L’affaire concerne le génocide présumé que les autorités du Myanmar auraient perpétré contre la population ethnique Rohingya dans l’État de Rakhine, en particulier dans le cadre des opérations militaires lancées en octobre 2016 et août 2017.
Cet article a été initialement publié sur hrw.org le 22 juillet 2022.
Le 22 juillet 2022, la Cour internationale de justice (CIJ) a rejeté les exceptions préliminaires d’incompétence que le Myanmar a tenté de faire valoir dans l’affaire introduite par la Gambie en vertu de la Convention internationale sur le génocide, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch. L’affaire concerne le génocide présumé que les autorités du Myanmar auraient perpétré contre la population ethnique Rohingya dans l’État de Rakhine, en particulier dans le cadre des opérations militaires lancées en octobre 2016 et août 2017.
La Gambie a soumis une requête introductive d’instance à la CIJ en novembre 2019, alléguant que l’armée du Myanmar avait commis les actes génocidaires suivants : « [L]e meurtre de membres du groupe, l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe, la soumission du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique, l’imposition de mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe et le transfert forcé […] en ce qu’ils ont pour but de détruire, en tout ou en partie, les Rohingya en tant que groupe. »
« La décision de la CIJ ouvre la voie à une reconnaissance tardive de la campagne meurtrière menée par l’armée du Myanmar contre la population rohingya », a déclaré Elaine Pearson, directrice par intérim de la Division Asie à Human Rights Watch. « En obligeant l’armée à rendre des comptes pour ses atrocités commises contre les Rohingyas, la Cour pourrait donner l’impulsion à une action internationale plus importante en faveur de la justice pour toutes les victimes des crimes perpétrés par les forces de sécurité du Myanmar. »
En février 2022, la CIJ a entendu les quatre exceptions préliminaires d’incompétence de la Cour soulevée par le Myanmar, qui contestait également la capacité juridique de la Gambie à introduire l’affaire, ainsi que la réponse de la Gambie.
Dans son arrêt, la Cour a rejeté à l’unanimité trois des objections formulées par le Myanmar, et une par un vote de 15 voix pour et une contre. L’arrêt affirme que « le demandeur en l’espèce est la Gambie », « qu’il existait entre les Parties, au moment du dépôt de la requête par la Gambie, un différend relatif à l’interprétation, l’application et l’exécution de la convention sur le génocide » et que « la Gambie a qualité, en tant qu’État partie à la convention sur le génocide, pour invoquer la responsabilité du Myanmar à raison des manquements allégués aux obligations incombant à celui-ci au regard des articles I, III, IV et V de cet instrument ».
En réponse à l’argument du Myanmar selon lequel la Gambie n’a pas qualité pour saisir la justice en raison de son absence de liens avec le Myanmar ou les Rohingyas, le tribunal a conclu : « Tous les États parties à la convention sur le génocide ont donc, en souscrivant aux obligations contenues dans cet instrument, un intérêt commun à veiller à ce que le génocide soit prévenu, réprimé et puni. »
En rejetant les exceptions préliminaires, la CIJ permet à l’affaire de se poursuivre sur le fond pour examiner les allégations de génocide portées par la Gambie contre le Myanmar. Ce dernier devra maintenant soumettre sa réponse aux arguments principaux de la Gambie, déposés en octobre 2020, détaillant son cas.
L’affaire de la CIJ n’est pas une affaire pénale contre des suspects individuels, mais une action en justice intentée par la Gambie contre le Myanmar, alléguant que ce dernier porte la responsabilité du génocide en tant qu’État.
En décembre 2019, la Cour a tenu des audiences sur la demande de la Gambie de mesures conservatoires visant à protéger du génocide les Rohingyas restés au Myanmar, qu’elle a adoptées à l’unanimité en janvier 2020. Ces mesures exigent du Myanmar qu’il prévienne tout actes de génocide à l’encontre les Rohingyas, qu’il veille à ce que les forces de sécurité ne commettent pas de tels actes et qu’il prenne des mesures pour préserver les preuves relatives à l’affaire. La Cour a également ordonné au Myanmar de rendre compte de son respect des mesures conservatoires tous les six mois.
