Décembre 2021 en Afrique. Un tour d'horizon de la liberté d’expression réalisé, sur la base des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région, par Reyhana Masters, rédactrice régionale de l'IFEX.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
Quelques rares points positifs dans ce bulletin de veille pour l’Afrique du dernier mois de 2021, alors que le continent a perdu des piliers des droits humains : l’archevêque Desmond Tutu et le directeur Afrique australe de Human Rights Watch, Dewa Mavhinga. Les réglementations controversées de la radiodiffusion à Maurice se poursuivent alors que Kakwenza Rukirabashaija, écrivain, activiste et membre du conseil d’administration de PEN-Ouganda a été brutalement arrêté, et que l’article 550 frappe à nouveau au Benin.
Une année constamment difficile a pris fin avec le décès tragique du lauréat sud-africain du prix Nobel de la paix, militant anti-apartheid et voix bien connue des marginalisés, l’archevêque Desmond Tutu.
[ Traduction : Mgr Desmond Tutu était un justicier, un diseur de vérité et un combattant de la liberté qui a compris que nos destins sont liés : « Mon humanité est liée à la vôtre, car nous ne pouvons être humains qu’ensemble ». Qu’il repose en paix et en puissance.]
Il y a eu des effusions de chagrins et des hommages venant du monde entier. Affectueusement connu pour son rire contagieux, Mgr Tutu est célébré pour avoir dénoncé le système raciste de l’apartheid, défendu les droits humains et aussi pour son habileté à négocier, son plaidoyer pour la paix face à la violence extrême, sa prise de parole au nom des communautés ostracisées, et tant d’autres choses. Comme New Frame News le décrit avec justesse: « Desmond Tutu était un enseignant, un prédicateur, un « ennemi public numéro un », un lauréat du prix Nobel de la paix, un médiateur et un conciliateur qui a prouvé au cours d’une vie longue et bienveillante qu’il était un homme d’éternité ».
Son décès est survenu quelques semaines seulement après la mort soudaine de Dewa Mavhinga, directeur de Human Rights Watch pour l’Afrique australe, qui s’est également répercutée sur le réseau de l’IFEX et le secteur des droits humains dans le monde.
[ Traduction; Notre cher collègue, Dewa Mavhinga, est décédé subitement du jour au lendemain. Il venait de rentrer à Johannesburg après une mission de recherche au Zimbabwe. Nous sommes navrés et dévastés par la nouvelle. Notre priorité en ce moment est de soutenir sa famille. @dewamavhinga ]
Comme décrit lors d’un mémorial organisé par Crisis Coalition, Mavhinga « était déterminé à débattre des choses, mais l’a fait en élevant les autres. Ce n’était pas une simple lutte, il a humanisé la lutte… Il a vu l’humanité de chaque personne avec qui il luttait. Il a humanisé tout le monde dans la société, les victimes et les oppresseurs.
Ce dont on se souviendra le plus de Mavhinga, c’est son humilité – une qualité précieuse pour ceux, nombreux, qui lui ont rendu hommage. Mais la plus grande perte sera sa voix éloquente sur les problèmes de la région. Comme le souligne avec justesse HRW : « En tant que penseur sophistiqué et orateur persuasif, Mavhinga était un excellent défenseur et très recherché par les médias. Il a accordé des milliers d’interviews, mais il n’a jamais recherché la vedette, il encadrait et aidait d’autres collègues et militants à transmettre des messages convaincants ».
L’une de ces interviews se trouve dans le podcast Afrique de l’IFEX pour le mois de juillet 2021. Mavhinga y partageait des informations sur la situation politique et celle des droits humains en eSwatini et reconnaissait la résilience de milliers de Swatis qui luttent pour des réformes démocratiques dans le pays.
Une bonne nouvelle… et puis une mauvaise
Dans l’euphorie de Noël, pendant un bref instant, le Cameroun – qui accueille le tournoi de football de la Coupe d’Afrique des Nations 2022 – a libéré trois étudiants : Fomusoh Ivo Feh, Afuh Nivelle Nfor et Azah Levis Gob, après avoir réduit leur peine initiale à cinq ans.
