La Loi Magnitsky offre une voie alternative à la justice en cas d'impunité, et une voie dans laquelle la société civile devrait s'engager, mais - comme le rapporte Elisabeth Witchel - elle n'est pas sans difficultés et peut même être victime de son propre succès.
Le 15 janvier 2017, un peloton d’exécution bahreïnien a mis fin à la vie d’Ali al-Singace. Sa peine d’exécution pour un attentat à la bombe qui a tué trois policiers en 2014 est la résultante d’un aveu arraché sous la torture. Il n’avait que 21 ans.
Trois autres hommes ont été exécutés ce jour-là aux côtés d’al-Singace dans les mêmes circonstances. Malgré les appels internationaux à la réparation, les allégations de torture contre les trois hommes n’ont jamais fait l’objet d’une enquête.
Ce sont trois cas d’une longue série d’abus des droits humains qui ont eu lieu à Bahreïn depuis que des manifestations pacifiques de 2011 ont été matées par une répression gouvernementale qui se poursuit aujourd’hui. Parmi les victimes récentes, il y avait Ebtisam Alsaegh qui a été torturée et agressée sexuellement au cours d’un interrogatoire par l’Agence de sécurité nationale (NSA) de Bahreïn en mai dernier. La condamnation internationale et les campagnes vigoureuses menées par les groupes de défense des droits humains ont peu contribué à tempérer les violations de plus en plus graves des droits dans le chef de l’État ou à voir leurs auteurs répondre de leurs actes.
« Depuis 2011, nous demandons une plus grande redevabilité, et nous sommes frustrés que seuls les policiers les moins gradés ont été sanctionnés, et de manière minimaliste », a déclaré Michael Payne, directeur du plaidoyer de l’organisation Américains pour la démocratie et les droits humains à Bahreïn (ADHRB).
Tout au long de l’année dernière, des groupes de défense des droits humains ont expérimenté un nouvel outil pour réparer les violations à Bahreïn et dans d’autres pays. En septembre 2017, un consortium de 23 groupes dirigé par Human Rights First, qui comprend ADHRB et plusieurs autres membres de l’IFEX, avait soumis des dossiers visant à obtenir que plus d’une douzaine de personnes ou entités soient sanctionnées par le gouvernement américain en vertu d’une nouvelle législation. Bien que les résultats de ce cycle aient été décevants à bien des égards, les défenseurs des droits humains considèrent toujours la loi comme une occasion de faire progresser la justice et d’enrayer les abus.
La Loi global Magnitsky pour les droits humains et la redevabilité, promulguée en décembre 2016, autorise le président des États-Unis à imposer des interdictions de visas et à geler les avoirs des personnes étrangères responsables de violations flagrantes des droits des défenseurs des droits humains et des officiels gouvernementaux ou de leurs alliés engagés de manière significative dans la corruption. En pratique, ceux qui sont répertoriés sur ce qui est appelée la liste Magnitsky peuvent être interdits d’entrer aux États-Unis et tout bien qu’ils détiennent aux États-Unis peut être saisi. Un coup dur pour ceux qui oppriment les citoyens dans leur pays d’origine et utilisent ensuite leur statut ou leur richesse pour voyager librement. La loi permet également aux entités en plus des individus d’être mis sur cette liste. Dans ce cas, une société listée ou même une institution gouvernementale verront tous les biens et intérêts dans la juridiction des États-Unis bloqués.
Pour tester ces nouvelles dispositions, les groupes ont cherché à mettre en évidence une série de violations, de victimes et d’acteurs responsables dans les dossiers soumis. Les personnes citées ont des rangs et positions variés. Dans le cas des tortures et d’exécution d’al-Singace, les groupes soutiennent qu’Ali bin Fadhul Al Buainain, chef du ministère public de Bahreïn, était responsable des violations flagrantes des droits humains pour n’avoir pas agi à propos des allégations de tortures et pour avoir requis la peine de mort en se fondant sur des aveux obtenus sous la contrainte. « Nous voulions viser quelqu’un qui est effectivement responsable là où il y a des abus systématiques », dit Michael Payne d’ADHRB qui ajoute : « quelqu’un avec un pouvoir de commandement ».
