L'agence Progressif Média utilise toute la panoplie des pires pollueurs du débat public. Se cachant derrière des initiatives soi-disant citoyennes, elle mène en réalité des campagnes d’influence et de désinformation, comme celle visant RSF.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 4 juillet 2024.
En enquêtant sur un faux site créé pour nuire à Reporters sans frontières (RSF), notre organisation a découvert une vaste campagne de discrédit orchestrée par une société qui, sous couvert de “communication”, mène en réalité des opérations d’influence en utilisant des techniques rappelant celles des officines du Kremlin en matière de désinformation. Cette société n’est pourtant pas liée à la Russie. Elle est hébergée en plein cœur de Paris, par Vivendi, le groupe contrôlé par la famille de Vincent Bolloré.
Jamais dans l’histoire récente de RSF, l’organisation n’avait reçu autant de messages d’insultes et de haine, alimentés par des contre-vérités. Une déferlante intervenue à la suite de la décision du Conseil d’État du 13 février 2024, sur requête de RSF, enjoignant au régulateur de l’audiovisuel français (Arcom) de mieux faire respecter l’indépendance et le pluralisme sur CNews.
Cette décision n’est que la conséquence logique d’une mauvaise application de la loi face aux dérives constatées ces dernières années sur la chaîne, portant atteinte aux principes cardinaux du journalisme. Mais la réponse du groupe Bolloré ne s’est pas fait attendre. Les émissions d’Europe 1 et de CNews ont relayé nombre de propos caricaturaux relatifs à cette décision de justice, culminant en une du Journal du Dimanche stigmatisant RSF comme fossoyeur de la liberté d’expression.
Si l’instrumentalisation de cette décision a pu susciter de telles réactions, la découverte, par hasard, d’un faux site de RSF nous a mis sur la piste d’une campagne en ligne bien plus organisée que spontanée, orchestrée par une agence dite de communication, Progressif Media. Cette société est hébergée dans les locaux de Vivendi. Le groupe contrôlé par Vincent Bolloré en est même actionnaire.
En effet, une semaine après cette décision historique envers l’Arcom, une page avec un nom de domaine usurpant celui de RSF, détournant le logo et utilisant la charte graphique de l’organisation, est mise en ligne. Rebaptisée “Sectaires sans frontières”, RSF y est accusée d’ouvrir la porte au “fichage des journalistes” et de vouloir “modifier le paysage audiovisuel français selon sa vision du pluralisme”. Progressif Media ayant pris soin de payer une campagne à la régie publicitaire de Google, la page sponsorisée apparaît rapidement parmi les premiers résultats d’une recherche Google. Une contrefaçon bien exposée pour induire en erreur. Trompeuse donc, mais aussi malveillante. À la fin du faux communiqué en ligne, les “contacts presse” renvoient vers deux numéros massivement signalés pour des tentatives d’arnaques.
« Contrefaçon, dissimulation, cybersquatting, troll, désinformation… L’agence Progressif Média utilise toute la panoplie des pires pollueurs du débat public. Se cachant derrière des initiatives soi-disant citoyennes, elle mène en réalité des campagnes d’influence et de désinformation, comme celle visant RSF. Vivendi, qui héberge et est actionnaire de cette agence cautionne-t-elle ces méthodes et ces agissements ? Participe-t-elle au financement de ces campagnes alors qu’elle négocie actuellement le renouvellement de ses chaînes sur la TNT ? On ne peut plaider la défense de l’information devant la représentation nationale d’un côté et se rendre, même indirectement, complice de son affaiblissement de l’autre. »
Arnaud Froger, Responsable du bureau investigation de RSF
Après quelques jours d’enquête technique, nous découvrons qu’il existe en réalité, non pas un, mais cinq noms de domaine usurpant la marque déposée RSF. Peu probable dès lors qu’il s’agisse d’une initiative isolée. Les recherches nous permettent d’identifier la société qui gère les noms de domaine, le réseau de diffusion de contenu (Content Delivery Network), les serveurs de noms (Name Servers), l’hébergeur, le serveur web utilisé et finalement la véritable adresse IP du faux site.
Une campagne de discrédit multisupport
Ces découvertes vont rapidement permettre d’identifier l’origine de cette fausse page de dénigrement de RSF. Les caractéristiques techniques et le modus operandi établis sont très proches, voire similaires, à celui d’un nombre très restreint de sites, parmi lesquels on compte deux noms de domaines inactifs faisant référence à Jean-Marie Le Pen, fondateur du parti d’extrême droite le Front national. Les sites actifs comprennent celui des Corsaires de France, un projet visant à lutter contre les Sleeping Giants – collectif de citoyens anonymes incitant les marques à retirer leurs annonces des médias tenant des discours de haine –, ou encore celui du collectif Fan de CNews, qui promeut la chaîne et ses principales figures sur les réseaux sociaux.
« Il est cocasse d’avoir trouvé que le faux site de RSF est concrètement hébergé sur le même serveur web que le site de Fan de Cnews. La dissimulation de l’adresse IP d’un serveur web est d’ordinaire une technique utilisée par certains groupes de cybercriminels à la solde de régimes totalitaires. Ces groupes sont connus pour mener des campagnes de désinformation voire de hameçonnage (“Phishing”) via l’usurpation de noms de domaine avec un objectif principal : porter préjudice à la démocratie. »
Nicolas Diaz, Responsable de la sécurité numérique de RSF
Sur X, le 20 février, à la veille de la mise en ligne du faux site de RSF, les Corsaires sont les premiers à utiliser des visuels baptisés “Sectaires sans frontières”. Au cours de la même journée, une page intitulée “bataille” contre RSF est créée sur leur site, invitant les internautes à publier des tweets déjà préparés. Le 6 mars, une vidéo montrant un homme au visage flouté et à la voix modifiée invite à rejoindre la “flotte des corsaires” pour s’opposer à RSF, présentée comme une “poignée de commissaires politiques” cherchant à censurer CNews. Selon les informations obtenues par RSF, la campagne est envoyée à plus de 16 000 personnes, une “communauté agissante”, pour un résultat très modeste. La vidéo et les tweets cumulent moins de 1000 reprises directes.
