(CPJ/IFEX) – Ci-dessous, une lettre du CPJ datée du 26 juin 2008, adressée au Président du Sénégal, Abdoulaye Wade: Son Excellence M. Abdoulaye Wade Président de la République du Sénégal c/o Ambassade de la République du Sénégal aux États-Unis d’Amérique 2112 Wyoming Avenue, NW Washington, D.C. 20008 Fax: (202) 332-6315 Monsieur le Président, Suite à […]
(CPJ/IFEX) – Ci-dessous, une lettre du CPJ datée du 26 juin 2008, adressée au Président du Sénégal, Abdoulaye Wade:
Son Excellence M. Abdoulaye Wade
Président de la République du Sénégal
c/o Ambassade de la République du Sénégal aux États-Unis d’Amérique
2112 Wyoming Avenue, NW
Washington, D.C. 20008
Fax: (202) 332-6315
Monsieur le Président,
Suite à la bastonnade brutale de deux journalistes sénégalais par la police après un match de football samedi dernier, nous vous écrivons pour exprimer notre inquiétude à propos des agressions physiques et des menaces répétées contre les journalistes indépendants dans l’exercice de leurs fonctions au cours des derniers mois. Ces abus ont rarement fait l’objet d’enquêtes policières approfondies, transparentes ou de poursuites. Nous sommes profondément préoccupés par cette tendance continue à l’impunité pour les crimes contre les journalistes.
En effet, le directeur du service des sports de la Radio Futurs Médias (RFM), Babacar Kambel Dieng, et le reporter de la station bilingue de West Africa Democracy Radio, Kara Thioune, ne sont pas encore remis de leurs blessures causées par des policiers après un match disputé samedi soir à Dakar entre le Sénégal et le Liberia, pour le compte des éliminatoires CAN-Mondial 2010.
Des policiers en civil de la Brigade d’intervention polyvalente (BIP) ont agressé M. Dieng et M. Thioune alors qu’ils interviewaient le défenseur sénégalais Pape Malikou Diakhaté, selon des médias locaux. Les journalistes ont déclaré au CPJ qu’ils ont reçu des coups de matraques électriques, des coups de poings, et des coups de pieds avant d’être menottés, après qu’ils ont refusé d’obéir à l’ordre de quitter immédiatement les lieux. Ils ont été traînés jusqu’à une chambre isolée et bastonnés, ont-ils dit au CPJ. Le magnétophone de M. Dieng a par hasard fait des enregistrements sonores de la bastonnade, qui ont par la suite été diffusés sur une station de radio locale.
M. Dieng et M. Thioune ont été libérés près de deux heures plus tard, suite à des négociations entre les journalistes et la police, selon l’éditeur Aliou Goloko, un membre de l’Association nationale de la presse sportive sénégalaise (ANPS). M. Goloko a d’ailleurs dirigé le boycott médiatique de la conférence de presse après le match pour protester contre l’agression des journalistes. RFM a déposé une plainte auprès de la police, a déclaré au CPJ son rédacteur en chef, Alassane Diop.
Réagissant à cet incident, le ministère de l’Intérieur Cheikh Tidiane Sy a annoncé l’ouverture d’une enquête sur cette affaire, selon des médias locaux. « Il faut que les preuves soient établies pour que nous puissions agir conformément à la législation », a écrit le quotidien public Le Soleil, citant M. Sy. Quant au ministre de l’Information, Abdoul Aziz Sow, il a déclaré au CPJ que le gouvernement attendra les résultats de l’enquête. Le journal privé Le Quotidien a par la suite cité M. Sow disant que « la sécurité des professionnels de l’information et de la communication reste et demeure une préoccupation essentielle du gouvernement, et au premier rang, du chef de l’État et du Premier ministre ».
Malgré ces déclarations publiques encourageantes, nous sommes profondément préoccupés par cet incident et la récente série d’agressions verbales et physiques contre les journalistes indépendants par de hautes autorités, les forces de sécurité, et des autorités religieuses influentes. En fait, M. Dieng et M. Thioune ne sont pas les premiers journalistes à être brutalisés par les forces de sécurité cette année. Le 30 mars dernier, la police anti-émeute avait fait usage de matraques électriques contre un journaliste de Walf TV, Ousmane Mangane, alors qu’il tentait d’interviewer une député de l’opposition, Mously Diakhaté, en direct à la télévision lors d’une marche à Dakar contre la cherté de la vie.
