Suite à une série de reconduites à la frontière de journalistes, RSF affirme que "l'usage de 'listes noires' est une pratique inacceptable et d'ailleurs inefficace", et que les professionnels des médias doivent être libres de couvrir des sujets aussi sensibles que la question du Haut-Karabagh.
(RSF/IFEX) – Le 6 juillet 2011 – Reporters sans frontières exprime sa profonde inquiétude suite à une série de reconduites à la frontière de journalistes en Arménie et en Azerbaïdjan. Alors que les deux pays connaissent un important regain de tension dans le conflit territorial qui les oppose sur le Haut-Karabagh, la presse est désormais clairement prise en otage.
« Nous appelons les autorités arméniennes et azerbaïdjanaises à laisser la presse à l’écart de leur affrontement diplomatique. Les professionnels des médias doivent être libres de faire leur travail, ce qui implique la couverture de sujets d’intérêt général aussi sensibles que la question du Haut-Karabagh. Ils doivent pouvoir se rendre sur le terrain sans avoir à obtenir l’assentiment de la partie adverse. L’usage de ‘listes noires’ de journalistes interdits de séjour est une pratique inacceptable et d’ailleurs inefficace », a déclaré Reporters sans frontières.
Le 1er juillet, le correspondant du quotidien russe Izvestiya, Youry Sneguirev, a été interdit de séjour en Azerbaïdjan, suite à la parution dans son journal de deux articles sur le Karabagh, le 29 et le 30 juin. Cette annonce officielle est venue du porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Elkhan Polukhov. Le journaliste est accusé de partialité dans ses articles, qui ne refléteraient que le point de vue de la communauté arménienne. A l’appui de ses déclarations, le ministère souligne que Youry Sneguirev utilise les noms arméniens des villes de Stepanakert et Chouchi (respectivement Khankendi et Choucha en azéri). Mais cette terminologie est aussi la plus courante en russe.
Moins d’une semaine auparavant, le 28 juin, la photo-correspondante de Bloomberg, Diana Markosian, avait été refoulée par les gardes frontière à son arrivée à l’aéroport de Bakou. L’explication officielle initiale était que l’agence de presse avait changé au dernier moment le nom inscrit sur sa demande d’accréditation. Pourtant, la photographe a assuré à Reporters sans frontières qu’elle avait été en contact régulier avec M. Polukhov durant les trois semaines précédant son arrivée, et que Bloomberg lui avait envoyé tous les documents demandés. Le porte-parole du ministère a ensuite reconnu que la photojournaliste ne pouvait travailler en Azerbaïdjan du fait de son nom à consonance arménienne – et ce, même si elle est américano-russe et qu’elle n’est jamais allée en Arménie. Comme l’a officiellement expliqué M. Polukhov, « la direction de Bloomberg a été informée de ce que l’Azerbaïdjan est en guerre avec l’Arménie. (. . .) Pour cette raison, il y aura des problèmes pour garantir la sécurité de l’Arménienne Diana Markosian. Nous demandons à l’agence d’envoyer un autre photographe à [sa] place ». « Si c’était impossible, pourquoi les autorités ne me l’ont-elles pas dit avant? », s’est interrogée la journaliste auprès de Reporters sans frontières.
Le 23 mai, le rédacteur en chef adjoint de la radio indépendante russe Ekho Moskvy, Sergueï Bountman, avait été officiellement interdit de séjour en Azerbaïdjan. Comme dans le cas de M. Sneguirev, Elkhan Polukhov a annoncé cette décision au lendemain de la diffusion par la radio d’interviews de dirigeants de la république auto-proclamée du Haut-Karabagh, réalisées par le journaliste. M. Bountman, comme M. Sneguirev, sont aussi visés pour s’être rendus dans la république autoproclamée du Haut-Karabagh sans avoir sollicité d’autorisation de Bakou. La république est pourtant indépendante de fait, et une couverture impartiale de la situation impose de se rendre sur place.
Le Karabagh n’est malheureusement pas le seul sujet dont la couverture incite les autorités azerbaïdjanaises à expulser les journalistes étrangers. Le 17 avril, une équipe de la télévision suédoise First National TV avait été arrêtée et conduite à l’aéroport alors qu’elle tentait de couvrir une manifestation de l’opposition. Peu après, un journaliste reconnu du New York Times s’était vu expliquer qu’il ne recevrait pas de visa tant qu’il ne soumettrait pas aux autorités les articles qu’il avait écrit sur l’Azerbaïdjan et qu’il ne leur expliquerait pas pourquoi tant d' »information négative » circulait à ce sujet dans son pays. « Tout ceci est plutôt stupide et ridicule, avait déclaré ce journaliste à l’organisation. Au XXIe siècle, on peut être en Australie et interviewer quelqu’un habitant à Londres, Moscou ou Bakou (. . .). La seule chose que les autorités obtiendront de la sorte, c’est que nos articles ne contiendront plus leurs opinions ou commentaires, puisqu’elles ne veulent pas nous parler ».
Il est inquiétant de constater que, même si elle ne semble pas si répressive, l’Arménie a précédé son voisin dans le domaine. Le 11 mars, une équipe de quatre journalistes préparant un reportage sur le Haut-Karabagh pour la chaîne lituanienne Komanda a été refoulée à l’aéroport d’Erevan après 28 heures d’attente. Plusieurs titres de la presse arménienne ont alors accusé le producteur Andrius Brokas d’espionnage au profit de l’Azerbaïdjan, et un représentant haut placé du ministère des Affaires étrangères arménien a publiquement déclaré que le but de l’équipe était « de toute évidence de nuire à la réputation de l’Arménie ». Interrogé par Reporters sans frontières quant à sa position officielle, le ministre des Affaires étrangères a fait répondre par son conseiller Tigran Mkrtchian, dans un courrier du 22 mars, que l’équipe avait été refoulée « pour des raisons de sécurité ».
Le Haut-Karabagh est une région peuplée majoritairement d’Arméniens mais attribuée à l’Azerbaïdjan par Staline. Elle s’est déclarée indépendante en 1991, ce qui a déclenché un conflit armé très meurtrier et provoqué l’exode de près d’un million de réfugiés. Depuis 1994, le conflit est gelé, la république auto-proclamée du Haut-Karabagh s’administre de façon autonome, et les négociations échouent les unes après les autres. Depuis quelques mois, l’Azerbaïdjan multiplie les déclarations belliqueuses et se dit prêt à tout pour reprendre les territoires perdus, tandis que les escarmouches se multiplient le long de la ligne de front.