Le 2 novembre 2016, ces étudiants avaient été condamnés à 10 ans de prison par un tribunal militaire. Ils avaient été reconnus coupables de « non-dénonciation d’informations liées au terrorisme » après avoir partagé un commentaire sarcastique sur Boko Haram par SMS. Selon Amnesty International (AI), ils ont été arrêtés après qu’un enseignant ait vu un SMS qu’ils s’étaient partagé en décembre 2014. Le message plein d’ironie disait : « Boko Haram recrute des jeunes de 14 ans et plus. Conditions de recrutement : 4 épreuves réussies au certificat d’éducation (GCE), y compris la religion ». C’était une suggestion humoristique que même le groupe armé ne recrutait personne sans bons résultats scolaires.
[ Traduction : Nous saluons la libération de Fomusoh Ivo Feh, Afuh Nivelle Nfor et Azah Levis Gob. Ils n’auraient jamais dû être arrêtés. ]
[ #Cameroon: à côté d’une très bonne nouvelle (la libération d’Ivo + 2 autres étudiants arrêtés pour une blague à propos de #BokoHaram), une horrible (la condamnation à 7 ans de prison de Bibou Nissack, porte-parole de Kamto et A. Fogue, membre éminent du Mouvement pour la Renaissance du Cameron). Ivo+2, B. Nissack, A. Fogue n’auraient jamais dû être arrêtés.]
La directrice d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et centrale, Samira Daoud, s’est réjouie de leur libération et du fait qu’ils « ont enfin pu retrouver leurs familles après sept longues années derrière les barreaux ».
Le moment d’éclaircie a été de courte durée, car quelques jours plus tard, un tribunal militaire a condamné 47 membres de l’opposition appartenant au Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC) à entre un et sept ans de prison pour « rébellion et tentative d’insurrection ».
Début septembre, les autorités avaient interdit les manifestations après que le MRC avait appelé les citoyens à descendre dans la rue contre la décision du gouvernement de convoquer des élections régionales. Avant de planifier leurs manifestations, le MRC avait exhorté le gouvernement à se concentrer sur la réforme de la loi électorale et la résolution de la crise dans les régions anglophones – où la violence a été aiguë – avant la tenue d’élections régionales. Lorsque les manifestations se sont poursuivies, « les forces de sécurité camerounaises ont tiré des gaz lacrymogènes, utilisé des canons à eau et arrêté des centaines de personnes, principalement des membres et des sympathisants des partis d’opposition, pour disperser des manifestations pacifiques. […] De nombreux manifestants pacifiques ont été battus et maltraités lors de leur interpellation et de leur détention. »
Règlementations sévères pour les médias audiovisuels à Maurice : un jour sombre pour la démocratie ?
L’Assemblée nationale de l’Ile Maurice est allée de l’avant et a voté en faveur du projet de loi sur l’Autorité indépendante de radiodiffusion (amendement), ignorant complètement la résistance véhémente du secteur des médias contre certaines clauses contenues dans cette loi.
[ Traduction : Une nouvelle loi adoptée par le parlement de #Mauritius impose de lourdes amendes et de longues peines de prison aux journalistes qui refusent de révéler leurs sources, rapportent @RSF_Inter: http://ow.ly/Hp1130s3MXY @FAJafrica @mediadefence @JusticeDefend ]
Si elle est approuvée par le président, l’une des clauses les plus controversées permet au directeur de l’organe de réglementation des médias du pays – l’Autorité indépendante de radiodiffusion (IBA) – de demander à un juge d’obliger les journalistes à révéler leurs sources tout en offrant des garanties juridiques minimales à cette pratique. « D’autres changements majeurs concernent la réduction de la durée des licences de diffusion radio, la suppression des comités des normes et des plaintes, l’introduction d’un comité d’examen indépendant, des sanctions administratives pouvant aller jusqu’à 500 000 roupies, la suppression des catégories de licence de radio et de télévision communautaires et la possibilité pour l’IBA d’introduire de nouveaux codes », souligne la conférencière Christina Meetoo dans son analyse dans le journal Le Mauricien.
S’exprimant contre le projet de loi d’amendement dans un article de Mauritius News, la présidente de People’s Voices Network, Sheila Bunwaree, a déclaré : « Si ce projet de loi est promulgué, ce sera un jour très sombre pour la démocratie. C’est une violation des droits fondamentaux. Il ne faut pas oublier que c’est à travers les radios privées que les Mauriciens ont la possibilité de s’exprimer ».
