Tour d’horizon des principales informations sur la liberté d’expression en Europe et en Asie centrale au mois de septembre. Réalisé sur base des rapports de membres de l'IFEX.
Ceci est une traduction de l’article original.
Scepticisme à propos de l’enquête publique sur le meurtre de Daphne Caruana Galizia
Ce mois-ci, la grande nouvelle a été l’annonce disant que le gouvernement de Malte allait enfin enclencher une enquête publique sur le meurtre de la journaliste d’investigation Daphne Caruana Galizia, après de nombreuses critiques sur le retard. Cette nouvelle est tombée quelques jours avant l’échéance fixée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), et elle a été accueillie avec scepticisme par la famille de Caruana Galizia, qui a émis de sérieux doutes quant à l’impartialité de la commission d’enquête. Regardez Matthew Caruana Galizia (fils de Caruana Galizia), parler de ses inquiétudes:
« Les membres de l’enquête ne peuvent pas faire partie du même système corrompu que l’enquête est censée briser. » @Mcaruanagalizia fait part de ses inquiétudes concernant les membres de la commission d’enquête publique de Malte sur l’assassinat de sa mère, #DaphneCaruanaGalizia.
Après l’annonce de l’enquête, le représentant de l’OSCE pour la liberté des médias, Harlem Désir, a réitéré son appel en faveur d’une enquête pleinement indépendante.
Le rapporteur de l’APCE, Pieter Omtzigt, auteur du rapport sur l’assassinat de Caruana Galizia qui appelait à une enquête publique indépendante, a déclaré que l’enquête lancée par Malte « ne répond clairement pas aux attentes de l’Assemblée », ni dans son mandat, ni dans la composition de la commission.
Quelques jours auparavant, la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatović, avait écrit au Premier ministre maltais, Joseph Muscat, pour demander l’abandon d’environ 30 procès en diffamation contre la famille de la journaliste assassinée (dont une plainte déposée par le Premier ministre Muscat). Elle a déclaré que les requêtes en cours faisaient peser une pression psychologique et financière injustifiée sur la famille et qu’elles étaient considérées comme des actes d’intimidation. Elle a également déclaré que cette situation « soulève des questions quant à la détermination des autorités maltaises à rechercher et à traduire en justice les commanditaires de ce crime odieux ».
Avant l’annonce de l’enquête, les membres de l’IFEX ont signé une déclaration d’ARTICLE 19 lors de la 42e session du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, qui demandait que Malte soit tenue pour responsable si elle n’enclenchait pas à une enquête publique.
« Un pays où tout est satirique »
Début septembre, une mission en Turquie dirigée par International Press Institute (et composée de membres de l’IFEX et d’autres organisations de la liberté de la presse) a révélé que la liberté de la presse et l’état de droit sont toujours en crise, en dépit d’une stratégie de réforme judiciaire qui, selon le gouvernement, permettrait de remédier aux failles dans le système judiciaire. La délégation a déclaré que la Turquie « devrait réviser de toute urgence les lois antiterrorisme et de diffamation, objets d’abus répétés pour faire taire la presse critique. Elle devrait prendre des mesures immédiates pour mettre fin aux poursuites arbitraires à l’encontre de journalistes, caractérisées par des mises en accusation sans fondement, des jugements fondés sur des considérations politiques et des violations graves du droit à un procès équitable. »
Lors de la 42ème session du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, ARTICLE 19 a publié une déclaration (signée par les membres de l’IFEX et d’autres groupes de défense des droits), appelant tous les États membres du Conseil à faire pression sur la Turquie pour qu’elle mette fin à la répression contre les médias indépendants et la société civile.
Les affaires de journalistes persécutés ont connu un certain nombre de développements importants en septembre. Ceux qui suivent présenteront un intérêt particulier pour les membres de l’IFEX:
Vers le milieu du mois, la Cour suprême d’appel de la Turquie a annulé les peines de 7 anciens membres du personnel de Cumhuriyet, dont cinq étaient en prison. Ils faisaient partie des 14 journalistes et membres du personnel solidairement avec Cumhuriyet avaient été condamnés en 2018 pour avoir aidé des organisations terroristes. Tous les journalistes et membres du personnel, sauf un, ont maintenant été libérés. Les treize accusés libérés seront rejugés sur les mêmes accusations de terrorisme devant un tribunal inférieur à une date indéterminée. Le caricaturiste Musa Kart était parmi ceux qui ont été libérés ce mois-ci.