Le 3 juin dernier, au cours d’une conférence internationale sur la sécurité alimentaire mondiale à Rome, vous avez menacé l’éditeur du quotidien Le Populaire, Yakham Mbaye, devant plusieurs journalistes, selon des journalistes sénégalais qui ont assisté à la scène et enregistré vos paroles: « Toi-là, ne me pose pas de question. Laisse-moi tranquille. Je ne réponds pas à tes questions. Si tu me poses une question, tu vas voir. Que ce soit la dernière fois que tu cherches à me poser une question ». Le Populaire est connu pour sa ligne éditoriale critique à l’égard du gouvernement, selon des journalistes locaux.
L’année dernière, trois membres de l’ancien gouvernement, à savoir l’ancien ministre de l’Hydraulique Adama Sall, l’ancien ministre des Transports, Farba Senghor, et un responsable politique du parti au pouvoir, Moustapha Cissé Lô, avaient menacé des journalistes pour des reportages critiques, mais aucun d’entre eux n’a jamais été publiquement interpellé ni interrogé par la police malgré les plaintes déposées contre eux, selon des recherches du CPJ. M. Sall avait envoyé une lettre de menace au siège de l’hebdomadaire privé Weekend; M. Senghor avait menacé à travers le combiné d’une salle de rédaction de « casser la figure » à un journaliste du quotidien privé Walf Grand-Place, Pape Sambaré Ndour, après l’avoir traité de « bâtard ». Quand à M. Lô, il avait menacé de faire du mal à tout journaliste de la radio Disso FM qui oserait mentionner son nom, en réponse à une émission critique à son égard, et avait averti qu’il « enverrait des vandales saccager la station ».
Des journalistes couvrant les activités de la confrérie Mouride politiquement influente au Sénégal ont également été agressés ou menacés.
Le reporter de l’hebdomadaire Weekend, Babou Birame Faye, a reçu un coup de poing le 13 juin dernier de Serigne Bara Mbacké, le Khalife général de la confrérie Mouride, alors qu’il tentait de l’interviewer dans la ville de Mbacké, à l’est de Dakar, selon des médias et des journalistes locaux. Cependant des journalistes locaux ont déclaré que M. Faye n’a pas été blessé et que le Khalife a présenté des excuses. L’incident s’est produit après que le directeur de publication du Weekend, Madiambal Diagne, a déposé une plainte pour des menaces de morts proférées par des disciples mourides suite à une interview réalisée en avril dernier avec une des épouses du Khalife, selon des médias. La police aurait rejeté la plainte de M. Diagne, la qualifiant de « distraction », a-t-il dit au CPJ.
Nous sommes préoccupés par le fait qu’un certain nombre de plaintes, déposées par plusieurs journalistes en rapport avec ces incidents, n’aient jamais été examinées de manière approfondie et transparente, et que les autorités et les forces de sécurité concernées n’aient jamais publiquement rendu compte de leurs actions. Par exemple, une plainte déposée par le journaliste de RFM, Pape Cheikh Fall, qui a été agressé en mai 2006 par des disciples mourides armés de câbles métalliques, sur la base d’un reportage critiquant l’engagement politique de cette confrérie à votre administration, n’a pas eu de suite au niveau de la justice non plus, selon des journalistes locaux.
Dans un entretien téléphonique avec le CPJ cette semaine, le ministre sénégalais de l’Information, M. Sow, a reconnu que les enquêtes sur les attaques contre les journalistes n’ont pas été menées de manière approfondie, mais a déclaré que le gouvernement s’est engagé à la médiation pour résoudre les différends à l’amiable.
En tant qu’organisation indépendante, à but non lucratif, dévouée à soutenir nos collègues dans le monde entier, nous vous demandons d’user de votre influence pour que ceux qui intimident les journalistes soient traduits en justice conformément à la loi.
Dans ce contexte de menaces et d’intimidation, nous sommes très préoccupés par le fait que vous ayez personnellement proféré une menace contre le journaliste Yakham Mbaye. Nous vous demandons respectueusement d’avoir l’obligeance d’éviter un tel comportement et d’utiliser votre influence pour que toute personne qui harcèle et attaque les journalistes soit traduite en justice.
Merci de l’attention que vous portez à cette question urgente. Nous attendons votre réponse.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de nos sentiments distingués.
Joël Simon
Directeur exécutif