Mai 2024 en Afrique : tour d'horizon de la liberté d'expression et de l'espace civique réalisé par Reyhana Masters, rédactrice régionale de l'IFEX, sur la base des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région.
La série de violations survenues avant les commémorations de la Journée mondiale de la liberté de la presse 2024 (#WPFD2024) et dans la période qui a suivi témoigne de la détérioration continue du paysage médiatique à travers le continent.
[ Traduction : Les gouvernements africains doivent mettre fin aux restrictions et à la censure des médias – Déclaration du @ForumTaef à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse 2024 #WPFD2024 ]
Cela se ressent particulièrement en période électorale, comme le confirme Reporters sans frontières dans son analyse du classement mondial de la liberté de la presse 2023. « Les élections en Afrique subsaharienne ont donné lieu à de nombreuses violences contre les journalistes et les médias de la part des acteurs politiques et de leurs partisans. Lors des élections, les hommes politiques ont également essayé d’utiliser les médias comme instruments pour exercer leur influence et imposer leur autorité.»
Nigeria : abus de pouvoir et « armes à louer »
L’exemple le plus frappant d’abus de pouvoir persistants de la part des autorités a été l’arrestation et la détention du journaliste d’investigation nigérian Daniel Ojukwu le 1er mai, ironiquement lors du mois des commémorations de la liberté de la presse.
La police l’a accusé d’avoir violé la loi nigériane sur la cybercriminalité mais l’arrestation d’Ojukwu a fait suite à la publication d’un article révélant un détournement de fonds par le bureau de l’adjoint spécial principal du président nigérian.
Bien que les autorités aient affirmé que son arrestation était légale, le journaliste a été enlevé de force dans une rue de la capitale Lagos et détenu au secret jusqu’à ce que des membres de sa famille et des collègues de la Fondation pour le journalisme d’investigation (FIJ) parviennent à le retrouver. Les autorités ont admis l’avoir détenu, mais l’ont immédiatement transporté par avion à Abuja. RSF rapporte que la police a refusé de le libérer, alors qu’il remplissait toutes les conditions de libération sous caution. Ses droits ont encore été bafoués lorsqu’il a été empêché de consulter son médecin ou d’obtenir les médicaments contre l’asthme dont il avait besoin.
[ Traduction : « Le 1er mai, Daniel Ojukwu a été illégalement enlevé par @PoliceNG… » –@BukkyShonibare Voici une explication de la situation et pourquoi nous protestons pour que Daniel Ojukwu soit libéré. #FreeDanielOjukwu #FreeDanielOjukwuNow #noducktapes #freetomeet #protectthespace @YeleSowore ]
La série d’infractions graves dans cette affaire a incité des collègues des médias et des organisations de la société civile à descendre dans la rue et à exiger sa libération dans le cadre de la campagne #FreeDanielOjukwu. Il a finalement été libéré le 10 mai.
Loin de diminuer, ce type de violations a repris : quelques semaines plus tard, Media Rights Agenda a rapporté qu’à « 18 heures le 22 mai 2024, 10 policiers lourdement armés auraient pris d’assaut le domicile de M. [Madu] Onuorah dans le quartier de Lugbe à Abuja, à bord de deux bus de marque Sienna et l’a arrêté brutalement en présence de sa femme et de ses enfants, avant de l’emmener sans présenter aucun mandat d’arrêt ni révéler le moindre motif de son arrestation.
L’éditeur et rédacteur en chef du média indépendant en ligne Global Upfront a été arrêté après que la police a reçu une pétition d’une révérende sœur de la congrégation universitaire des Sœurs de l’Assomption, basée aux États-Unis, alléguant qu’elle avait été diffamée.
Dans sa condamnation de la manière dont Onuorah a été arrêté, MRA a décrit la police nigériane comme étant devenue « une arme à feu à louer à la disposition d’individus ou d’organisations riches ou puissants qui souhaitent faire taire les journalistes ou les punir pour leurs reportages critiques. . . »
Deux jours avant cet incident, le journaliste Nurudeen Akewushola et son collègue du Centre international de reportage d’investigation (ICIR), le directeur exécutif Dayo Aiyetan, ont été détenus pendant plus de neuf heures par le centre national de cybercriminalité. Les deux hommes ont été interrogés au sujet d’un rapport publié en février de cette année, alléguant l’implication de deux anciens inspecteurs généraux de la police – Solomon Ehigiator Arase et Ibrahim Kpotum Idris – dans des ventes illégales de terrains.
