Mars 2022 en Afrique. Un tour d'horizon de la liberté d'expression réalisé par Reyhana Masters, rédactrice régionale de l'IFEX, sur la base des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
En mars, les tribunaux ont occupé le devant de la scène avec des décisions historiques sur les médias et les droits numériques et un jugement surprenant dans une affaire d’agression LGBTQI+ au Cameroun, pays conservateur, tandis que l’Ouganda continue de serrer la vis aux voix critiques.
Ce fut un mois de célébration pour les organisations africaines impliquées dans des litiges judiciaires stratégiques. Il a en fait débuté le 17 février avec une décision de la Cour suprême déclarant illégale la fermeture forcée du journal The Post [en 2016] par l’Autorité fiscale zambienne (ZRA). Nous célébrerons cette victoire dans la synthèse de ce mois-ci, ainsi que d’autres victoires juridiques.
[ Traduction : Zambie : La Cour suprême s’est prononcée contre la liquidation des publications du journal The Post en 2016. Le journal a été fermé par les autorités fiscales en raison d’arriérés d’impôts contestés de 6,1 millions de dollars. The Post, très critique à l’égard du gouvernement, a été lancé en 1991 par l’homme d’affaires et homme politique Fred M’membe.]
Invoquant des allégations de non-conformité fiscale, la ZRA avait ordonné la fermeture du journal privé deux mois seulement avant les élections de 2016, alors même qu’il faisait partie du paysage médiatique zambien depuis plus de trois décennies. À l’époque, Amnesty International avait décrit cette décision comme « un stratagème délibéré pour faire taire les médias avant les élections » et un « développement inquiétant clairement conçu pour étouffer les voix des médias critiques ».
Comme l’a rapporté International Press Institute (IPI), les juges ont reconnu que des années s’étaient écoulées depuis la fermeture de The Post, mais ont souligné : « nous ne croyons pas […] que le temps ait fait oublier la manière illicite dont la liquidation a été effectuée. La décision a également ordonné qu’un nouveau processus de liquidation soit entamé « avec un nouveau juge pour assurer le respect des dispositions légales pertinentes ».
Comme Joan Chirwa, l’ancienne directrice de publication, l’a souligné : « Quoique cette décision ne ressuscitera pas The Post…elle est importante car cela montre que le pouvoir judiciaire a l’indépendance nécessaire pour ‘prendre des décisions qui respectent l’état de droit’. »
À peine un mois plus tard, dans une autre victoire pour la liberté d’expression et l’accès à l’information, une organisation locale travaillant à la protection de l’État de droit par le biais de litiges judiciaires stratégiques – Chapter One Foundation (CoF) – et l’Autorité zambienne de l’information et de la communication (ZICTA), organisme de réglementation, ont trouvé un compromis.
[ Traduction : @CofZambia and @ZictaZM ont convenu d’un jugement par consentement (compromis) dans une affaire où le premier a poursuivi le régulateur en justice pour avoir restreint l’accès à Internet le 12 août 2021. Bon précédent pour les futurs gouvernements pour s’assurer qu’ils vont s’y tenir #keepiton ]
La ZICTA s’est engagée à « ne pas agir en dehors de son autorité légale pour interrompre l’accès à Internet à l’avenir » et a également accepté « d’informer le public de la raison de toute interruption de l’accès à Internet dans les trente-six heures suivant un tel événement ».
C’était après que CoF a déposé une procédure de contrôle judiciaire contre ZICTA, contestant la coupure d’Internet lors des élections générales du 12 août 2021. Dans sa communication, CoF a déclaré que la décision de la ZICTA de fermer Internet et de perturber l’accès aux plateformes médiatiques telles que WhatsApp, Facebook, Twitter et Instagram, « a semé la panique chez les citoyens, permettant la propagation de la désinformation et empêchant les citoyens d’accéder à des services vitaux. »
Fin du calvaire judiciaire pour Agba Jalingo
Le 21 mars, près de trois ans après avoir été, pour la première fois, arrêté, détenu et torturé, le journaliste nigérian Agba Jalingo a pu sortir du tribunal en homme libre, en déclarant : « à chaque instant, j’ai su que j’étais innocent ». Il a fait sa déclaration jubilatoire peu de temps après que le tribunal a rejeté toutes les charges retenues contre lui pour trahison et diffamation.