Le Myanmar est légalement tenu de se conformer à cette ordonnance. Cependant, Human Rights Watch et d’autres organisations ont continué à documenter les graves abus commis contre les 600 000 Rohingyas restés au Myanmar, en violation des mesures conservatoires. Les restrictions draconiennes imposées aux Rohingyas par les autorités nationales s’apparentent aux crimes contre l’humanité de persécution, d’apartheid et de privation grave de liberté. Depuis le coup d’État de février 2021, la junte militaire a imposé des restrictions de mouvement encore plus importantes et des sanctions plus sévères aux Rohingyas qui tentent de fuir l’État de Rakhine.
La conseillère d’État Aung San Suu Kyi a conduit la délégation du Myanmar lors des audiences d’ouverture de la CIJ en décembre 2019. Depuis son arrestation lors du coup d’État de 2021, Suu Kyi a été condamnée à 11 ans de prison, mais elle risque plus des peines de 180 ans au total pour diverses accusations fabriquées de toutes pièces.
Lors des audiences portant sur les exceptions préliminaires, le Myanmar était représenté par le ministre de la Coopération internationale de la junte, Ko Ko Hlaing, et le procureur général de l’Union, Thida Oo, que les États-Unis et d’autres gouvernements ont sanctionnés pour leur rôle au sein du régime militaire. Depuis le coup d’État de 2021, la junte a imposé une répression brutale dans tout le pays, tuant plus de 2 000 personnes et procédant à l’arrestation arbitraire de plus de 14 000 autres.
Bien que le gouvernement d’unité nationale de l’opposition et d’autres aient soulevé des préoccupations relatives à la représentation du Myanmar par la junte lors des audiences de février, la participation de celle-ci n’a aucune incidence sur sa reconnaissance au sein des Nations Unies en tant que représentante légitime du Myanmar, a relevé Human Rights Watch.
La décision de la Cour sur les exceptions préliminaires du Myanmar devrait encourager le Royaume-Uni, les Pays-Bas, le Canada et d’autres gouvernements concernés à soutenir la Gambie par des interventions officielles afin de renforcer l’analyse juridique sur des aspects spécifiques de la Convention sur le génocide en relation avec le sort des Rohingyas, a recommandé Human Rights Watch.
En vertu de l’article 41(2) du Statut de la CIJ, l’ordonnance de mesures conservatoires rendue par la Cour est automatiquement transmise au Conseil de sécurité de l’ONU. À l’approche du cinquième anniversaire des atrocités commises par l’armée contre les Rohingyas, les membres du Conseil devraient prendre des mesures pour remédier à l’incapacité à garantir la justice et la sécurité des Rohingyas. Ils doivent s’efforcer d’adopter une résolution pour donner à la Cour pénale internationale (CPI) un mandat sur la situation au Myanmar et couper l’approvisionnement en armes et le financement de la junte, même si cette résolution devait se heurter au veto de la Fédération de Russie ou de la Chine.
Alors que les forces armées du Myanmar continuent de se livrer à des atrocités à l’encontre des civils et des minorités ethniques, la CIJ reste l’une des rares enceintes disponibles pour contraindre les militaires à rendre des comptes. Les groupes ethniques et les défenseurs des droits humains se sont alliés au Myanmar pour faire pression en faveur de l’instauration d’un régime démocratique, efforts qui sont amplifiés par la poursuite de la justice devant la CIJ.
« Les gouvernements soucieux de prendre le leadership dans l’établissement des responsabilités au Myanmar devraient intervenir officiellement dans l’affaire de la Convention sur le génocide », a conclu Elaine Pearson. « Elle offre une occasion importante de passer au crible les politiques et pratiques abusives de l’armée du Myanmar grâce auxquelles elle a maintenu son emprise pendant des décennies. »