Les OSC nigérianes adoptent un plan d’action pour la liberté des médias
Les membres de l’IFEX se sont constamment inquiétés de la spirale de répression dans laquelle évoluent les médias nigérians. Cela s’est maintenant traduit par l’adoption du Plan d’action de Lagos sur la liberté des médias au Nigeria, à la suite d’une réunion organisée par MRA et Global Rights: Advocates for Sustainable Justice, en collaboration avec le Centre international de presse (IPC) et le Centre pour les médias et Société (CEMESO). Le plan veut améliorer la compréhension par les militaires et les forces de l’ordre du rôle essentiel des médias et des droits des journalistes. Il recommande également d’intégrer ces connaissances dans les programmes de formation officiels pour influencer positivement leurs attitudes et leurs actions.
Le Mali contourne son engagement
La situation s’est aggravée et cela est particulièrement visible en Afrique de l’Ouest, notamment au Mali, qui a ignoré son engagement de mettre fin au régime de transition en mars. Lors d’un dialogue national le 10 mai une recommandation a été formulée visant à prolonger de trois ans la transition militaire vers la démocratie. Les partis d’opposition maliens et les organisations de la société civile ont rejeté les propositions et dénoncé le processus organisé par la junte comme une « imposture », selon un rapport de TRTAfrika.
Comme l’a observé la Fondation des Médias pour l’Afrique de l’Ouest : « le gouvernement n’a pas seulement oublié son calendrier de transition et ses engagements. . . ils ont également pris une série de mesures antidémocratiques au cours des derniers mois, qui suggèrent une tentative de consolider leur emprise sur le pouvoir. Les autorités ont poursuivi là où elles s’étaient arrêtées en 2023, avec une répression massive contre les groupes d’opposition et les voix dissidentes.»
L’une des voix dissidentes étouffées est celle de l’éminent économiste et professeur, Etienne Fakaba Sissoko, qui a payé un lourd tribut pour son livre Propagande, agitation et harcèlement – la communication gouvernementale pendant la transition au Mali. Reconnu coupable de diffamation et d’atteinte à la réputation de l’État en diffusant des « fausses nouvelles », Etienne Sissoko a été condamné à une amende équivalente à 4 900 dollars américains et à une peine de deux ans de prison, dont un an avec sursis.
« L’arrestation de Sissoko, le 25 mars, a suivi de près une sanction similaire contre un officier supérieur de l’armée, le colonel Alpha Yaya Sangaré. L’officier a été arrêté le 2 mars 2024, après avoir écrit un livre mettant en lumière les abus commis par les forces armées contre les civils dans le cadre de leur campagne anti-insurrectionnelle », rapporte la MFWA.
L’emprise sur le pouvoir se durcit au Burkina Faso
Suivant ce qui semble être un modèle, le gouvernement militaire du Burkina Faso a annoncé qu’il prolongerait le régime de la junte pour une « période de transition supplémentaire de 60 mois, qui entrera en vigueur le 2 juillet de cette année ». Cette annonce en mai a été faite deux mois seulement avant la fin de la période de transition du pays.
[ Traduction : Le chef militaire du Burkina Faso Ibrahim Traoré restera au pouvoir pendant encore cinq ans suite à la signature d’une nouvelle charte après des consultations nationales ]
La décision a été prise lors d’un processus de dialogue national organisé à Ouagadougou, la capitale du pays, le 25 mai. La Charte de transition récemment modifiée comprend de nouvelles dispositions supplémentaires. Comme le rapporte le Jurist : « Le capitaine Traoré détient désormais les titres de Président du Faso, Chef de l’État et Commandant suprême des forces armées. De plus, Traoré, ainsi que le Premier ministre et le président de l’Assemblée législative de transition, seront éligibles aux élections présidentielles, législatives et municipales organisées pour marquer la fin de la période de transition. »
À l’approche de cette convention nationale, les autorités avaient déjà oeuvré pour faire taire les voix critiques.
Vers fin avril, le Conseil supérieur de la communication (CSC), le régulateur des médias du Burkina Faso, a suspendu la diffusion des programmes internationaux de TV5 Monde dans le pays pendant deux semaines. Cette mesure a été prise parallèlement au blocage de l’accès à de nombreux sites d’information étrangers, parmi lesquels Deutsche Welle, Ouest-France, Le Monde.fr, ApaNews, The Guardian et l’AgenceEcofin. Cela faisait suite à la couverture par les médias concernés d’un récent rapport de Human Rights Watch, qui accuse l’armée burkinabè d’une série d’attaques abusives contre des civils dans le nord et le nord-est du pays.
Plus tôt dans le mois, Newton Ahmed Barry, journaliste et ancien président de la Commission électorale nationale indépendante (CENI), a été condamné par contumace à deux mois de prison avec sursis et à une amende.
Manipulation des narrations lors des élections sud-africaines
Les élections sud-africaines du 29 mai se sont soldées par un revers majeur pour le parti du Congrès national africain, qui a perdu sa majorité au Parlement. Alors que les acteurs politiques se frayent un chemin dans ce scénario post-électoral, il sera crucial de comprendre comment la désinformation en ligne et les voies de la mésinformation ont été utilisées pour polluer l’écosystème de l’information.