Initialement, Jalingo a été arrêté le 22 août 2019 pour un article qu’il a publié sur son site Internet Cross River Watch accusant le gouverneur de la région, Ben Ayade, d’avoir prétendument détourné 500 millions de nairas (1,2 million de dollars) qui avaient été affectés à une banque. Selon PEN International, Jalingo a été initialement accusé de trahison, de terrorisme et de publication de fausses informations, mais les accusations ont été modifiées en octobre 2019.
Amnesty International avait inscrit Jalingo comme prisonnier d’opinion, et en 2019, la One Free Press Coalition a classé la détention de Jalingo comme l’une des 10 menaces les plus urgentes pour la liberté de la presse dans le monde, lors de la célébration de la Journée internationale de la fin de l’impunité pour les crimes contre les journalistes.
Son acquittement fait suite à un jugement tout aussi salué dans son cas par la Cour communautaire de Justice (CCJ) de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) l’année dernière. En juillet 2021, la CCJ avait ordonné au gouvernement fédéral nigérian de verser à Jalingo 30 millions de nairas (72 922 USD), en compensation pour détention illégale et traitement inhumain, lorsqu’il a été arrêté et enchainé à un congélateur pendant environ 34 jours sans être inculpé.
Intenté par le Projet sur les droits socio-économiques et la responsabilité (SERAP – Socio-Economic Rights and Accountability Project), le procès a fait valoir que :
« [L]es allégations de harcèlement, d’intimidation, d’arrestation arbitraire, de détention, de torture, de poursuites injustes et d’emprisonnement de Jalingo et d’autres journalistes exerçant leurs droits à la liberté d’expression et d’information ainsi qu’à la liberté des médias, ont violé tous les traités internationaux et régionaux relatifs aux droits humains dont le Nigéria est un État partie ».
Pour couronner ces victoires juridiques, la CCJ de la CEDEAO a ordonné au gouvernement nigérian par une décision du 25 mars d’abroger ou d’amender l’article 24 de la loi de 2015 sur la cybercriminalité (interdiction et prévention) qui, dans sa forme actuelle, viole le droit des Nigérians à la liberté d’expression.
Le jugement poursuit en déclarant que l’article 24 de la loi nigériane sur la cybercriminalité doit être conforme aux dispositions de l’article 9 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) et de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP).
Dans son analyse, le journaliste Olatunji Olaigbe souligne que même si l’article 24 de la loi prétend « criminaliser l’utilisation d’internet pour diffuser des contenus pornographiques, des informations fausses ou aggravantes, et le cyberharcèlement », il a surtout été « appliqué de manière sélective pour punir des journalistes et des dissidents politiques. »
Alors que le jugement contraint le Nigeria en tant qu’État membre, certains soupçonnent que le gouvernement pourrait l’ignorer.
La diplomatie porte des fruits
Une réunion entre des hauts fonctionnaires et des membres du conseil d’administration régional de l’Institut des médias d’Afrique australe (MISA) a été l’occasion d’applaudir les amendements du gouvernement du Botswana au projet de loi sur la procédure pénale et la preuve (enquêtes contrôlées).
[ Traduction : En ce moment : @MISARegional membres du RGC rencontrent le ministre botswanais de la Défense, de la Justice et de la Sécurité. Le directeur régional de MISA @TabaniMoyo salue le Botswana pour sa réactivité face au projet de loi sur la procédure pénale et la preuve (enquêtes contrôlées)]
Lors de la réunion, le ministre de la Défense, de la Justice et de la Sécurité, Thomas Kagiso Mmusi, a expliqué que le projet de loi avait initialement été adopté rapidement par le parlement pour assurer la conformité avec les recommandations du Groupe d’action financière constitué au niveau international. Le ministre Mmusi a également déclaré au MISA « qu’ils avaient écouté les préoccupations des organisations de la société civile et ont reconnu la nécessité d’un contrôle judiciaire accru lorsque des fonctionnaires interceptent des communications ».
Les amendements comprennent des dispositions qui :
- Interdisent aux enquêteurs d’intercepter des communications sans mandat, alors qu’auparavant le projet de loi prévoyait que les autorités procédaient à l’interception sans mandat des communications d’une personne pendant 14 jours au maximum ;
- Créent un comité dirigé par un juge qui supervisera les opérations d’interception et les enquêtes secrètes et recevra les plaintes concernant tout abus de ces pouvoirs ;
- Exigent que le comité rende compte chaque année de ses travaux, rapport que le ministre de la Défense, de la Justice et de la Sécurité doit déposer à l’Assemblée nationale du Botswana.