ADHRB a également choisi une entité à sanctionner : l’Agence Nationale de Sécurité. S’appuyant sur le témoignage d’Ebtisam Alsaegh et de bien d’autres, ils ont soutenu que l’agence devrait figurer sur la liste. Au total, avec des preuves les reliant à des actes ignobles, les groupes ont conjointement présenté des noms et des entités de 15 pays : Azerbaïdjan, Bahreïn, Chine, RD Congo, Égypte, Éthiopie, Libéria, Mexique, Panama, Russie, Arabie saoudite, Tadjikistan, Ukraine, Ouzbékistan et Viet Nam.
Les lois Magnitsky sont une trouvaille de William Browder, un ancien gestionnaire de fonds spéculatifs basé au Royaume-Uni dont l’ami et avocat Sergei Magnitsky a été emprisonné et torturé après avoir tenté de dénoncer la corruption de haut niveau en Russie. Magnitsky est mort en détention en 2009. Frustré que personne n’a été tenu pour responsable des mauvais traitements de Magnitsky, Browder a essayé une autre tactique.
Avec le soutien des sénateurs américains John McCain et Ben Cardin, il a obtenu l’adoption de la loi 2012 Sergei Magnitski sur la responsabilité. Cette version, encore utilisée aujourd’hui, ne s’applique qu’à la Russie. Aujourd’hui, il y a sur la liste des dizaines de noms liés aux violations russes, y compris Alexander Bastrykin, le plus haut enquêteur de la Russie. En plus de ceux liés à la mort de Magnitsky, le tireur présumé et un complice du meurtre en 2004 du journaliste Paul Klebnikov sont cités. En décembre, l’administration Trump a ajouté cinq autres personnes, dont le dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov et le chef du ministère tchétchène de l’Intérieur, Ayub Kataev, pour « violations flagrantes des droits humains internationalement reconnus », selon le bureau du contrôle des avoirs étrangers du département du Trésor américain.
Les lois Magnitsky se sont répandues rapidement. En plus de la loi générale américaine Magnitsky, quatre autres pays ont adopté une législation similaire. L’Estonie et la Lituanie ont adopté des lois Magnitsky et, au début de cette année, le Royaume-Uni a adopté la loi dite Criminal Finance Act, qui permet aux autorités de saisir les produits de violations humaines ignobles commis à l’étranger qui sont planqués au Royaume-Uni. Cette politique, selon Caroline Craig, responsable de presse au Home Office du Royaume-Uni, ne comportera cependant pas de liste de noms.
Début novembre, le Canada a sorti sa première série de sanctions en vertu de la Loi sur la justice pour les victimes des officiels étrangers corrompus (Loi Sergei Magnitsky) votée au Parlement en octobre 2017. Selon des rapports de médias, cette liste vise 52 prédateurs des droits humains en Russie, au Venezuela et au Soudan du Sud.
Plusieurs autres pays semblent être prêts à emboîter le pas. Les députés suédois font campagne pour leur version, et à en croire Browder, les campagnes progressent également en Ukraine et en Afrique du Sud.
« Il est clair que nous avons atteint un point de basculement », a déclaré Browder. Et l’intégration prochaine de la France et de l’Allemagne est capitale. « Ces pays feront pencher la balance pour l’obtention d’une Loi Magnitsky à l’échelle de l’UE. Je ne m’attends pas à ce que le processus soit facile, mais nous avons accompli tellement plus que je ne le pensais récemment, au point que tout est possible à présent ».
Les lois Magnitsky offrent quelques correctifs à une injustice mondiale paradoxale dans laquelle les acteurs des pays répressifs peuvent opérer en toute impunité dans leurs pays et jouir également de leurs richesses à l’étranger, même dans des pays qui se considèrent comme des champions de l’Etat de droit et des droits humains. « Ils nous imposent des sanctions et des restrictions, ils nous harcèlent et ils sont les bienvenus en Europe », explique Khadija Ismayilova, journaliste d’investigation primée d’Azerbaïdjan, l’un des pays inclus dans la série des cas soumis, en septembre, aux USA par des groupes de défense des droits humains. « Les membres de leurs familles reçoivent des soins médicaux et l’éducation en Europe et ailleurs, alors que leurs peoples en sont privés », ajoute Ismayilova, qui a été emprisonnée pendant un an et demi et soumise à une interdiction de voyager imposée par le gouvernement depuis sa libération.
