pas officiellement interdite, le coronavirus n’aura pas échappé à la censure. Le régime du plus vieux président en exercice au monde, Teodoro Obiang, chef de l’Etat depuis plus de 40 ans en Guinée équatoriale, a ainsi décidé de suspendre “Buenos dias Guinea”, une émission de télévision populaire diffusée en espagnol sur RTV Asonga, la seule chaîne privée du pays, qui appartient au frère du président. Pour avoir ouvertement relaté les violences commises par les militaires dans le cadre du confinement, les sept journalistes du programme se sont retrouvés au chômage technique.