L'absence d'identification des auteurs – alors même qu’ils ont parfois été filmés en train de perpétrer des violences – témoigne d'une impunité éhontée. Les autorités doivent immédiatement mettre un terme à ces pratiques violentes scandaleuses et à l'impunité qui l'accompagne.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 8 août 2024.
Tirs de balles en caoutchouc, gaz lacrymogène, interpellations arbitraires, pressions sur les victimes… Reporters sans frontières (RSF) a documenté sept semaines de violence et d’intimidation contre les journalistes kényans en marge des manifestations contre le gouvernement qui secouent le pays. Une brutalité qui s’exerce dans la plus totale impunité. RSF a saisi la police des polices kényanes.
Les images de Catherine Wanjeri Kariuki se faisant tirer dessus par un agent de police, puis gisant sur le sol, la jambe ensanglantée, ne laissent aucun doute sur le caractère gratuit et délibéré des tirs effectués contre la reporter de Kameme TV, première chaîne de télévision en langue vernaculaire du Kenya. La journaliste, identifiable à son gilet “Press”, est filmée par ses confrères, au milieu de nuages de gaz lacrymogène, lors d’une manifestation contre le gouvernement le 16 juillet à Nakuru, au nord-ouest de la capitale Nairobi. “Je sais que j’ai été visée en tant que journaliste car j’étais en plein milieu d’un groupe de collègues lorsqu’ils ont tiré. Ce policier a cherché à me tuer”, a déclaré à RSF la journaliste, qui a dû être hospitalisée. Si le policier auteur des tirs de balles en caoutchouc depuis l’arrière d’un véhicule a lui aussi été filmé, officiellement, plus de deux semaines après les faits, il n’a été ni identifié ni sanctionné.
La certitude d’avoir été ciblé pour son travail de journaliste, Macharia Gaitho la partage. Journaliste de longue date pour le Daily Nation – le quotidien national le plus lu dans le pays – il a été amené de force au poste de police du quartier de Karen à Nairobi, après avoir été violemment intercepté dans sa voiture, le 17 juillet. Des vidéos sur les réseaux sociaux montrent une arrestation durant laquelle le journaliste a été brutalisé par des individus en civil et forcé à monter dans une voiture banalisée. Se présentant comme des membres de la police criminelle (DCI), ces derniers ont refusé de présenter leurs papiers d’identité. Le journaliste a finalement été relâché. La police a déclaré sur X regretter une “erreur d’identité”. Une version contestée par le journaliste auprès de la BBC, insistant sur le caractère improbable de la confusion avec un homonyme : “J’ai deux fois son âge. Il ne vit pas où je vis […]. Il ne conduit pas la même voiture que moi.”
« Au cours de notre enquête, nous avons pu constater que la police kényane avait clairement perpétré des actes de violences envers des journalistes pour les empêcher de travailler, et qu’elle avait également exercé des pressions pour passer sous silence leurs bavures. L’absence d’identification des auteurs – alors même qu’ils ont parfois été filmés en train de perpétrer des violences – témoigne d’une impunité éhontée. Les autorités doivent immédiatement mettre un terme à ces pratiques violentes scandaleuses et à l’impunité qui l’accompagne. Nous avons saisi la police des polices kényane pour lui demander d’enquêter sérieusement sur six cas de journalistes victimes de violences, de rendre public ses conclusions, et de prendre des sanctions et mesures appropriées contre leurs auteurs. »
Arnaud Froger, Responsable du bureau Investigation
Plusieurs journalistes ont également directement été visés par des tirs de gaz lacrymogène comme Collins Olunga, journaliste pour l’AFP, qui a eu la main blessée le 15 juin à Nairobi. “Je ne compte plus les fois où les forces de l’ordre m’ont crié de ne pas filmer depuis le début des manifestations. Un policier a même menacé de prendre mon portable si je continuais à documenter ce qu’ils faisaient”, témoigne Tom Mukhawana, journaliste d’investigation d’Africa Uncensored, ciblé lui aussi au cours des manifestations à plusieurs reprises dans les rues de la capitale kényane. Son dossier médical, consulté par RSF, atteste de lésions osseuses sur son pied. Le journaliste résume en quelques mots l’inquiétude des journalistes kényans depuis quelques semaines : “Vous devenez une cible à partir du moment où vous enregistrez les exactions des forces de l’ordre.”
Des pressions policières jusqu’aux portes des hôpitaux
Selon plusieurs témoignages, la police a aussi développé une sorte de “service après-vente post-violence”. Des images filmées par les confrères de Catherine Wanjeri Kariuki lors de son admission à l’hôpital Nakuru PGH Annex, montrent trois individus en civil se présentant comme des membres de la police criminelle et tentant d’accéder à la journaliste. Déjà alertés par des articles de presse sur ce type de méthode consistant à collecter les preuves des blessures et tenter d’en contrôler la diffusion, le groupe de journalistes s’est interposé.
Devant le refus des journalistes de les laisser accéder à l’hôpital, les trois hommes s’énervent et tournent les talons, non sans adresser un dernier message à Patrick Kinyua, fondateur de la chaîne en ligne Nakuru TV, qui les filme : “Le ‘chef’ m’a dit en swahili ‘Wewe tunakujua’. Ce qui signifie : ‘Nous te connaissons’. Ça ressemblait clairement à une menace.” Selon lui, aucun doute : “Leur intention était clairement de couvrir les agissements de leurs collègues policiers envers Catherine Wanjeri Kariuki.”
Contactée après être sortie de l’hôpital par RSF, la journaliste en convalescence confirme, soulagée : “Qui sait ce que j’aurais pu donner comme information à un moment où la souffrance ne vous permet plus de penser clairement, ou ce qu’ils auraient pu faire avec les preuves.”
Impunité totale pour les auteurs
Malgré l’accumulation des violences, aucune des enquêtes censées être menées par l’Autorité indépendante de surveillance des services de police (Independant Policing Oversight Authority ou IPOA) n’a pour l’instant aboutie. La communication de la police des polices kényanes alterne entre assurance d’enquêtes approfondies et aveux de faiblesse. Le 17 juillet, son porte-parole John Waiganjo déclarait travailler “dans des conditions très difficiles” précisant n’avoir “jamais connu un tel niveau de non-coopération” de la part des hauts responsables de la police depuis la création de la structure.
Le 31 juillet, l’IPOA annonçait sur son compte X avoir auditionné des témoins concernant le cas de Catherine Wanjeri Kariuki et d’autres journalistes visés. Néanmoins, deux semaines après avoir été blessée, la reporter de Kameme TV s’indigne : “Je ne suis pas satisfaite de l’enquête en cours. Alors que le tir a été filmé en direct, comment est-ce possible que le policier n’ait pas encore été identifié ?”
Saisie par RSF le 2 août 2024, l’IPOA n’avait pas répondu à l’organisation au moment de la publication de ces lignes.
Le Kenya occupe la 102e place sur 180 pays dans le Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2024.