Reporters sans frontières (RSF) met en garde l'État-Major des armées contre toute nouvelle forme de pression contre la presse, qui affecterait gravement le fonctionnement démocratique du Pakistan.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 13 juillet 2022.
Reporters sans frontières (RSF) a dénombré neuf cas d’intimidations de journalistes pakistanais par des agences dépendant de l’institution militaire depuis l’arrivée au pouvoir du Premier ministre Shehbaz Sharif, fin avril. L’organisation met en garde l’État-Major des armées contre toute nouvelle forme de pression contre la presse, qui affecterait gravement le fonctionnement démocratique du Pakistan.
“Les nombreux cas de harcèlement que RSF a recensés ont un point commun. Les journalistes ont tous, d’une façon ou d’une autre, critiqué le rôle joué par l’armée dans le jeu politique pakistanais, remarque le directeur du bureau Asie-Pacifique de RSF, Daniel Bastard. Il apparaît clair, au vu de ces données, que l’institution militaire a lancé une vaste campagne d’intimidation des journalistes critiques. Ce type d’ingérence doit cesser sur-le-champ. Dans le cas contraire, le général Qamar Javed Bajwa, chef d’État-Major, sera tenu directement responsable de la dégradation de la liberté de la presse dans le pays.”
Le dernier cas de violence répertorié par RSF a eu lieu samedi 9 juillet. Présentateur d’une émission d’information télévisée sur BOL News, Sami Ibrahim a été agressé par trois personnes devant les studios de la chaîne, dans le quartier de Melody, à Islamabad, la capitale.
Dans une vidéo publiée le lendemain sur sa chaîne Youtube, le journaliste explique que ses agresseurs l’attendaient à la sortie du bureau pour le violenter en filmant la scène. Après quoi ils ont pris la fuite à bord d’une voiture portant une plaque d’immatriculation verte, signe des véhicules appartenant à l’État.
Prison à perpétuité
Cet incident intervient un mois et demi après l’ouverture, en mai, d’une information judiciaire contre Sami Ibrahim sur la base des articles 499, 505 et 131 du Code pénal, qui punissent respectivement la diffamation, l’incitation aux troubles à l’ordre public et à la mutinerie. Il risque, pour ce dernier chef d’accusation, la prison à perpétuité.
Mais, en fait de mutinerie, le journaliste Sami Ibrahim s’est contenté, dans une chronique télévisée, d’interroger les rouages de l’appareil d’État et, notamment, le rôle de l’armée dans la vie politique. À l’origine de ces poursuites, les différentes plaintes ont été enregistrées par la police d’Attock, une ville de la province du Pendjab située à 70 kilomètres d’Islamabad.
Or, c’est dans cette même ville qu’un autre célèbre journaliste de télévision, Imran Riaz Khan, de la chaîne Express News, a été arrêté dans la soirée du 5 juillet dernier. Une dizaine de policiers accompagnés de membres des Forces d’élites, une unité de police spéciale du Pendjab, l’ont littéralement “cueilli” au péage d’Attock, l’empêchant de rejoindre la subdivision d’Islamabad, où le journaliste espérait solliciter une caution anticipatoire censée le prémunir contre une arrestation qu’il savait imminente s’il restait dans la juridiction du Pendjab.
Et pour cause : Imran Riaz Khan est visé par au moins 17 chefs d’accusation enregistrés, depuis mai, par le parquet de cette province, notamment pour “atteinte aux sentiments du peuple pakistanais” et “trahison”, selon les termes de la loi sur les crimes électroniques et de plusieurs articles du code pénal.
Alliances avec les généraux
Après de nombreux recours, Imran Riaz Khan a finalement été libéré sous caution le samedi 9 juillet, dans l’attente d’une nouvelle audience prévue le 19 juillet. Mais, de fait, il risque un éventail de punitions qui vont, théoriquement, jusqu’à la peine capitale.
Les plaintes qui le visent ont, là aussi, été déposées au prétexte de commentaires exprimés par le journaliste contre le pouvoir en place. La veille même de son arrestation, il a publié, sur sa chaîne Youtube, une analyse de sa propre situation, faisant notamment état des menaces proférées contre lui et sa famille par le général Qamar Bajwa, qui dirige les forces armées pakistanaises.
Soutien affiché de l’ancien Premier ministre Imran Khan, renversé le 10 avril dernier, Imran Riaz Khan a régulièrement interrogé le rôle joué par l’institution militaire dans cette chute et dans l’accession au pouvoir de l’actuel chef du gouvernement, Shehbaz Sharif. Or, c’est précisément à partir de son fief du Pendjab, où il a été chef du gouvernement provincial pendant douze ans, que Shehbaz Sharif a construit son pouvoir et noué des alliances au sein de l’establishment militaire – et, surtout, auprès du tout-puissant général Bajwa. Lequel a, lui aussi, fait ses armes au Pendjab.
Et c’est, du reste, dans la capitale du Pendjab, Lahore, qu’un troisième journaliste de télévision, Ayaz Amir, a été agressé dans la nuit du jeudi 30 juin au vendredi 1er juillet. Alors qu’il rentrait chez lui depuis les studios de sa chaîne, Dunya News, après un enregistrement, il a été tiré de force de son véhicule puis roué de coups.