Au cours d’une visite antérieure en février initiée et dirigée par le Botswana Editors Forum, MISA-Regional, MISA Botswana, le Press Council of Botswana, le Southern African Editors’ Forum (SAEF), la Campaign for Free Expression (CFE) et Media Freedom Committee de WAN-IFRA avaient souligné que le projet de loi « menaçait le travail des journalistes ainsi que la liberté des médias et la libre expression dans le pays ».
Persécution continue des voix critiques en Ouganda
L’article 25 de la Loi ougandaise de 2011 sur l’utilisation abusive des ordinateurs est de nouveau entré en action, entraînant l’arrestation de huit journalistes et du romancier Norman Tumuhimbise – dont les livres critiquent le président Museveni et sa famille. Tumhumbise était sur le point de lancer son nouveau livre, Liars and Accomplices, [ Menteurs et complices] fin mars, à Kampala.
[Traduction : La loi ougandaise sur l’utilisation abusive des ordinateurs est une « utilisation de la loi comme arme pour bloquer et faire taire ceux d’entre nous qui critiquent les détenteurs du pouvoir en Ouganda », déclare @drstellanyanzi, s’adressant à Carol Hills de The World à propos de la récente détention de Kakwenza Rukirabashaija. ]
Le 10 mars, une équipe conjointe composée de soldats de la police ougandaise et des forces de défense populaires ougandaises (UPDF) a pris d’assaut Alternative DIGITALK TV – une chaîne de télévision en ligne – et arrêté neuf membres du personnel : le directeur exécutif Tumuhimbise, Arnold Mukose, Faridah Bikobere, Jeremiah Mukiibi, Kato Tumusiime, Roger Tulyahabwe, Teangle Nabukeera, Lillian Luwedde et le stagiaire média Jacob Wabyona.
Face aux dénégations de la police et de l’armée, le membre de l’IFEX, Human Rights Network for Journalists-Ouganda a adressé une requête à la Haute Cour de Kampala, obligeant le procureur général et d’autres institutions associées à présenter les neuf personnes, qui étaient détenues au secret. Entre le 15 et le 16 mars, sept ont été libérés. Les deux autres, Tumuhimbise et Bikobere, ont été inculpé de cyberharcèlement et des infamantes accusations de « communication insultante ».
[ Traduction : @RobertSsempala directeur exécutif de @HRNJUganda se félicite de la libération des professionnels des médias #Ougandais Norman Tumuhimbise et Faridah Bikobere et demande au tribunal de les auditionner rapidement : http://ow.ly/Xpc130sf9SV #IFEXgender #JournalismIsNotACrime @IWMF @CFWIJ ]
Le même jour, des soldats et des policiers se sont rendus à Alternative DIGITALK TV. 12 hommes habillés en civil mais soupçonnés d’être des membres des forces de sécurité ont fait une descente dans les bureaux de Vision Group à Kampala, à la recherche du journaliste Lawrence Kitatta. Lors d’une conversation avec l’équipe HRNJ-Ouganda, Kitatta a déclaré qu’il « craignait pour sa vie car il ne connaît pas le motif dudit personnel de sécurité ».
La loi ougandaise sur l’utilisation abusive des ordinateurs a également été utilisée pour persécuter le romancier et avocat Kakwenza Rukirabashaija et l’activiste radicale Stella Nyanzi. Rukirabashaija a été arrêté, détenu au secret, torturé et finalement accusé de « communications offensantes ». Depuis, il a fui l’Ouganda et s’est retrouvé en Allemagne. Au début de l’année, Stella Nyanzi a également déménagé en Allemagne, avec sa famille. Elle est actuellement récipiendaire d’une bourse « Ecrivains en exil » du Centre PEN allemand, qui défend les droits des auteurs persécutés.
Comme Rukirabashaija l’a dit à Deutsche Welle : « Je suis persécuté parce que je suis un penseur. L’Ouganda déteste les penseurs, alors je suis puni. »
Le genre devant les tribunaux…
Dans une décision surprenante mais saluée, un tribunal camerounais a condamné l’un des assaillants impliqués dans l’attaque d’une personne intersexuée le 21 novembre à six mois de prison et à une amende équivalant à 1 106 USD. La législation qui punit les relations homosexuelles est encore exacerbée par l’environnement principalement homophobe et transphobe du Cameroun, dans lequel les autorités préfèrent négliger leur devoir de protéger les personnes LGBTQI+ de la violence. L’agression brutale de Sara (un pseudonyme) par plusieurs auteurs avait duré plusieurs heures. Un seul homme a été arrêté en lien avec l’attaque, malgré le fait que deux vidéos des faits aient été diffusées. Une nouvelle enquête n’a été ouverte qu’après qu’une plainte a été déposée par CAMFAIDS – une organisation de défense des droits humains qui défend les personnes LGBTQI+ – au nom de Sara.