La Cour suprême a ordonné la libération de tous les journalistes de Cumhuriyet et l’arrêt immédiat de l’exécution des peines de prison. Les journalistes ont été libérés de la prison de Kandıra.
Le caricaturiste de Cumhuriyet, Musa Kart, a déclaré dès sa sortie de prison: « Il est difficile de vivre dans un pays qui a perdu son humour. Mais il est plus difficile de vivre dans un pays où tout est satirique ».
Erol Önderoğlu, membre de l’IFEX et représentant de RSF en Turquie, a été acquitté ce mois-ci des accusations de « propagande pour une organisation terroriste ». Ces accusations étaient fondées sur sa participation à une manifestation pacifique en solidarité avec les Academics for Peace (Universitaires pour la paix). Dans une autre affaire, les procureurs ont fait appel du récent acquittement d’Önderoğlu pour « propagande terroriste », « justification de crime » et « incitation au crime », qui étaient fondées sur sa participation à une action pacifique de solidarité avec le journal kurde Özgür Gündem mené en 2016.
Le chroniqueur et contributeur régulier de Bianet, membre de l’IFEX, Bülent Şık, a été reconnu coupable d’avoir publié « des informations soumises au secret professionnel » dans une série d’articles révélant des taux élevés de substances cancérigènes dans l’alimentation en eau. Il a été condamné à 15 mois de prison.
Pour rester au courant de toutes les arrestations, les procès et les attaques contre la liberté d’expression en Turquie, veuillez consulter les mises à jour régulières fournies par nos membres régionaux: Bianet, la Platform for Independant Journalism (plus sa consœur Expression Interrupted) et Initiative for Freedom of Expression – Turkey.
« Des clous dans le cercueil d’un tyran »
Le 7 septembre, il y avait une excellente nouvelle avec la libération, par la Russie, de l’écrivain et réalisateur ukrainien Oleg Sentsov dans le cadre d’un accord d’échange de prisonniers avec l’Ukraine. Senstov avait passé 5 ans dans une prison à sécurité maximale en Sibérie pour des accusations fallacieuses de terrorisme et était – et continue d’être – un opposant déclaré à l’occupation et à l’« annexion » de la Crimée par la Russie.
OLEG SENTSOV EST LIBRE!
« Si nous sommes supposés devenir des clous dans le cercueil d’un tyran, je voudrais bien devenir l’un de ces clous. Sachez simplement que celui-ci ne se pliera pas. »
Oleg Sentsov
Le lendemain de la libération de Sentsov, le Parti Russie unie du président Poutine a perdu un tiers de ses sièges lors des élections problématiques et contestées à la ville de Moscou. Des milliers de personnes avaient été arrêtées au cours des mois précédant le scrutin, alors que des manifestants descendaient dans la rue pour protester contre le refus des autorités d’enregistrer des candidats de l’opposition. Un certain nombre de manifestants arrêtés ont déjà été jugés et condamnés à des peines de prison pour des accusations douteuses; d’autres ont vu les accusations pénales contre eux abandonnées et remplacées par des simples délits. Un grand nombre des personnes arrêtées ont été accusées de « participation à des manifestations non autorisées ». Au début du mois, ARTICLE 19 a publié une déclaration appelant les autorités russes à « mettre immédiatement fin à toutes les poursuites pénales engagées contre les manifestants et à les libérer sans condition ».
Le mois de septembre a également marqué le sixième mois d’une loi interdisant les expressions qui « manquent de respect envers le gouvernement sur Internet ». Jusqu’à présent, 45 affaires ont été ouvertes, dont 58% concernaient des insultes dirigées spécifiquement contre le président Poutine.
Focus sur le genre
Le premier défilé de la Fierté organisé par la Bosnie-Herzégovine a eu lieu à Sarajevo le 8 septembre, rassemblant environ 3 000 personnes qui portaient des bannières avec des slogans tels que « Nous ne nous cachons pas » et « Voici les gais ». Les participants ont été avertis de ne pas porter de tissu arc-en-ciel sur le chemin du défilé en raison des risques d’attaques homophobes. La veille du défilé, un petit groupe de défense des « valeurs familiales traditionnelles » a organisé une contre-manifestation, mais avec peu d’effet évident.