Armée “faiseuse de roi”
Détail troublant : la veille de cet incident, il a participé à un séminaire sur les conséquences du récent changement de gouvernement, au cours duquel le journaliste a ouvertement critiqué le poids de l’armée dans la vie politique du Pakistan, qualifiant les généraux de “trafiquants de postes” – ou “property dealers”, en anglais. Ayaz Amir n’a, au passage, pas épargné le Premier ministre déchu, Imran Khan – lequel avait lui-même accédé au pouvoir, en 2018, avec l’aide de l’institution militaire.
Celle-ci est généralement décrite comme une véritable “faiseuse de roi” derrière les atours de la démocratie pakistanaise. Durant les quatre ans de règne du Premier ministre Imran Khan, RSF a régulièrement alerté sur les tentatives d’ingérence et de violation de la liberté de la presse de l’armée pakistanaise : harcèlement de reporters, attaques physiques – parfois à l’arme à feu -, enlèvements, menaces contre les journalistes en exil, brouillage des réseaux de diffusion, censure pure et simple des médias traditionnels, des plates-formes, des réseaux sociaux… La liste des exactions est comme une litanie sans fin.
Toujours le même modus operandi
Malgré l’alternance politique et le remplacement d’Imran Khan par Shehbaz Sharif à la tête du gouvernement, les pressions qui visent les journalistes n’ont pas cessé. Tout au contraire : le 24 juin dernier, le commentateur indépendant Arsalan Khan, qui a longtemps été journaliste pour la chaîne Geo News, a été enlevé à son domicile de Karachi, dans le sud du pays.
Une dizaine d’hommes masqués ont fait irruption à son domicile vers quatre heures du matin pour l’emmener, sans donner davantage de détail. Il aura fallu attendre 24 heures pour qu’il soit finalement libéré par les forces paramilitaires des Rangers pakistanais, lesquelles ont reconnu avoir agi de la sorte au nom de relations présumées qu’Arsalan Khan entretiendrait avec des “groupes terroristes”. RSF n’a trouvé, du reste, aucun élément crédible venant étayer cette thèse.
Dix jours plus tôt, le 13 juin, c’est un journaliste de la chaîne Aaj News, Naeem Nazim, qui a été kidnappé à bord d’un camion par un groupe d’individus habillés en civil, en plein jour, à Karachi. Il a lui aussi été relâché après de nombreuses heures d’interrogatoire, le lendemain, vers quatre heures du matin. Les données de son téléphone portable et de celui de sa fille ont été aspirées par les ravisseurs. Démentant toute implication, les autorités n’ont pourtant diligenté aucune enquête sur cet enlèvement.
Enlever un journaliste pendant 24 heures est une technique d’intimidation largement éprouvée par les services secrets de l’armée pakistanaise. RSF a, par le passé, dénoncé à plusieurs reprises ce modus operandi : ce fut notamment le cas lorsqu’il a été utilisé en septembre 2020 contre le rédacteur en chef de l’Express Tribune Bilal Farooqui, en juillet de la même année contre le chroniqueur judiciaire Matiullah Jan, ou, encore, contre l’ancien reporter indépendant Taha Siddiqui, qui vit aujourd’hui en exil après avoir échappé in extremis à une tentative de kidnapping en 2018.
Seul point commun, la critique de l’armée
En plus de ces intimidations physiques, RSF a pu vérifier quatre cas de dépôts de plaintes abusives par le contre-espionnage pakistanais contre des journalistes. Présentateur sur la chaîne de télévision ARY News, Arshad Sharif s’est retrouvé accusé, le 21 mai, de “propagation de haine contre l’armée et l’État”, et a reçu la visite, à plusieurs reprises, d’individus en civil se présentant comme des membres de la Federal Investigation Agency (FIA).
Le même jour, son confrère Sabir Shakir, qui travaille également à ARY News, a découvert qu’une enquête a été ouverte à son encontre pour “déclaration hostile à l’État”. Vraisemblablement par crainte de représailles, il a préféré démissionner de son poste cinq jours plus tard, le 26 mai.
Pour des prétextes similaires, et à la même période, le journaliste pakistano-britannique de la chaîne 92 News Moeed Pirzada a, pour sa part, reçu des menaces de poursuites judiciaires par la voie de coups de téléphone anonymes.
Animateur de débats télévisés sur BOL News, Jameel Farooqi a, lui aussi, annoncé dans une vidéo publiée fin mai sur Youtube qu’il faisait l’objet de poursuites judiciaires. Le seul point commun entre ces journalistes : ils ont, d’une façon ou d’une autre, interrogé le rôle de l’armée dans la vie politique du Pakistan.
RSF a sollicité, dès le jeudi 7 juillet, le bureau du porte-parole des Inter Services Public Relations (ISPR), l’organe qui chapeaute la communication et les relations avec la presse de l’ensemble des forces armées du Pakistan. Malgré une relance le 11 juillet, aucune réponse n’a été apportée aux questions posées.