"Il est urgent que la communauté internationale réagisse. C'est pourquoi nous avons décidé de saisir l'ONU et l'OSCE pour alerter sur cette dangereuse dégradation de la liberté de la presse."
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 11 janvier 2022.
Alors que les manifestations en cours dans le pays sont réprimées dans le sang par le pouvoir en place, le chauffeur d’une équipe de télévision a été tué par balles pendant qu’il suivait un convoi officiel et les attaques contre les médias se multiplient. Reporters sans frontières (RSF) a décidé de saisir l’Organisation des Nations unies (ONU) et l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour alerter sur les dangers croissants qu’encourent les journalistes et les obstructions à leur travail.
Mouratkhan Bazarbaïev conduisait ses collègues journalistes à l’hôtel de ville d’Almaty, la plus grande ville du Kazakhstan, quand la voiture a essuyé des tirs à proximité de la place de la République, où se trouve le palais présidentiel. L’employé de la chaîne pro-pouvoir Almaty TV est mort par balles sur le coup, ce 6 janvier à 23 heures. L’opérateur technique Diasken Baïtibaev, blessé par balle à la main droite, a dû être amputé de deux doigts. L’équipe avait été invitée par l’akim, ou maire, d’Almaty, qui souhaitait enregistrer un message aux habitants pour les rassurer sur le retour à l’ordre dans la ville où, la veille, les importantes manifestations avaient tourné à l’émeute.
Sur fond de heurts redoublés entre des groupuscules violents et les forces de l’ordre, désormais autorisées à tirer à balles réelles sans sommation, les entraves et les cas de violences à l’égard des journalistes tentant de couvrir les événements et les sanglantes “opérations de nettoyage” menées par les autorités se multiplient de manière alarmante.
« Il est de plus en plus périlleux, pour les journalistes, de documenter la situation sur place, comme en témoigne l’assassinat du collaborateur d’une chaîne de télévision. Plusieurs reporters ont essuyé des tirs à balles réelles, souvent de la part des forces de l’ordre, tandis que d’autres ont été arbitrairement arrêtés pour le simple fait d’avoir couvert des manifestations – autrement dit, d’avoir fait leur travail, dénonce la responsable du bureau Europe de l’Est et Asie Centrale de RSF, Jeanne Cavelier. Il est urgent que la communauté internationale réagisse. C’est pourquoi nous avons décidé de saisir l’ONU et l’OSCE pour alerter sur cette dangereuse dégradation de la liberté de la presse. Nous demandons en outre aux autorités kazakhes de permettre aux correspondants étrangers d’entrer dans le pays pour couvrir les événements et de réfréner toute velléité de censure. »
Arrestations
Arrêté le 7 janvier alors qu’il se rendait à la rédaction de l’hebdomadaire Ouralskaïa Nedelia, le célèbre journaliste Loukpan Akhmediarov a été condamné à 10 jours de prison pour avoir « participé à un rassemblement » qu’il avait en réalité couvert. Son appel a été rejeté hier. Régulièrement ciblé par les autorités, le journaliste avait déjà été convoqué et interrogé par la police le 5 janvier, comme l’a dénoncé RSF la semaine dernière. Le rédacteur en chef du site Altaynews.kz Daryn Noursapar est lui aussi, depuis la même date, en détention : alors que la maison mère du site, la holding de médias d’État ChygysAkparat, a interdit à tous ses journalistes d’assister aux manifestations, celui-ci a considéré qu’il était de son devoir professionnel de couvrir les événements en cours. Il a été arrêté à son domicile et condamné deux jours plus tard à 15 jours de prison.
Les autorités ne prennent parfois même plus la peine de justifier les arrestations de certains journalistes. A Aktioubé (Nord-Ouest), des policiers se sont rendus au domicile d’Ardak Eroubaeva, du site d’information indépendant Orda.kz, et l’ont emmenée sans aucune explication après avoir fouillé son appartement, le 9 janvier. Libérée à 2 heures du matin après son interrogatoire, la journaliste attribue son arrestation à sa couverture des manifestations, les jours précédents, et à ses critiques envers l’akim de la région. La veille, c’est Stanislav Obishchenko, pigiste pour le média d’Etat russe RT à Almaty, qui a été arrêté avant d’être libéré quelques heures plus tard.
Violences
Outre les interpellations arbitraires, c’est l’intégrité physique des journalistes sur le terrain qui est menacée par les forces de l’ordre. Le 8 janvier, un homme armé en uniforme, posté devant la morgue d’Almaty, a tiré à plusieurs reprises, en visant leurs pieds, en direction du journaliste Vassili Polonsky, de la chaîne indépendante russe Dojd (TV Rain) qui le filmait en train de malmener un homme, et du photographe du site d’investigation indépendant The Insider Vassili Krestianinov qui l’accompagnait. Les deux reporters se sont enfuis sans être touchés. Le photographe indépendant Almaz Toleke, en déplacement professionnel dans Almaty, a quant à lui reçu une balle dans la jambe après que des militaires ont ouvert le feu sur sa voiture, dans la nuit du 5 au 6 janvier. Il avait été sommé par les soldats de s’arrêter en raison du couvre-feu en vigueur, mais, pris de panique alors qu’il possédait les autorisations nécessaires, le journaliste a accéléré. Il a dû être conduit à l’hôpital. Frappé lors de son arrestation le 5 janvier à Oural (Ouest), le journaliste stagiaire d’Ouralskaïa Nedelia Yessenjol Yelekenov a également dû se faire soigner après sa libération, trois heures plus tard. Ailleurs dans le pays, plusieurs autres journalistes ont été blessés dans des opérations de maintien de l’ordre menées par la police, selon des informations révélées par RSF.
