Les prédateurs de la liberté de la presse n’ont pas attendu l’apparition du concept de “fake news” pour museler la presse au nom de la lutte contre ces fausses informations.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 16 mars 2017.
Les prédateurs de la liberté de la presse n’ont pas attendu l’apparition du concept de “fake news” pour museler la presse au nom de la lutte contre ces fausses informations. Néanmoins, beaucoup d’entre eux ont vu dans les récentes déclarations du président américain, Donald Trump, une occasion inespérée de justifier leur politique répressive à l’encontre des médias. Reporters sans frontières (RSF) s’alarme de cette tendance dangereuse.
“La presse est hors de contrôle, le niveau de malhonnêteté est hors de contrôle”, lançait Donald Trump en février 2017 lors d’une conférence de presse. En tirant ainsi sur les journalistes, le président américain a mis un terme à la longue tradition américaine de lutte pour la liberté d’expression et envoyé un message terrible à ceux qui censurent les médias. “Un cadeau pour les tyrans”, notait le Washington Post. En Turquie, le président Recep Tayyip Erdogan a ainsi soutenu en janvier dernier les accusations de Donald Trump de “fake news” à l’encontre de CNN qui enquêtait sur la relation du président américain avec la Russie.
“Avertissement” à la presse
Le Premier ministre cambodgien, Hun Sun, semble également bien inspiré par les raisonnements du président américain. “Donald Trump comprend qu’ils sont un groupe anarchique”, a-t-il ainsi lancé fin février, au sujet des médias. Deux jours plus tôt, son porte-parole avait lancé un “avertissement” à la presse étrangère, qu’il menaçait de “fermer”.
“La prétendue lutte contre les fake news est devenue un outil de propagande pour des prédateurs de la presse, s’inquiète Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières. Bien sûr, il est plus que jamais nécessaire pour l’internaute de démêler le vrai du faux dans l’information qui s’offre à lui. Mais la lutte contre les fake news doit passer par la promotion d’un journalisme libre et indépendant, vecteur d’une information fiable, de qualité.
“Ne pas diffuser de fausses informations”, une obligation légale en Russie
L’autorité de régulation des télécommunications russe prépare de son côté un projet de décret, pas encore adopté, qui prévoit le blocage pur et simple de tout contenu présentant des informations fausses. Au 148e rang du Classement mondial de la liberté de la presse de RSF, la Russie n’a de toute façon pas attendu les déclarations de Donald Trump pour faire de la nécessité de “ne pas diffuser de fausses informations” une obligation légale pour les blogueurs de droit russe, la lutte contre les “informations mensongères” étant un grand classique de l’espace post-soviétique. Cette loi, “copiée-collée” dans plusieurs pays dont l’Ouzbékistan, laisse place à une marge d’interprétation qui rend possible la censure la plus large qui soit.
Depuis juillet 2016, les agrégateurs de contenu sont par ailleurs tenus de vérifier la véracité des infos qu’ils publient lorsqu’elles n’émanent pas de médias enregistrés en Russie, avec d’importantes sanctions à la clé. Le ministère des Affaires étrangères russe a également lancé une nouvelle rubrique sur son site officiel… pour démentir les fake news anti-russes des médias internationaux.
La chaîne d’information Russia Today, financée par les autorités russes, est allée jusqu’à mettre en place, mi-mars, son propre programme de “fact-checking”. D’autres médias d’Etat russes, comme RIA Novosti, tentent aussi de tirer profit du phénomène des “fake news”, une notion encore mal définie, pour lancer des rubriques de type « MediaWars » qui dénoncent les mensonges occidentaux et leur propre persécution.
Punir la divulgation de “fausses nouvelles” revient à supprimer le droit à l’erreur des journalistes
En Afrique subsaharienne, la notion de fake news est le plus souvent utilisée de façon abusive pour faire pression sur les journalistes. Certaines lois prévoient des pénalités très lourdes, sans prendre en compte l’intentionnalité des journalistes, qui se sont parfois seulement trompés. Il existe dans tous les cas une disproportion entre l’information, même si elle peut être fausse, et la sanction.
En Côte d’Ivoire par exemple, les délits d’offense au chef de l’Etat ou la diffusion de fausses nouvelles peuvent être suffisants pour envoyer des journalistes en détention provisoire, malgré la dépénalisation prévue dans la loi sur la presse de 2004. Six journalistes ivoiriens dont trois patrons de presse ont ainsi été interpellés et incarcérés mi-février à Abidjan pour « divulgations de fausses informations » sur la récente mutinerie de soldats.