Selon les défenseurs de ces lois, des sanctions ciblées contre ces individus et ces entités font plus qu’offrir des simples recours aux victimes qui n’en ont pas autrement. Elles peuvent examiner minutieusement et mettre à nu de mauvaises pratiques, lesquelles mettront la pression sur les Etats pour qu’ils réagissent. Dans le cas du Bahreïn, dit Payne d’ADHRB, l’impact pourrait être large. « Si leurs gens voient leurs biens saisis ou ne peuvent pas voyager aux États-Unis, l’image qui en découle et le rejet de leur système ont de répercussions potentielles considérables. Cela les mettra dans une position où ils doivent démontrer la fausseté ou alors réformer ».
Dans au moins un cas, la menace des interdictions de voyager semble avoir eu un impact. En septembre, un sénateur américain a proposé un amendement au Département d’Etat et au projet de loi sur les appropriations à l’étranger demandant des interdictions de voyager contre les officiels azerbaïdjanais. Peu de temps après, le journaliste Mehman Aliyev a été libéré.
En dépit du potentiel des lois Magnitsky de faire progresser les droits humains, il y a encore beaucoup de défis pour des activistes qui cherchent à les utiliser. Aux États-Unis, ce sont principalement les ministères de la Justice, des Affaires étrangères et de la Trésorerie qui examinent et déterminent les noms, bien que plusieurs comités du Sénat puissent aussi soumettre des noms. Le point d’engagement pour les ONG est de fournir à ces administrations des recommandations pour les cibles de sanctions ainsi que la documentation matérielle des cas. La loi stipule que des informations crédibles émanant des groupes de surveillance des droits humains et de la corruption seront prises en compte et, selon un responsable du département d’État, ils accueillent chaleureusement et encouragent la collaboration avec des organisations non gouvernementales. Nonobstant cette invitation, la plupart des noms proposés par les ONG en 2017 n’ont pas été sanctionnées.
Le 21 décembre 2017, l’administration américaine a annoncé la première vague de sanctions prises en vertu de la loi Globale Magnitsky. La liste comprend 15 personnes étrangères et 37 entités, certains étaient cités dans les campagnes des membres de l’IFEX. Il y a l’ancien président de la Gambie, Yahya Jammeh, ainsi que Yankuba Badjie, ancien directeur général de l’agence nationale de renseignement du pays. Figure également sur cette liste un membre du Congrès guatémaltèque accusé d’avoir ordonné une attaque dans laquelle deux journalistes ont été tués.
Parmi les noms proposés conjointement, en 2017, par des organisations non gouvernementales, au moins trois ont été sanctionnés: Artem Chayka, fils de Yury Chaika, procureur général de la Russie, soupçonné d’utiliser la position de son père pour faire pression sur la concurrence et ainsi remporter des contrats lucratifs; Maung Maung Soe, un commandant militaire birman responsable des violations des droits humains contre la minorité Rohingyas et Gao Yan, un haut responsable de la police chinoise impliqué dans la détention arbitraire, la torture et la mort de l’activiste des droits humains Cao Shunli, à en croire une déclaration de Human Rights First.
Plusieurs organisations se sont félicitées de cette première série de noms, mais ont exprimé leur déception que des figures de nombreux pays ayant des antécédents de violations des droits de la personne et de corruption aient été exclues de la liste. Plus particulièrement, personne du Moyen-Orient ou de l’Azerbaïdjan n’a été sanctionné. Des désignations soumises par l’ADHRB n’ont pas été faites dans aucun des deux cas. Dans une déclaration, l’ADHRB note : « nous sommes déçus que l’administration Trump n’ait pas pris en compte les cas présentés au sujet des violations graves des droits humains commises par les fonctionnaires du gouvernement du Bahreïn ».