En bref
L’un des rares points positifs d’un mois de nouvelles plutôt sombres a été l’ajout de la musique congolaise rumba à la « Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité », la liste du patrimoine de l’UNESCO. En approuvant la recommandation de la République démocratique du Congo (RDC) et du Congo Brazzaville, l’UNESCO reconnaît un genre musical qui « est utilisé pour la célébration et le deuil, dans les espaces privés, publics et religieux. »
L’attribution du Prix international de la paix Pax Christi 2021 au Réseau des radios catholiques (CRN) du Soudan du Sud et des monts Nuba est une autre bonne nouvelle. Comme le souligne Pax International : « Le réseau relie les stations de radio communautaires pour partager des informations fiables et promouvoir l’engagement civique. Il fournit également une éducation publique précieuse sur l’Accord de paix global et les processus démocratiques, qui sont essentiels pour le plus jeune pays du monde ».
L’arrestation arbitraire et violente, fin décembre, de Kakwenza Rukirabashaija, romancier, critique du gouvernement, militant et membre du conseil d’administration de PEN Ouganda, a provoqué un tollé international, et des organisations ont exigé sa libération immédiate. PEN International a exprimé ses « craintes pour sa sécurité et son bien-être alors que les forces de sécurité continuent de le détenir au secret et sans le déférer devant un tribunal ».
Le directeur des poursuites publiques de l’Ouganda a retiré les accusations de diffamation criminelle et de communication offensante contre les journalistes Pidson Kareire et Magara Darious. Kareire et Darious ont été arrêtés en mai 2021 pour avoir rendu compte d’un débat au cours duquel des parlementaires ont critiqué une entreprise de construction pour son travail présumé de mauvaise qualité. Cependant, Kareire et son collègue journaliste Mugalula Moses – d’un autre média – sont également impliqués dans une autre affaire, qui a été ajournée au 18 janvier 2022.
Après des années d’intimidation et de persécution, comprenant des sanctions administratives, des poursuites judiciaires et une surveillance, le journaliste togolais Ferdinand Ayité a finalement été emprisonné, le 9 décembre, pour « outrage à l’autorité » et « diffamation ». Joël Egah, rédacteur en chef du journal Fraternité basé à Lomé, a été emprisonné pour les mêmes charges le lendemain. Trois semaines plus tard, ils ont tous deux été libérés, mais restent sous contrôle judiciaire strict.
Face à la pression de la solidarité des médias de la Sierra Leone, le rappeur Alhaji Amadu Bah – mieux connu sous le nom de LAJ – a choisi de s’excuser pour ses insultes grossières contre la journaliste et directrice de Radio Democracy Asmaa James. Les excuses n’ont pas empêché Asmaa James de déposer une plainte auprès de la cyber-unité de la police.
Le tristement célèbre et trop vague article 550 du code du numérique du Bénin, largement considéré comme une arme pour faire taire les journalistes en ligne, a encore frappé. Les dernières victimes de cette cyberloi punitive, le journaliste du Soleil Bénin Infos Patrice Gbaguidi et son rédacteur en chef Hervé Alladé, ont été condamnés chacun à six mois de prison avec sursis et à une amende de 861 $US. Ils ont été condamnés pour un article initialement publié par leur publication et ensuite été republié en ligne. Depuis sa promulgation en 2018, plusieurs journalistes ont été emprisonnés pour avoir enfreint la loi, dont Ignace Sossou, Gilbert Dagan, Anatole Adahou et Argos Adihounda, suscitant des appels à la modifier.
Alors que le gouvernement de l’Ethiopie cherche à contrôler le flux d’informations en pleine guerre civile, l’assaut contre les médias a été implacable. L’ état d’urgence annoncé début novembre a permis au gouvernement de poursuivre le confinement de la région nord et la coupure générale des communications, tout en interpellant et détenant arbitrairement des journalistes. Comme l’explique Muthoki : « La loi éthiopienne sur l’état d’urgence donne aux agents de sécurité des pouvoirs d’arrestation extrêmement étendus et suspend les procédures régulières, interdit de fait le journalisme critique et envoie un message intimidant à la presse ».
Il y a eu peu de répit pour les journalistes au Nigeria, et le Centre international de presse, membre de l’IFEX, a publié une déclaration condamnant leur harcèlement continu. Le 11 décembre, le journaliste de Vanguard Ibrahim Hassan-Wuyo a été menacé de mort pour un de ses articles en rapport avec les prochaines élections de 2023. Le 14 décembre, le journaliste d’investigation réputé Fisayo Soyombo a été arrêté au siège national de la police nigériane pour son article alléguant la corruption dans les forces de l’ordre. Il a finalement été libéré sous caution.