A Madagascar, un nouveau code de la communication a vu le jour, fortement critiqué par les journalistes malgaches, dans la mesure où il fait référence au code pénal pour statuer sur les délits de presse, menant potentiellement à une criminalisation de la profession. Il prévoit de lourdes amendes pour des infractions allant de l’outrage à la diffamation, mentionnant également la divulgation de “fausses nouvelles”, délit très imprécis et supprimant le droit à l’erreur des journalistes.
En Somalie, Universal TV a été suspendue le 5 mars 2017 au prétexte d’avoir diffusé de “fausses nouvelles” menaçant la stabilité et la paix dans la région, après que les voyages à l’étranger du président ont été mentionnés.
Le contrôle de l’information, un enjeu pour des pouvoirs qui tentent d’imposer leur narration des événements
De son côté, le gouvernement sud-africain souhaite instaurer un système de contrôle sur les médias en ligne, pour répondre au «défi» des «fausses informations». Une hostilité croissante envers les médias qui trouve sans doute son origine dans la crise sans précédent que traverse le parti du président Jacob Zuma, les instances dirigeantes de l’ANC étant de plus en plus enclines à tenter de faire taire les voix dissidentes.
Au Burundi, le contrôle de l’information constitue un enjeu clé pour le pouvoir en place. Le gouvernement alimente la théorie d’une presse partisane et d’un complot international contre le pays. Depuis 2015, toute déclaration ou information est immédiatement interprétée comme pour ou contre le régime, le but du pouvoir étant d’imposer une narration unique des événements.
En Egypte, il est très fréquent que des journalistes soient accusés de propager de fausses informations dès lors qu’il s’agit de critiques ou d’informations délicates qui dérangent le pouvoir. Cette pratique répandue pousse naturellement les journalistes à s’autocensurer dans leur couverture d’événements par peur de faire partie de la longue liste de journalistes poursuivis par la justice ou en prison. Ismail Alexandrani, journaliste d’investigation et spécialiste du Sinaï, est lui poursuivi pour publication de fausses informations et appartenance à la confrérie des frères musulmans depuis son arrestation en novembre 2015 à l’aéroport de Hurghada.
Au Bahreïn, le célèbre citoyen-journaliste et défenseur des droits humains bahreïni Nabeel Rajab a été accusé le 28 décembre 2016 de « propagation de fausses informations sur la situation dans le royaume » de Bahreïn dans une affaire de cybercriminalité. Il risque jusqu’à deux ans de prison pour cette nouvelle accusation en lien avec des interviews faites en 2014 et 2015 avec des médias locaux et régionaux pour commenter la situation des droits humains au Bahreïn.
Les “fake news” utilisées par les politiques français
Cette utilisation de la notion de “fake news” dans l’objectif de faire taire les critiques des médias n’est pas l’apanage des régimes autoritaires ou des pays connus pour leurs atteintes à la liberté de la presse. En France, le Front national a, par l’intermédiaire de son vice-président Florian Philippot, à de multiples reprises, utilisé le registre des “fake news” pour pointer du doigt le travail des journalistes. Pendant l’Emission politique diffusée sur France 2 et à laquelle participait Marine Le Pen le 9 février, le FN a mis en place une cellule d’alerte “fausses informations”. Une vingtaine d’alertes en temps réel ont été publiées en ligne, ”dès lors que les membres de l’équipe FN estimaient que les journalistes de France 2 divulgaient des fausses informations.”
De son côté, le candidat à l’élection présidentielle François Fillon n’a pas hésité à accuser les médias d’avoir annoncé à tort le suicide de sa femme… avant de reconnaître son erreur le 13 mars sur Europe 1.
En Italie, Beppe Grillo, à la tête du mouvement Cinq étoiles, a accusé début janvier les journalistes du pays de produire de fausses informations visant à nuire à son parti. Il a appelé à la mise en place d’un jury populaire constitué au hasard, pour déterminer la véracité des informations publiées par les journalistes. Le syndicat des journalistes FNSI parle de lynchage des journalistes. Le M5S a par ailleurs affirmé que les journalistes étaient eux-même responsables du mauvais positionnement de l’Italie dans le World Press Freedom Index.
Les Nations unies prennent position sur les fake news
Dans une déclaration conjointe portant sur les fake news publiée le 3 mars 2017, les Nations unies, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, l’organisation des Etats américains et la Commission africaine des droits de l’Homme et des Peuples constatent également que les “fake news” sont utilisées à la fois pour promouvoir une propagande d’Etat et justifier les entraves à la liberté de la presse. “La criminalisation de la diffamation devrait être abolie”, notent les signataires. Mieux vaut lutter contre les fake news par la promotion d’informations fiables, recommandent les Nations unies.