Cette campagne de discrédit et de désinformation menée sur différents supports a été conçue et pilotée par Progressif Media, une petite société de communication déjà épinglée dans une enquête du quotidien Libération pour sa participation à plusieurs projets d’extrême droite, dont le site de Génération identitaire, un groupuscule aux méthodes violentes dissous en 2021. Sous les apparats d’une entreprise qui revendique apporter “le meilleur des accompagnements pour œuvrer à la progression vertueuse du monde”, la société mène aussi, de manière dissimulée mais pas toujours très discrète, des campagnes d’influence au bénéfice de Vivendi, le groupe contrôlé par Vincent Bolloré, avec qui les liens sont très étroits.
Depuis 2022, le géant de la communication et des médias est même devenu actionnaire de l’entreprise en rachetant 8,5 % de ses parts, détenues par Zewatchers, une fondation évangéliste dirigée par Chantal Barry, connue pour être une proche de Vincent Bolloré. La femme d’affaires est la productrice de “Bienvenue au monastère”, une émission diffusée en début d’année sur la chaîne de télévision C8, propriété de l’industriel breton, qui a suscité une vive controverse. Les célébrités invitées à suivre une retraite spirituelle dans ce programme de télé-réalité ont été accueillies au sein de communautés religieuses épinglées à de multiples reprises pour des dérives sectaires et des crimes sexuels.
Un “reporting Vivendi” de la campagne de discrédit contre RSF
Contacté par RSF, Vivendi a répondu ne pas avoir de commentaires à faire, ne pas être au courant de ces pratiques et a rappelé sa participation minoritaire au capital de Progressif Media. Pourtant, un document interne à l’entreprise de “communication”, obtenu par RSF et enregistré sous le nom de “Reporting Vivendi”, détaille l’ensemble de la campagne menée contre notre organisation. La société y revendique à l’attention de son actionnaire les cinq noms de domaines achetés pour “occuper le ranking Google” et diffuser un “manifeste sur le sectarisme de RSF”. Une opération de “typosquatting” qui figure noir sur blanc sur un document stratégique.
Ce type de méthode, qui consiste à imiter des noms de domaine pour tromper les internautes, est régulièrement utilisée par les officines du Kremlin en charge des opérations d’influence et de désinformation. Elle est également connue des cybercriminels pour récupérer des informations sensibles, des données personnelles ou de l’argent. L’arsenal déployé, plus proche du mercenariat que de l’activisme citoyen, n’a donc rien à envier aux pires entreprises de désinformation.
Le dispositif prévoit aussi l’utilisation de “trolls” et du “hacking”. Pour alimenter ses “campagnes de riposte”, Progressif Media assure ainsi avoir collecté des informations chocs sur le “financement”, les “contradictions” et les “biais militants” de RSF. Contacté à de multiples reprises, le dirigeant de la société, Émile Duport, s’est muré dans le silence de son bureau, situé, à l’instar du reste de son agence, dans les locaux du Vivendi Village, dans le VIIIe arrondissement de Paris. Comment a-t-il financé cette campagne et les autres opérations d’influence de sa société ? Les clients de Progressif Media sont-ils au courant des activités menées dans l’ombre et des méthodes utilisées ?
Profilage et campagne de signalement contre les médias concurrents
Actuellement, outre les campagnes visant RSF et Sleeping Giants – pour lequel un faux site avait aussi été créé –, au moins deux autres opérations d’influence sont en cours au bénéfice des intérêts du groupe Vivendi. La première consiste, selon les documents consultés par RSF, à positionner CNews comme “le seul lieu en faveur de la liberté d’expression”, une chaîne “qui ne se laisse pas contraindre au silence par les diktats d’une société faussement bien-pensante”. Le 23 mai, CNews a écopé d’une amende de 50 000 euros après des propos incitant à la haine prononcés à l’antenne par Geoffroy Lejeune, directeur de publication du Journal du dimanche, propriété de Vincent Bolloré. Dès le lendemain, le compte X de Fan de CNews lançait une pétition en soutien à la chaîne. Une initiative citoyenne en apparence, une opération de Progressif Media en réalité, comme RSF a pu le documenter.
Dans un contexte où CNews joue le renouvellement de sa fréquence TNT, l’agence multiplie les initiatives pour voler au secours de la chaîne la plus sanctionnée du paysage audiovisuel français depuis le début de l’année (à égalité avec C8, sa sœur de Vivendi). Tous les coups semblent permis, au point qu’une partie de l’équipe est désormais mobilisée pour regarder les émissions concurrentes, principalement celles du service public, et scruter “le bagage militant de leurs invités”. Un profilage qui avait pourtant provoqué l’ire des présentateurs, chroniqueurs et invités de CNews après la décision du Conseil d’État. L’agence et ses “corsaires” ont ainsi multiplié les signalements à l’Arcom ces dernières semaines. Sans aucun succès pour le moment.
RSF se réserve le droit d’entamer des poursuites judiciaires.
RSF tient à remercier Epieos, Onyphe et Crowdsec qui ont étoffé sa boîte à outils en matière d’analyse des cybermenaces. RSF salue également les experts bénévoles qui ont contribué aux recherches techniques dans cette enquête.
Si vous avez des informations à nous partager, vous pouvez nous contacter à investigation[at]rsfsecure.org.