Comme l’a fait remarquer Michel Togue, l’avocat de Sara: « Ceci [la condamnation] envoie un message fort selon lequel la violence contre les personnes en raison de leur orientation sexuelle est répréhensible et entraîne des conséquences pour les auteurs. »
… et à l’agenda
Cette année, la célébration de la Journée internationale de la femme par les membres de l’IFEX en Afrique a attiré l’attention sur une série de questions allant de la justice climatique et de la législation restrictive à la manière de lutter contre la violence en ligne.
Media foundation for West Africa (MFWA) a souligné les obstacles qui empêchent les femmes au Ghana de jouir pleinement de leurs droits numériques, et a expliqué comment ces écarts entre les sexes pourraient être réduits, tandis que Collaboration on International ICT Policy for East and Southern Africa (CIPESA) a organisé une discussion portant sur la violence en ligne contre les femmes.
L’International Press Centre a soutenu les femmes qui protestaient contre le rejet par les législateurs nigérians de cinq projets de loi qui garantiraient l’équité en faisant progresser les droits des femmes.
[ Traduction : Le directeur exécutif de @IPCng @lanreipc est déçu du fait que le parlement du #Nigéria rejette la loi d’action positive progressiste visant à promouvoir l’inclusion des femmes: http://ow.ly/Z4NU30scVbI #IFEXgender #BreaktheBias #IWD2022 @FMWA_ng @unwomenNG ]
Les manifestations, qui ont commencé aux portes du complexe de l’Assemblée nationale à Abuja, puis se sont étendues, ont poussé la Chambre des représentants à reconsidérer et, finalement, à voter en faveur d’une motion présentée par le président du parlement Femi Gbajabiamila pour annuler le rejet des projets de loi. Dans quelques semaines, les projets de lois seront réévalués lors de la prochaine phase de vote sur une autre série de projets d’amendements de la Constitution.
Parmi les projets de loi rejetés par l’Assemblée nationale le 1er mars figuraient ceux qui visaient à attribuer 35 % des sièges législatifs aux femmes à l’Assemblée nationale et au Sénat, ainsi qu’à réserver 35 % des postes de direction aux femmes dans les partis politiques et à garantir la citoyenneté aux maris nés à l’étranger des femmes nigérianes. La Constitution accorde déjà la citoyenneté automatique aux épouses nées à l’étranger de citoyens nigérians de sexe masculin.
En bref
MFWA a demandé au ministre ghanéen de la Défense, Dominic Nitiwul, d’ordonner une enquête sur l’agression brutale et la torture du journaliste d’investigation Michael Aidoo par deux soldats le 10 mars.
Le 9 mars, le journaliste camerounais Paul Chouta a été enlevé par des inconnus qui l’ont conduit à la périphérie de la ville de Yaoundé et l’ont brutalement battu. En février 2019, Chouta avait été agressé devant son domicile et quatre mois plus tard, il avait été arrêté pour ce que l’on pense être des accusations à motivation politique. Il a été emprisonné pendant près de deux ans avant qu’un tribunal, en mai 2021, le déclare coupable et le condamne à une peine de prison.
Mi-mars, la junte militaire malienne a suspendu Radio France Internationale (RFI) et France 24, après que cette dernière ait diffusé un reportage alléguant que l’armée malienne était responsable de la mort de dizaines de civils. Selon Public Media Alliance, le reportage comprenait des entretiens avec Human Rights Watch (HRW) et la commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme Michelle Bachelet.
Les journalistes indépendants éthiopiens Amir Aman Kiyaro et Thomas Engida ont été libérés après quatre mois de détention sans inculpation. « Trois autres journalistes – Temerat Negara, cofondateur du site Terara Network, Dessu Dulla, rédacteur en chef d‘Oromia News Network, et le journaliste de l’ONN Bikila Amenu – sont toujours derrière les barreaux dans l’État régional d’Oromia », rapporte le Comité de protection des journalistes.