Des groupes d’émeutiers eux-mêmes sont aussi, parfois, les auteurs de violences contre les journalistes. Un immeuble de la place de la République à Almaty abritant les bureaux de cinq chaînes de télévision a été pris d’assaut, dans l’après-midi du 5 janvier. Les rédactions des chaînes d’Etat Kazakhastan et Khabar, des chaînes privées pro-autorité Eurasia et KTK et de la chaîne interétatique de la Communauté des Etats indépendants (CEI) Mir 24 ont été pillés, des équipements détruits et le bâtiment a été incendié. Des employés ont été séquestrés dans les locaux pendant près d’une heure avant d’être relâchés. Le même jour, le photojournaliste du site d’information Vlast.kz Almaz Kaïssar, qui filmait un groupe de manifestants à Almaty, a été encerclé par des personnes masquées armées de bâtons. Bien qu’il portait un gilet de presse, il était soupçonné de travailler pour les services de sécurité et de vouloir identifier les manifestants en les filmant. D’autres participants ont tenté de prendre sa défense, mais n’ont pas pu empêcher que son téléphone lui soit arraché des mains avant d’être violemment jeté au sol. Le photographe a dû enlever son gilet de presse, pourtant obligatoire selon la loi, afin de continuer à travailler sans se faire remarquer. Peu après, son confrère Farhat Abilov, qui travaille pour l’hebdomadaire Ak Zhaik, a été insulté, frappé et poussé par des manifestants violents alors qu’il filmait des affrontements avec la police à Atyraou (Sud-Ouest). Deux journalistes de l’agence de presse kazakhe KazTAG ont été pris à partie dans un scénario similaire à celui d’Almaty, de même que la correspondante de Radio Azattyq (service en kazakh du média américain Radio Free Europe/Radio Liberty) Saniya Toïken à Aqtaw (Sud-Ouest).
Le photographe de l’agence de presse française AFP Rouslan Pryanikov a quant à lui été accidentellement blessé à la jambe après avoir été renversé par une voiture à Almaty dans la nuit du 4 au 5 janvier, alors qu’il couvrait les manifestations.
Obstructions
En outre, le travail des journalistes et des médias est entravé par les autorités, qui souhaitent conserver leur emprise sur l’information. Le lundi 10 janvier, sur la place de la République à Almaty où ont eu lieu de sanglantes opérations des forces de l’ordre durant le week-end, des policiers ont obligé un correspondant du média indépendant Orda.kz à supprimer des photos et l’ont sommé de quitter les lieux. Or, son cas n’est pas isolé. Cinq jours plus tôt, son collègue Bagdat Asylbek avait été arrêté sur la place pour avoir filmé des combattants d’un détachement spécial tirer sur un groupe de manifestants. Poussé de force dans une fourgonnette de police, le journaliste s’est vu confisquer sa carte de presse et d’identité. Après avoir bataillé avec les forces de sécurité qui voulaient supprimer ses vidéos, il a pu récupérer son téléphone et a été relâché. La police a également tenté de supprimer, sans y parvenir, les images des véhicules de l’armée prises par le journaliste d’Ouralskaïa Nedelia Serik Yessenov dans le centre-ville d’Oural.
Censure
L’accès à l’internet était toujours coupé dans certaines zones du pays, mardi 11 janvier après-midi, malgré de brefs rétablissements. Le président a promis d’autoriser la connexion dans les régions observant un retour au calme, tout en avertissant que les auteurs de calomnies seraient « punis ». Cette menace vise particulièrement les médias “libres”, qualifiés publiquement de « démagogues » par le président Tokaev, et qui ont été prévenus que leur responsabilité pénale serait engagée au moindre faux pas. Du fait de l’état d’urgence décrété dans plusieurs régions du pays et à Almaty, le ministère de l’Information a souligné que la peine encourue pour « diffusion délibérée de fausses informations » passait de trois à sept ans.
Après la censure de deux médias indépendants la semaine dernière, le ministère de l’Information a exigé, le 10 janvier, la suppression d’un article sur la “guerre des clans” au pouvoir, publié le 7 janvier par le rédacteur en chef de l’agence d’information indépendante sur l’Asie centrale Fergana, Daniil Kislov. Refusant de se soumettre à cette décision, la rédaction a demandé aux autorités des précisions sur les éléments de l’article qui constituent « une menace pour la société et l’Etat kazakh », mais le site a été bloqué quelques heures plus tard.
Dernier moyen utilisé par le pouvoir pour empêcher la diffusion d’information indépendante sur les manifestations et leur répression : retarder l’accès à son territoire aux correspondants étrangers. Les autorités ont freiné l’entrée dans le pays de journalistes, dont ceux du quotidien français Le Monde, malgré le maintien des liaisons aériennes. Le ministère des Affaires étrangères a invoqué un motif sanitaire et la tenue d’une « commission intergouvernementale de lutte contre la pandémie » pour statuer sur les étrangers autorisés à pénétrer dans le pays.
Le Kazakhstan occupe la 155e place sur 180 au Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2021.