Une application en ligne prétend “mettre en vente” des dizaines de femmes d'origine musulmane, dont plusieurs reporters.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 4 janvier 2022.
Apparue en Inde le 1er janvier, une application en ligne prétend “mettre en vente” des dizaines de femmes d’origine musulmane, dont plusieurs reporters. Forte de nombreux témoignages, Reporters sans frontières (RSF) demande aux autorités indiennes d’intervenir pour faire cesser ce trafic infâme et potentiellement dangereux pour ces journalistes.
“Ça a commencé le 1er janvier. Une amie m’a envoyé un lien vers une image, que j’ai ouverte en pensant à une carte de vœux. J’ai été très choquée de découvrir ma propre photo.” La journaliste Ismat Ara, qui travaille notamment pour le site The Wire, a raconté à RSF son incrédulité face à ce contenu : juste au-dessous de sa photo se trouvait l’inscription “Voici votre ‘BulliBai’ du jour”.
“BulliBai” est le nom d’une application hébergée sur GitHub, une plate-forme de développement de logiciels populaire en Inde. Apparue et téléchargée en masse le 1er janvier, elle se présente comme un lieu de “vente aux enchères” d’un type particulier. Car le terme “BulliBai”, aux origines nébuleuses et qui désigne le pénis en Inde du sud ou une servante en Inde du nord, est devenu, dans tout le pays, une insulte visant à dénigrer les femmes d’origine musulmane. Un terme repris en boucle par les trolls proches de la droite nationaliste hindoue.
Les photos et les informations personnelles, volées depuis des comptes sur les réseaux sociaux d’une centaine de femmes ont été postées sur cette application comme si elles étaient “mises en vente”, ou “mises à disposition” des utilisateurs. On compte, parmi elles, plusieurs journalistes, comme Ismat Ara.
Marchandise
“J’ai décidé de porter cela devant la justice, reprend la journaliste. Dans la plainte, j’ai parlé de conspiration, parce que c’est une attaque coordonnée contre un certain type de femmes musulmanes. C’est très déshumanisant. Les gens vous réduisent à de la marchandise.”
Après le 1er janvier, le tollé à été tel que GityHub, propriété de Microsoft, a décidé de retirer BulliBai. Le ministre indien des Nouvelles technologies, Ashwini Vaishnaw, a pour sa part assuré dimanche 2 janvier sur Twitter que les services de police se penchaient sur la question. La police de Bombay a annoncé, mardi 4 janvier au matin, avoir interpellé un premier suspect dans l’affaire.
“L’apparition de ce type d’application, qui propose de disposer librement de certaines femmes journalistes comme des objets, est absolument glaçante, déclare le responsable du bureau Asie-Pacifique de RSF, Daniel Bastard. Nous appelons les autorités indiennes à tout mettre en œuvre pour traduire devant la justice les auteurs de ce type d’application. Ne rien faire reviendrait à cautionner un harcèlement extrêmement violent, un mode d’intimidation qui discrimine toute une partie de la communauté journalistique, et une manœuvre qui expose les personnes visées à de potentielles attaques physiques.”
Exclusion de l’espace public
Ismat Ara confirme : “En tant que journaliste, cela devient risqué de composer avec ce genre de photos qui circulent autour de moi, car je suis très souvent sur le terrain. Que faire si on m’agresse physiquement ? Je ne voudrais pas que cela arrive à quiconque.”
Le phénomène est d’autant plus choquant que ce n’est pas la première fois que des femmes journalistes, associées à la minorité musulmane en Inde, sont ainsi « vendues aux enchères” sur un réseau social. “SulliDeals”, une application en tout point similaire à BulliBai, était apparue en juillet 2021 sur GitHub, et avait déjà été condamnée par RSF. Le terme “Sulli” est, là aussi, une dénomination dégradante désignant les femmes musulmanes, particulièrement prisée par les militants de la droite dure associée au fondamentalisme hindou.
Parmi les journalistes présentées comme “l’affaire du jour” sur l’application, Fatima Khan, rédactrice pour le site The Print, a expliqué à RSF les tenants de ce harcèlement particulièrement choquant : “Le point commun, c’est que les personnes ciblées sont toutes des femmes musulmanes qui n’ont pas peur de parler. L’idée est de les humilier, et de leur faire comprendre qu’elles n’appartiennent pas à l’espace public.”
Les voix les plus audibles sont, de fait, les cibles privilégiées des trolls qui animent l’application. “Cela fait quatre ou cinq ans que je dois faire face à ce genre de choses, explique, auprès de RSF, Sayema, une célèbre animatrice sur Radio Mirchi. Des montages photos ou vidéos avec des images de moi, accompagnés de commentaires injurieux… C’est devenu une méthode usitée pour faire taire les femmes. Comme si on voulait me remettre à ma place, après que je me suis exprimée sur Twitter.”
Impunité
Tout se passe comme si, aux yeux des utilisateurs de ce type d’applications, certaines personnes n’avaient pas le droit d’accéder au statut de journaliste : “Je suis une cible à de nombreux égards, poursuit Sayema. Un, je suis une femme ; deux, je suis d’orgine musulmane ; trois, je suis une voix populaire et progressiste.” L’impunité qui règne face à de tels usages est, selon elle, une des choses les plus inquiétantes : “Il y a eu un déclic après les pseudo mises aux enchères de juillet dernier. Et puis plus rien. Des plaintes ont été déposées, mais que s’est-il passé ?”
Aucune mise en examen, aucune arrestation. Face à l’absence complice de réaction des autorités, les auteurs de ces harcèlements se sentent d’autant plus libres d’agir qu’ils s’inscrivent dans un climat de haine à l’encontre de la minorité musulmane indienne entretenu par les tenants de l’Hindutva – cette idéologie matrice du nationalisme hindou qui a notamment abouti à l’avènement du Bharatiya Janata Party, le parti du Premier ministre Narendra Modi, au pouvoir depuis 2014.
Cercle vicieux
Dernier exemple édifiant : deux semaines avant la mise en ligne des BulliBai, des vidéos massivement échangées sur les réseaux sociaux montraient des leaders religieux, réunis pour un pèlerinage hindouiste, appelant au nettoyage ethnique des minorités présentes en Inde, à commencer par les musulmans.
Pour les journalistes issus de ces minorités, et plus encore pour les femmes, un cercle vicieux se referme lentement, mais sûrement. Harcèlement, impunité, intimidation, autocensure, silence… Hida Beg, qui signe des articles pour The Quint, a décrit sur Twitter ce mécanisme : “Vous n’avez rien fait pour arrêter cela la dernière fois, et voilà que cela se reproduit. Je me suis censurée, je ne m’exprime quasiment plus ici. Et pourtant, je me retrouve vendue sur Internet, on me met en ‘promo’.”
Originaire du territoire du Cachemire, où la majorité de la population est musulmane, la journaliste indépendante Quratulain Rehbar, a ressenti de façon très personnelle les effets dévastateurs du harcèlement induit par le site BulliBai, sur lequel elle était également jetée en pâture. “Je viens d’un endroit où la société est encore très conservatrice. J’ai pensé que c’est quelque chose dont nous avons besoin de parler, de faire savoir aux personnes qui sont aussi victimes de ce harcèlement qu’elles ne sont pas toutes seules. Mais je n’ai pas osé en parler à ma propre mère”, explique la reporter.
“Elle m’a encore demandé, récemment, si j’envisageais de faire autre chose, de quitter le journalisme par mesure de sécurité… Tout cela me laisse sans grand espoir.”
L’Inde se situe à la 142e place sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse établi en 2021 par RSF.