Annie Boyajian, directrice du plaidoyer à Freedom House, l’une des organisations impliquées dans la production de preuves cette année, souligne que la liste contient quelques noms importants. « Cela étant dit, la liste aurait pu être beaucoup plus significative avec l’inclusion de noms supplémentaires soumis par la coalition », ajoute-t-elle. « C’est une énorme opportunité manquée qu’il n’y a pas de cas du Moyen-Orient, par exemple. Et, certains des individus sanctionnés ont pour complices des hauts fonctionnaires ».
Le département d’Etat et celui du Trésor n’ont pas précisé pourquoi certains noms n’étaient pas désignés, mais des considérations sécuritaires et politiques sont une possibilité. Selon le libellé de la Loi, le gouvernement peut choisir de ne pas inscrire une personne ou une entité sur la liste, malgré la preuve, si cela est jugé préjudiciable aux intérêts nationaux. Comme le note Browder, « même si la preuve mérite d’être examinée, le département de la Justice peut dire que cela peut porter préjudice à nos intérêts nationaux. Sur le plan politique, ils peuvent dire qu’ils ne veulent pas traiter l’affaire ».
Malgré les revers rencontrés au cours de la première année de mise en œuvre de la Loi, les groupes de défense des droits humains estiment que l’engagement continu à l’égard de la loi est bénéfique. « La loi exige que l’administration examine les informations soumises par les ONG, qui offrent une opportunité unique de coopération entre le gouvernement et la société civile », explique Boyajian. « Donc, nous attendons donc avec intérêt de fournir des informations supplémentaires pour leur examen et nous espérons que certains des cas que nous avons soumis sont peut-être encore à l’étude ». Michael Payne d’ADHRB dit également qu’il espère que leurs cas sont toujours à l’étude. « Nous continuerons à étoffer nos cas et à soumettre des cas supplémentaires dans l’espoir que cette administration américaine ou une à venir utilisera pleinement ces outils pour la redevabilité internationale ».
Le seuil de preuve est élevé pour une désignation Magnistky, et l’accumulation de la documentation peut être un défi dans des pays connus pour l’impunité et le manque de transparence. Khadija Ismayilova fait remarquer qu’en Azerbaïdjan, la torture et d’autres actes sont dissimulés. « Les personnes qui déclarent avoir été torturées, les avocats qui la contestent ou les autres qui en parlent sont victimes de harcèlement ». Elle estime qu’une approche plus souple est nécessaire, celle qui inclut les reportages des médias comme une bonne source de preuves. Cependant, cela peut ne pas être suffisant pour mettre quelqu’un sur la liste. « Pour voir quelqu’un sanctionné en vertu de la loi Magnitski, vous devez présenter des preuves très spécifiques et admissibles de violations des droits humains », dit Browder.
Les lois Magnitsky peuvent également devenir victimes de leur propre succès. Si les désignations de cette année ont un impact, de plus en plus de parties chercheront à obtenir des noms sur la liste. « Bientôt, les vannes des personnes qui soumettent des preuves seront ouvertes, et les équipes de divers gouvernements examinant ces preuves sont petites », dit Browder qui ajoute : « D’où il est important de présenter des cas clairs et convaincants ».
L’engagement dans le processus de la liste Magnitsky n’est pas sans risque. Browder a été cité dans plusieurs mandats d’arrêt émis par la Russie, qui a également menacé le Canada de représailles pour sa liste. « Les groupes qui envisagent une soumission doivent garder à l’esprit qu’ils peuvent s’attaquer à des personnes puissantes et fortunées ayant des ressources pour riposter », déclare Rob Berschinski, vice-président principal des politiques chez Human Rights First.
Il est également important de se rappeler que les lois Magnitsky peuvent offrir une forme alternative de justice, mais elles ne peuvent pas s’y substituer. Peter Klebnikov, le frère de Paul Klebnikov, dit que si la liste donne à penser que des individus puissants ne peuvent commettre des crimes en toute impunité, il cherchera toujours à engager des poursuites contre tous les assassins de son frère. « Notre famille continue d’espérer justice. Nous attendons depuis 13 ans. Nous attendrons et réclamerons justice, aussi longtemps que cela prendra ».