Des milliers de personnes marchent pour leur émotionnelle première fierté en Bosnie-Herzégovine. Des larmes de joie succèdent à des années de travail acharné des communautés LGBTI locales et de leurs nombreux alliés. Félicitations! #bhpovorkaponosa #imaizac # imaizać #ilgaeurope #sarajevopride
Au Kazakhstan, un tribunal a confirmé la décision de refuser l’enregistrement de l’ONG Feminita, une organisation féministe qui défend les droits des lesbiennes, bisexuelles et transexuelles. Le ministère de la Justice avait refusé l’enregistrement du groupe au motif qu’il ne se conformait pas à la loi sur les organisations non commerciales. L’enregistrement est essentiel pour que le groupe fonctionne légalement dans le pays. En mai 2019, un juge a décidé que Feminita n’était pas éligible à l’enregistrement car ses objectifs déclarés ne « prévoyaient pas le renforcement des valeurs spirituelles et morales existantes… [et] le prestige et le rôle de la famille dans la société ».
Toutes les fois, le ministère de la Justice a déclaré que l’organisation ne se conformait pas à la loi sur les organisations non commerciales. Mais même si la loi l’imposait, cela n’expliquait pas les lacunes ni les démarches que Feminita devait entreprendre pour se conformer.
Les personnes lesbiennes, homosexuelles, bisexuelles et transgenres (LGBT) du Kazakhstan sont régulièrement victimes de harcèlement, de discrimination et de menaces de violence. Des organisations comme Feminita sont essentielles à la survie – leur permettre de s’enregistrer est une protection de base au regard du droit international des droits humains.
Human Rights Watch a publié un rapport intitulé « La violence à chaque étape: la faiblesse de la réaction de l’État face à la violence domestique au Tadjikistan », qui documente les obstacles à la justice pour les survivants de violence domestique et conclut que le gouvernement du Tadjikistan n’en fait pas assez pour poursuivre les affaires de violence domestique ou pour soutenir les victimes. Selon ONU Femmes, 20% des femmes au Tadjikistan ont été victimes d’une forme de violence domestique.
Human Rights Watch a également rapporté, ce mois-ci, que le réalisateur de documentaires Nikolai Kuprich avait été victime d’une agression homophobe brutale à Minsk (en Biélorussie) à la fin du mois d’août. Kuprich avait besoin d’être hospitalisé après l’attaque et travaillait sur un film sur la discrimination anti-LGBTQI + en Biélorussie.
Brièvement
En Azerbaïdjan, le journaliste emprisonné Afgan Muhktarli a entamé une grève de la faim pour protester contre les traitements arbitraires que son avocat et lui-même subissent de la part des autorités pénitentiaires. Mukhtarli purge actuellement une peine de six ans d’emprisonnement pour des accusations douteuses. Il a été enlevé en Géorgie voisine, en mai 2017, et ramené en Azerbaïdjan, où il a fait l’objet d’un procès inéquitable. Mukhtarli, qui souffre de problèmes de santé, a mis fin à sa grève de la faim au bout de trois jours.
Des membres de l’IFEX et d’autres groupes de défense de la liberté de la presse ont appelé ce mois-ci à l’acquittement du journaliste Jovo Martinović, condamné au Monténégro pour trafic de marijuana et association de malfaiteurs, et condamné à 18 mois de prison. Plusieurs organisations de la liberté d’expression ont soulevé de sérieux doutes quant à l’affaire Martinović, même avant son procès. Les preuves sont abondantes démontrant que ses seuls liens avec le crime organisé étaient ceux d’un reporter.
En Bosnie-Herzégovine, deux hommes ont été arrêtés après qu’un groupe de hooligans du football aient pris d’assaut les bureaux de Radiosarajevo.ba, menacé des journalistes et exigé qu’ils retirent de leur site Web l’information selon laquelle un supporter du FC Sarajevo aurait été emprisonné en Biélorussie pour possession de drogue.
En Croatie, le journaliste Gordan Duhaček a été arrêté, inculpé « d’insultes envers les autorités publiques » et condamné à une amende d’environ 100 USD pour un tweet satirique dans lequel il incluait l’acronyme «ACAB» (« All Cops are Bastards – Tous les flics sont des bâtards»). Il attend un autre verdict pour avoir « offensé les sentiments moraux des citoyens » après avoir publié une réécriture satirique de la chanson patriotique « Vila Velebita » qui, dans sa version, porte le titre « Crap of Velebit » et aborde les questions environnementales.
Dans le contexte de menaces croissantes contre les journalistes à travers l’Europe, en particulier d’Azerbaïdjan, de Pologne, de Hongrie, d’Italie, de Turquie et de Russie, des membres de l’IFEX et d’autres organisations de la liberté d’expression ont interpellé la nouvelle Secrétaire générale du Conseil de l’Europe, Marija Pejčinović Burić, afin qu’elle fasse de la liberté de la presse une priorité durant son mandat.