[ Traduction : Alors que nous votons pour les #SAelections2024, restez informé et méfiez-vous de la désinformation. La désinformation, c’est quand quelqu’un crée et diffuse délibérément des mensonges sur nos élections. Cela peut diviser les communautés, induire les électeurs en erreur et éroder la confiance dans notre système électoral. Comment repérer la désinformation…]
Comme le souligne un rapport d’un membre de l’IFEX, Collaboration sur les politiques internationales des TIC en Afrique orientale et australe (CIPESA), le trafic d’informations polluées se concentre sur des questions d’actualité qui retiennent l’attention des citoyens, notamment « la pauvreté et les inégalités économiques croissantes, le chômage, le crime violent, la corruption, les échecs dans la fourniture de services, les relations inter-raciales difficiles et la xénophobie ».
L’une des caractéristiques dominantes de cette élection très contestée a été l’utilisation de l’intelligence artificielle générative pour produire des fausses vidéos dites deepfake et des images manipulées, ainsi que la marchandisation de l’influence. Une enquête menée par le journal sud-africain Daily Maverick a cartographié cet « écosystème complexe ».
« La capacité des influenceurs à manipuler les tendances des médias sociaux est très préoccupante, car ils sont capables de faire référence à des sujets d’actualité ou d’utiliser des hashtags largement répandus pour intégrer leurs messages dans des dialogues plus larges, souvent de manière non pertinente ou trompeuse. »
Comme l’explique le Daily Maverick :
« Les méga-influenceurs comptant plus d’un million de followers ne sont pas seulement des entités numériques mais des individus ayant une influence significative sur leur public. Leurs soutiens et leurs opinions peuvent façonner les perceptions et les décisions, influençant tout, du comportement des consommateurs aux habitudes de vote ».
Menaces contre les journalistes, accès à l’information et crise climatique évoqués lors des commémorations de la #WPFD des membres de l’IFEX
L’escalade des menaces contre les journalistes était un thème récurrent dans les déclarations autour de la journée de la liberté de la presse #WPFD2024.
L’Institut des médias d’Afrique australe (MISA) a noté que même si « des améliorations ont été enregistrées en Tanzanie, au Malawi, à Eswatini, au Zimbabwe et en Angola, . . .la liberté de la presse en Afrique australe a considérablement diminué au cours de l’année écoulée ». Tout en soulignant que la législation sur la cybercriminalité légitime une surveillance injustifiée, MISA a demandé « pourquoi des pays comme la Zambie et la Namibie, qui ont pris des décisions audacieuses et promulgué des lois sur l’accès à l’information, sont en déclin, et pourquoi la Mauritanie éclipse la Namibie ».
Cette question intervient alors que la Mauritanie a grimpé au 33e rang du classement mondial, la plaçant ainsi en tête de liste des pays africains.
Lors de l’événement régional de la WPFD organisé conjointement avec l’UNESCO, au cours duquel MISA a lancé son Rapport sur la liberté de la presse en Afrique australe pour 2023, le président du Botswana, Mokgweetsi Masisi, a souligné les défis auxquels sont confrontés les médias de la région, notamment la viabilité financière et la propagation de la mésinformation et de la désinformation, tout en soulignant le besoin urgent de mener une réflexion approfondie et de développer des solutions efficaces.
[ Traduction : Lancement du rapport sur l’état de la liberté de la presse en Afrique australe 2023 lors des commémorations de la Journée mondiale de la liberté de la presse au Botswana. #WPFD2024 #SPFR24 Cliquez sur ce lien pour accéder au rapport ]
S’appuyant sur le thème de cette année, MFWA a souligné comment « les effets alarmants de la crise du changement climatique dans la région ont été exacerbés par une restriction croissante de l’espace civique qui entrave le travail des journalistes et des militants œuvrant pour la sauvegarde de l’environnement ». MFWA a également organisé un forum public national en Guinée Bissau « pour rassembler les principales parties prenantes – acteurs étatiques et non étatiques – afin de réfléchir et de délibérer sur l’état de la liberté de la presse et de la liberté d’expression ».
En se concentrant également sur la crise environnementale mondiale, la Gambia Press Union a appelé « les gouvernements à créer une atmosphère propice au journalisme indépendant, exempt de harcèlement, d’intimidation et de violence à son encontre ».
La section ougandaise du Human Rights Network for Journalists a souligné à quel point « les journalistes jouent un rôle essentiel dans l’information de la société, mais leur capacité à rendre compte des questions environnementales est entravée par des individus et des entités étatiques puissantes, ce qui en fait une entreprise dangereuse. Il est choquant de constater que depuis 2020, 12 journalistes ont été arbitrairement arrêtés alors qu’ils couvraient la dégradation de l’environnement, entravant ainsi leur rôle crucial de sensibilisation. »